Charles-Eloi Vial est historien, conservateur à la Bibliothèque nationale de France. C’est un grand spécialiste des sources, et surtout du Premier Empire et de la Révolution française. Son dernier livre est 15 août 1811 : l’apogée de l’Empire. La conférence porte sur la journée du 15 août 1811 en France et en Italie. C’est la biographie d’une journée méconnue.
Pour étudier un temps si court, il mène une étude approfondie des sources.
La Saint Napoléon
Le 15 août, c’est la Saint Napoléon. C’est l’anniversaire de l’empereur, la fête nationale de l’Empire depuis 1806 : en effet, Napoléon a obtenu de Pie VII d’obtenir la création de la fête d’un faux saint patron le jour de son anniversaire, le jour de l’Assomption (Napoléon a signé le concordat). Cela permet de doter l’Empire d’une fête nationale de l’Empire.
Le 15 août 1811 est la dernière Saint Napoléon à laquelle l’Empereur assiste à Paris : il est en guerre en 1812 et en 1813. C’est la dernière apparition dans Paris en fête avant sa chute. En plus, il se dispute volontairement à Paris avec le représentant de Russie : la rupture est officialisée ce jour là.
Dans l’imaginaire collectif, 1811 correspond à l’apogée du règne de Napoléon (le 20 mars 1811, il a un fils). Mais est-ce vraiment l’apogée de l’Empire ? Il existe un consensus : l’été 1811 est l’été où l’on commence à apercevoir quelques signes de déclin de l’Empire.
Le 15 août 1811, une journée test
Les premiers historiens de la période se penchent sur l’influence de Napoléon (Adolphe Thiers a écrit en 1856 l’Histoire du Consulat et de l’Empire, il en a beaucoup parlé parce que Talleyrand lui en a parlé directement à la fin de sa vie). Après Thiers, l’événement semble tomber dans l’oubli.
Le 15 août 1811 est une journée test pour voir ce qui va et ce qui ne va pas dans l’Empire, au moment ou il y a une crise frumentaire, tout le monde s’attend à une guerre avec la Russie. D’autant plus que cette fête suscite beaucoup de rapports de police et de nombreuses sources.
Charles-Eloi Vial utilise le changement d’échelles : il utilise les archives départementales. Il a étudié 61 départements sur les 130 que compte l’Empire. Lunéville, Cholay, Toulouse … ce qui permet de voir comment la fête a été organisée et comment elle a été ressentie par les départements, à chaud. C’est une enquête dense, menée pendant plus d’un an.
Il est intéressant de voir que cette fête est une des rares à s’être déroulée dans une ambiance très lourde. Avec beaucoup d’inquiétudes. Des phénomènes inquiétants se dessinent : une crise économique, dont l’origine est en grande partie à chercher dans le blocus continental. Napoléon impose le blocus à toute l’Europe, ce qui plonge l’Empire dans une crise économique (les matières premières n’arrivent plus d’Angleterre, des ouvriers se retrouvent au chômage, en 1810-1811). En plus, la récolte s’annonce mauvaise sur toute la France : Napoléon l’apprend le 15 août au matin. Les Français risquent de se retrouver dans une réelle famine ! En plus, on sent l’approche d’une guerre : Napoléon est inquiet pour aborder sa fête.
La Saint Napoléon n’est pas fêtée qu’en France.
La France est un pays gigantesque (voir carte ci dessus). Beaucoup de pays sont soumis à son influence. 112 millions d’individus sont soumis à l’influence de Napoléon (sur 167 millions d’habitants en Europe). La puissance de la France est très importante.
Ainsi, il y a une ambassade de France à Washington où on a fait la fête, à Java aussi par exemple. Mais surtout partout dans l’Europe. La puissance de Napoléon ne laisse personne indifférent.
Le 20 mars, le petit roi est né, et est baptisé le 10 juin 1811 : une fête nationale est décrétée pour célébrer la naissance de son hériter. Le problème est que faire encore une fête, cela coûte cher. En plus, le 2 décembre célèbre le couronnement : pour tous les maires de France, ce sont donc 3 fêtes à organiser dans l’année … c’est trop cher.
Les théâtres sont gratuits ces jours là, avec des pièces chantant les louanges de Napoléon, une messe en son honneur, des bals, des concerts, des mats de cocagne … ce sont des fêtes dignes de ce nom, dans la grande tradition française.
En France
Il y a eu des disparités locales : à Angoulême, il y a eu le tambour le matin et une représentation de théâtre gratuite. Mais on note que cette fête ennuie. Il y a trop de fête. A Provins, seulement 100 francs ont été dépensés pour la fête. A Cholay, la fête se réduit à une distribution de pain pour les pauvres (le maire n’a pas le cœur à faire la fête). A Nîmes, il n’y a eu que 25 francs, pour poser quelques bougies sur une fenêtre … Cela montre un désamour de l’empereur.
