Le Chili est le pays invité du FIG 2023 et il y a tout juste 50 ans, le coup d’état militaire du 11 septembre 1973 représenta un véritable tremblement de terre politique. Il était donc assez logique de consacrer une table ronde aux évolutions politiques du Chili depuis 1973.
Cette question intéressante a attiré un public nombreux puisque le chapiteau des grands moulins était comble ; un public composé en grande majorité de personnes de plus de 60 ans. On peut y voir sans doute un effet générationnel : l’expérience de l’Unité populaire, le coup d’état militaire et la dictature de Pinochet ayant fortement marqué la mémoire d’une génération de jeunes Français et Françaises devenus adultes dans les années 70.
La table ronde porte sur les évolutions politiques du Chili depuis 1973, mais les 3 intervenant-es ont concentré leurs analyses sur le phénomène de l‘Estallido (explosion sociale) de 2019 et son prolongement politique : l’élaboration d’une nouvelle constitution. L’histoire constitutionnelle du Chili constitue ainsi le fil rouge de cette table ronde et il n’est donc pas inutile de rappeler quelques faits essentiels, en introduction.
L’histoire constitutionnelle du Chili en quelques mots
Le Chili, contrairement à de nombreux pays latino-américains, a connu depuis un siècle une relative stabilité institutionnelle.
La constitution de 1925 a été le cadre de la vie politique chilienne jusqu’au coup d’Etat du 11 septembre 1973, qui fit basculer le pays dans la dictature militaire du jour au lendemain. Le général Pinochet et les militaires au pouvoir ont ensuite cherché à inscrire dans le marbre de la loi leurs idéaux politiques et sociaux. Dans le cadre de la dictature, ils ont élaboré en 1980 une constitution approuvée par un referendum fort peu démocratique. Révisée à plusieurs reprises depuis le retour de la démocratie en 1990, la constitution de 1980 demeure le cadre institutionnel de la vie politique chilienne.
Le mouvement social, « L’Estallido » de 2019, a débouché sur un processus de rédaction d’une nouvelle constitution permettant de solder l’héritage politique du pinochétisme; mais le projet constitutionnel a été rejeté par près de 62 % de voix lors du referendum du 4 septembre 2022. Retour à la « case départ »…
Question : Comment qualifier le moment actuel vécu au Chili ?
Selon Emmanuelle Barozet, la situation actuelle au Chili est marquée par de fortes tensions et un revirement politique favorable à la droite et à l’extrême droite. Au Chili, le confinement lié au COVID a été long et dur et il a débouché sur une crise économique sévère dont le Chili n’est pas sorti : le retour de la grande pauvreté, la peur du chômage et l’augmentation des violences urbaines ont créé un contexte qui explique en partie le rejet du projet de constitution en 2022 et met le pouvoir du président de gauche Gabriel Boric en difficulté, face à une droite qui a repris des couleurs.
Dans un autre registre, Bernardo Valdés, architecte chilien, confirme ce point de vue. Celui-ci a participé à la commission chargé d’organiser les commémorations des 50 ans du coup d’Etat de 1973. Il tire de ces commémorations qui viennent d’avoir lieu un bilan mitigé. Ce moment censé rassembler la nation autour des valeurs de la démocratie a mis au jour les antagonismes politiques dans la société chilienne et a été l’occasion pour la droite pinochétiste de s’exprimer sans complexes. Mais cela a permis aussi d’obtenir un engagement formel de tous les anciens président-es du Chili en faveur de la démocratie, ainsi que l’inauguration par le président Boric d’un premier mémorial situé au palais de la Moneda (une porte de la Moneda détruite par Pinochet par où avait été sorti le cadavre d’Allende) et l’élaboration d’un véritable plan de recherche des disparus sous la Dictature et d’un plan de recherche historique dont le budget n’a pas encore été voté.
Question : Quelle est l’Histoire du débat constitutionnel actuel?
E. Barozet rappelle que la constitution actuelle est celle de 1980, celle de Pinochet. Elle a été réformée en 2005 sous le président Lagos mais sans referendum. Les réformes constitutionnelles n’ont pas remis fondamentalement en cause le caractère ultra-libéral de l’économie et de la société chilienne. C’est ce cadre hérité de la dictature qu’il s’agit de transformer.
Mathieu Corp, qui a travaillé sur l’Estallido, rappelle que c’est ce mouvement social de grande ampleur qui a débouché sur le processus constitutionnel actuel. L’Estallido a commencé en octobre 2019 à Santiago comme une révolte de lycéens et d’étudiants protestant contre l’augmentation du ticket de métro de 30 pesos. Rapidement, le mobilisation devient nationale et gagne d’autres catégories de population exprimant d’autres revendications, dans un mouvement de convergence des luttes. Ce mouvement social d’une ampleur exceptionnel est aussi d’une durée exceptionnel puisqu’il dure jusqu’au confinement contre le Covid en mars 2020. L’idée d’une nouvelle constitution est lancée rapidement, dès le mois de novembre 2019.
Mathieu Corp, en tant que spécialiste des études visuelles, s’est particulièrement intéressé aux images et à leurs symboliques lors de l’Estallido. En effet, les manifestations ont rapidement investi des lieux publics, en particulier des places avec leurs statues au cœur des villes. Les statues ont souvent été repeintes aux couleurs multiples des revendications et servaient de point de convergence des manifestants. La Plaza Italia avec en son centre la statue du général Baquedano, au cœur de Santiago, a été l’épicentre du mouvement de contestation et avait été rebaptisée par les manifestants Plaza Dignidad. L’Estallido a donc une dimension visuelle dont vous aurez un aperçu en cliquant ici.