A Toulouse, Lyon et Montpellier par contre une rallonge budgétaire est accordée par l’Empire : une grande fête est organisée.
Cambray est une ville riche : la Saint Napoléon dure 4 jours, c’est une fête fastueuse. Les notables président à l’organisation de ces riches fêtes. Ce sont les riches qui manifestent leur fidélité à l’empereur. Ils doivent souvent leur carrière à Napoléon, se sont enrichis grâce à lui, et lui montrent leur reconnaissance en organisant des fêtes.
Dans les villes plus pauvres, les administrés sont mécontents, ils ont faim, les impôts augmentent, les routes ne pas réparées… un mécontentement se voit. Plus il y a de mécontentement, plus la presse se montre dithyrambique, comme on le voit dans le journal de la Haute Vienne (ci-dessous)
Le 15 août est le jour où se réunissent les conseils généraux : ils font le diagnostic du département. On voit que l’empire est un colosse aux pieds d’argile : beaucoup de rapports sont pessimistes. Ainsi, dans les Alpes maritimes, c’est quasiment un appel à l’aide.
On assiste à une crise de confiance face à Napoléon. Des royalistes fondent une société de la foi en 1811, et du coté des Républicains aussi se forment des sociétés. Savary, ministre de la police de Napoléon, a beaucoup de travail : c’est un empire policier qui musèle l’opposition, qui contrôle la France.
En août 1811, une réforme de la presse est mise en place, y imposant la censure.
Le diagnostic pour la France n’est pas optimiste.
En Italie
Napoléon est roi d’Italie. Eugène de Beauharnais est vice roi. Les tarifs douaniers avantageux : Napoléon est populaire en Italie.
Camille Borghèse à Turin, le Prince Eugène à Milan, et le grand duché de Toscane à Florence : ce sont 3 capitales où sont organisées de grandes fêtes.
A Turin, Camille Borghèse organise une grande fête. Elle reçoit un grand succès, mais elle est aussi l’occasion de distribuer de la nourriture pour 8000 indigents, ce qui montre qu’il y avait beaucoup de pauvres.
A Milan a lieu une fête exceptionnelle, avec par exemple une femme aéronaute.
A Lucques, une course de chevaux est organisée. A Venise, une statue de Napoléon est élevée dans le port.
Dans la partie de l’Italie du Nord, tout se passe bien.
Au Sud, c’est différent : la fête est gâchée par le roi de Naples Murat lui-même.
Le 15 août 1811 à Naples est le jour où éclate la crise : Murat renvoie tous les Français de sa cour car il les croit vendus, il les accuse tous d’avoir couché avec sa femme Caroline. Une fête est organisée à Naples mais le roi n’y parait pas : cela fait mauvais effet. Le royaume de Naples est en crise. En dehors de Naples par les Napolitains, la fête n’est pas fêtée dans le royaume.
A Rome, il y a un statut particulier. Le Pape a sacré Napoléon, et Napoléon a signé le Concordat. Mais il y a des tensions : Napoléon viole la souveraineté du pape : il y a un conflit entre les 2 chefs d’Etat, qui se mue en guerre religieuse. Napoléon fait arrêter le pape en 1809 et annexe les Etats du pape ! Le Pape excommunie Napoléon. Cela désempare les catholiques.
Rome est française, Napoléon y est très impopulaire. Il donne à son fils le titre de roi de Rome pour amadouer les Romains. Une fête magnifique est organisée, et personne n’y va. Idem pour la Saint Napoléon : c’est un fiasco mémorable, contrairement à ce qu’affirment les rapports de police. La basilique est quasiment vide. La fête gratuite n’attire personne, et les Romains organisent une contre soirée sans les Français, ils affirment leur désamour.
Napoléon est en train de réunir un concile pour priver le pape de son pouvoir, ce qui scandalise les Romains. Le 15 août 1811, une gravure est retrouvée qui représente le pape qui lévite : il commence à être considéré comme un saint par son opposition à Napoléon.
Ailleurs en Europe
En Espagne : le pays est plongé dans une guerre civile. Joseph ne contrôle que Madrid. Les insurgés espagnols brûlent des effigies de Napoléon le jour du 15 aout, et ils crucifient des cantinières françaises après leur avoir coupé les seins …
En Hollande, la population, mécontente d’avoir perdu son indépendance, se rend aux fêtes mais ne célèbre pas.
Dans les royaumes vassaux de la France, la fête se passe mieux. En Westphalie par exemple, la fête fastueuse est très réussie avec Jérôme. Dans le reste de la confédération du Rhin, c’est moins fastueux. En effet, c’est humiliant pour les souverains de participer à une fête en l’honneur d’un autre souverain.
En Russie, dans l’ambassade de France, c’est un fiasco (on le sait grâce à Quincy, le futur président américain). La France et la Russie sont alliées depuis 1807 : le tsar Alexandre espérait avoir une marge de manœuvre et un soutien, mais Napoléon l’a déçu. En 1810, Napoléon détrône le grand duc d’Oldenburg, qui est le beau frère du Tsar : la coupe est pleine, une guerre devient inévitable.
En Autriche, la fête est quasiment inexistante. L’Autriche a été arrimée de force au projet continental en 1809 (A épousé Marie Louise). Mais Metternich ne supporte pas Napoléon. Metternich ne va pas à la fête.
En Prusse, battue par Napoléon, l’ambassadeur de France n’essaye même pas de faire une fête.
En Suède, il n’y a pas de fête non plus.
A Corfou, une joute médiévale est faite pour célébrer l’empereur à Java.
En Angleterre, il n’y a pas de Saint Napoléon, mais des fêtes sont organisées par les prisonniers français.
Dans beaucoup de pays on célèbre l’empereur à contre cœur, voire on ne le célèbre pas. Cela montre que le projet d’unifier toute l’Europe autour de la France se fissure, ne fonctionne pas : tous guettent la faiblesse de l’empereur pour se retourner contre lui. Une lassitude, une hostilité se forme face à l’empereur.
L’esclandre aux Tuileries
C’est un panorama en demi-teinte. Mais la fête est célébrée dignement au palais des Tuileries : c’est là que Napoléon saute à la gorge du représentant de Russie : Napoléon aime les esclandres. Il essaye de se maitriser face aux diplomates (en 1803, face à l’ambassadeur d’Angleterre ; en 1808 : face à l’ambassadeur d’Autriche, avec l’annonce d’une guerre)
En 1811, il insulte l’ambassadeur de Russie, et une guerre s’ensuit.
Tous les contemporains s’attendaient à ce que ça explose. L’ambassadeur de Russie lui aussi s’y attendait. L’esclandre éclate après le feu d’artifice. C’est une séance d’insultes qui dure entre trois quarts d’heure et 3 heures. L’ambassadeur en ressort en larme. Napoléon a été menaçant en public. L’esclandre est si violent que tous les ambassadeurs en font un compte-rendu à leurs pays. Des récits sont faits partout, la nouvelle se répand très vite. Cela marque aussi les dignitaires présents : Talleyrand cite Napoléon : « vous me faites l’effet d’un lièvre à qui on a tiré un plomb dans la tête et qui continue à tourner en rond » : Talleyrand ne fait plus confiance à Napoléon.
La paix est définitivement compromise. Tous les rois l’apprennent et préparent la guerre …
Metternich est ravi de cette nouvelle guerre, il demande l’autorisation de reconstituer une armée autrichienne puissante, et Napoléon accepte. Metternich rééquipe l’Autriche, la Prusse se rééquipe aussi : en réalité, Napoléon forge la coalition qui se retournera contre lui en 1813 : il leur donne les moyens d’avoir une armée puissante.
Le 16 aout 1811 à Saint Cloud, Napoléon convoque Maret, son ministre des affaires étrangères. Le ministre a des doutes mais il est soumis à l’empereur. Napoléon fixe le début de la bataille pour la Russie en mai 1812. 350 000 Français et 326 000 soldats de pays alliés y participent : c’est une armée gigantesque, multilingue, compliquée à faire bouger : son intention est d’aller à la frontière russe, de ne pas trop entrer dans le territoire. Ce n’est pas d’envahir la Russie. Mais le tsar a compris ce qui va se passer. L’idée du tsar est que Napoléon va s’enfoncer en Russie et se détruire elle-même.
Le Tsar Alexandre réagit à la nouvelle de cette esclandre contre son ambassadeur : Déçu, il convoque l’ambassadeur français pour lui en faire part, mais fait mine de passer l’éponge. Pendant plusieurs mois, la France et la Russie reprennent des échanges diplomatiques et font la fête pour faire oublier cet esclandre, mais les deux cotés lèvent une armée. En Russie, environ 500 000 hommes sont levés.
Napoléon est pris à son propre piège. Il a échoué à bâtir une Europe liée. Il a fait une Europe enchainée, avec des pays considérés comme des vassaux. Cela contribue à l’alliance de 1813 : tous les pays sont lassés de sa domination :
Le tableau de la bataille de La Moskowa de 1812 (ci-dessous) représente Napoléon qui semble perdu, il semble regretter.
C’est un empire qui subit une crise de croissance, il a été construit trop vite. La faute revient à Napoléon : il s’est soucié de faire des conquêtes plus que de lier. L’Empire semble en déclin.
Selon la diplomatie russe en 1811, « l’empereur Napoléon a jugé lui-même comment le moment est critique pour lui … » c’est un empire qui ne tient que par la terreur.
Journal d’aout 1811 : les Français sont pessimistes, effrayés par l’empereur.0
L’empereur Napoléon admet lui-même qu’il s’est enfermé dans une tour d’ivoire lorsqu’il est à Sainte Hélène : « j’ai été mon unique ennemi ».
Napoléon est la véritable dupe selon Talleyrand.