Bernardo Valdés ajoute que la Plaza Italia est un lieu d’inflexion dans la capitale, entre les quartiers riches vers le haut et les quartiers populaires vers le bas. Baquedano est un des généraux vainqueurs de la guerre du Pacifique (1879-1884), symbole d’une histoire chilienne héroïque qui glorifie ses grands Hommes. Le fait d’occuper cette place symbolique et de repeindre la statue aux couleurs des revendications actuelles peut donc être interprétée comme une volonté par une partie de la société chilienne d’écrire une autre Histoire.
Question : comment expliquer le rejet du projet de Constitution lors du referendum du 4 septembre 2022 ?
Selon E. Barozet, le processus constitutionnel est issu d’un mouvement social, L’Estallido, qui a duré 5 mois, malgré une forte répression policière : 36 morts et des dizaines d’éborgnés par les tirs de LBD ; un couvre-feu pendant près d’un mois. C’est la violence de la répression qui a provoqué l’intensification du mouvement, par une sorte de réaction morale de l’opinion. À partir de mars 2020, avec le confinement, la contestation prend d’autres formes : les concerts de casseroles sur les balcons et la mobilisation par les réseaux sociaux.
La victoire du « non » à près de 62% a donc été une surprise pour beaucoup, en particulier parmi les partisans du « Oui »… Ce résultat s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs.
Le confinement au Chili a été très dur et ses conséquences ont eu de graves conséquences économiques, en particulier dans les quartiers populaires, d’autant plus que l’aide gouvernementale a été tardive, août 2020 et insuffisante.
La droite et l’extrême droite ont su profiter de ce terrain social en crise et ont fait une très bonne campagne, en exploitant des thèmes populistes et des peurs : la question de l’avortement qui est un thème sensible au Chili ; la question des Mapuches et surtout la crise migratoire avec l’afflux des Vénézuéliens. Des fake news ont circulé, en particulier sur un programme supposé d’expropriations.
Il existe depuis une vingtaine d’années, comme dans de nombreuses démocraties, une forte abstention structurelle aux élections chiliennes. Pour amener les 35 ou 40 % des chiliens et chiliennes qui ne votent jamais, le gouvernement de gauche de Gabriel Boric a fait passer une loi rendant le vote obligatoire. Cette mesure a été défavorable à la nouvelle constitution ; la majorité des nouveaux électeurs, contraints de se prononcer, a voté « non ». Le travail est donc à refaire…
Question : dans quelle mesure les fresques peintes par les manifestants lors de l’Estadillo s’inscrivent-elles dans la tradition chilienne ?
On retrouve dans les fresques peintes entre octobre 2019 et mars 2020 une esthétique proche de celle de L’Unité Populaire, que la dictature de Pinochet s’est efforcée d’effacer des espaces publics, à partir de 1973. Ce retour de la fresque en 2019-20 marque une volonté de donner une visibilité au mouvement social, le niveau de mobilisation politique de 2019 est du même niveau que celle des années de l’Unité Populaire. La « Révolution conservatrice » néo-libérale menée par la dictature n’a donc pas totalement effacé, – malgré la violence employée -, cette tradition d’engagement politique de la société chilienne.
E. Barozet rappelle que le Chili a connu 30 ans de croissance économique des années 1980 aux années 2010, ce qui a contribué à la dépolitisation de la société chilienne. Elle estime que la nouvelle génération (qui n’a pas connu la dictature) exprime un malaise que leurs parents n’ont pu exprimer et souligne le courage des jeunes dont la mobilisation porte aussi d’autres demandes, le droit à l’éducation , le droit des peuples autochtones et bien sûr les revendications féministes, les femmes ayant été au coeur de la contestation.
Cette politisation de la jeunesse s’est faite par le bas, sans adhésion aux partis traditionnels et aux syndicats, ce qui n’est pas sans rappeler d’autres mouvements sociaux dans le monde contemporain, comme les gilets jaunes en France.
Dernière question : comment envisagez-vous l’avenir, à court et moyen terme, du Chili ?
Les intervenant-es ont plutôt une vision pessimiste des choses. E. Barozet souligne l’impact de la crise économique, génératrice de souffrances, de mécontentements et de violences. Beaucoup d’espoirs du mouvement de 2019 ont été frustrés. Tout ceci a constitué un terrain favorable pour la droite , qui est désormais bien placée pour imposer ses points de vue pour le deuxième projet de constitution en cours de rédaction. Elle se dit inquiète par la montée de l’extrême-droite dans le pays.
B. Valdés fait à peu près le même constat et parle de moment déprimant, avec environ un tiers de la population située entre les progressistes à gauche et les réactionnaires à droite. C’est ce tiers de l’électorat dont le vote sera déterminant et qui est le plus sensible à l’influence des réseaux sociaux et aux discours populistes.
Mathieu Corp, qui ne vit pas au Chili, s’efforce de terminer sur quelques notes d’espoir. Il interprète l’atteinte aux statues comme l’expression d’une vision critique de l’histoire coloniale. Il souligne la redécouverte progressive des peuples autochtones, en lien avec de nouvelles recherches historiques. Ainsi, il y a un mois, le 4 septembre 2023, les Selk’nam, peuple autochtone de Patagonie qui a subi un processus d’extermination au début du XXe siècle, ont été reconnus comme peuple indigène par l’Etat chilien. Ces quelques exemples sont, selon lui, des indices de l’évolution des mentalités dans un pays dominé par un modèle ultra-libéral, en fin de course.