Beaucoup de monde à la brasserie « Hippolyte » qui accueille pour ce café historique Christian Ingrao. L’historien du nazisme annonce ave son sous-titre l’élargissement de sa quête à des « paroxysmes » actuels. Mais ce qui sera l’objet de cette discussion portera essentiellement sur le projet méthodologique que « Le soleil noir du paroxysme » élabore, comme possible parachèvement d’une oeuvre déjà considérable par sa place dans l’historiographie contemporaine du nazisme.
Décentrer son regard d’historien avec la physique quantique pour mieux saisir les implications de la démarche des intellectuels nazis, voilà qui méritait bien que son auteur s’en expliquât de vive voix…
Christian Ingrao :
D’habitude on a une thématique, une démarche, un projet.
Avec ce livre, pendant ces 5 ans durant lesquels j’ai travaillé dessus, j’ai suivi d’autres pistes, qui s’était peu à peu fait jour avec l’élaboration de mes travaux antérieurs.
Comment le livre s’est mis en place ?
Cette histoire a en fait commencé à mes débuts d’historien.
D’abord, « Croire et détruire »
J’ai étudié pour ma thèse les parcours de 80 intellectuels nazis comme exemples d’un « système culturel de désengoissement » après la défaite de la 1ère Guerre Mondiale, et qui, ensuite, par leur « culture de guerre » adhèrent, orchestrent et participent au pire du projet nazi.
Or déception, je n’arrivais pas à saisir l’univers émotionnel derrière tout ça.
Dans le laps de temps de l’extermination de 1941 (600 000 personnes assassinées), les Juifs apparaissent d’abord comme des ennemis cruels et dangereux qu’il faut éliminer. Ça commence avec quelques dizaines de personnes par jour, jusqu’au crescendo à Babi Yar (nov. 41) avec plus de 33 000 personnes.
Quelles étaient leurs représentations ?
De la supposée brutalité des ennemis aux parcages d’animaux peu dangereux, marqués, et mis au travail, une domestication du bétail : le rapport, c’est la chasse.
Or c’est une activité qui implique de ne pas tuer les jeunes ; alors que dans les troupeaux domestiqués, nous mangeons plutôt les jeunes animaux.
Puis « Les chasseurs noirs – La brigade Dirlewanger »
D’où « les chasseurs noirs », délinquants cynégétiques qui chassent les Partisans et « domestiquent » les populations juives en Pologne et en Biélorussie.
Là aussi, une carence : on a des politiques meurtrières marquées par la rationalité prédatrice. Or dans les écrits institutionnels, rien sur les pratiques et dans les témoignages des acteurs, rien de rationnel…
D’où la 3e enquête, « La promesse de l’Est »
Même chose. A l’instar de Werner Eisenberg et du principe d’incertitude, je chasse manifestement 2 chats à la fois. Impossible ?
Et le détour par la physique quantique
Jusqu’au début du XXe siècle les vaches sont bien gardées en physique. Chaque équation différentielle a une même valeur.
1er outil, à la fois « onde et rayonnement »
Arrive l’expérience du corps noir dans un four qui rayonne en fonction de la température envoyée. Ça marche pour la basse et la moyenne intensité et la haute devient d’énergie infinie. Donc erreur.
Max Planck va y rajouter une constante : les objets ont une double nature : corps et rayonnement.
Einstein montre ensuite dans un article célèbre que la lumière est onde et particule.
A partir de là, les concepts de la physique pourraient être opérationnels pour l’historien. La nappe c’est l’idéologie qui se diffuse ; le réticulaire c’est l’objet !
2e outil : l’intrication quantique
C’est ce qui se passe quand deux particules (ou groupes de particules) forment un système lié, et présentent des états quantiques dépendants l’un de l’autre quelle que soit la distance qui les sépare.
En novembre 40 les Allemands ferment le ghetto de Varsovie. Mais pourquoi, en pleine bataille d’Angleterre ? 2 possibles. Soit la victoire penche du côté des nazis et le projet Madagascar apparait comme faisable. Soit les Britanniques tiennent bon. C’est pourquoi les dignitaires nazis envisagent la mise en place d’une réserve « continentale » et commencent à vider les ghettos.
L’intrication explique les stratégies nazies. Si l’on prend la question du Generalplan Ost plusieurs planifications se chevauchent : invasion et germanisation. Ce qui intervient dans l’une rend impossible l’autre. Les nazis ont planifié d’un côté l’avenir de l’Europe germanique, dans le même temps la colonisation et l’expulsion, et dans un 3e temps, l’extermination de la population juive à partir de Wansee.
Passer par la physique quantique m’a permis de déplacer mon regard et de conjuguer les possibilités d’actions des nazis.
3e outil, celui de la « décohérence »
La « décohérence » pose qu’à micro-échelle un atome peut passer de 2 formes au même moment, onde et particule.
L’écriture historienne n’a pas accès à la dimension quantique de l’objet. On travaille par exemples sur des courbes, non sur ce qui a poussé les individus à faire ou non des enfants.
Cette histoire culturelle rayonnante, censée représenter une histoire réticulaire sociale ne marchait pas en France.
Au contraire des historiens anglais, allemands, italiens qui n’hésitaient pas à évoquer les liens entre les 2. En France, Braudel, c’est l’histoire sociale dure. Ailleurs on suit Edward Thomson, on fait une histoire humaine globale, une histoire sociale et critique de l’expérience humaine.
Un historien du temps présent travaille avec des gens bien présents, un policier… il travaille sur les objets, les outils. Le paroxysme c’est des objets, le point le plus aigu de l’infection. J’ai essayé de montrer qu’il y avait des conditions de possibilités de paroxysmes à décrire , liées au nappage des représentations culturelles :
- Le suicide allemand et japonais entre 44 et 45
- Les systèmes d’urgences, avec les explosions paroxystiques de 2015, sur lesquelles j’ai écrit quelques mois après.
Questions du public :
Q1 : Comment faire sur le plan méthodologique avec l’épuisement des témoins ?
L’urgence, c’est de continuer cette quête. Dans le même temps l’activité de collecte continue avec d’autres méthodes : le croisement et la co-exploitation des différents gisements documentaires.
Q2 : À quel moment la physique quantique a-t-elle pu aider ?
L’insatisfaction de mes 3 premiers livres. L’effort le valait il ? Ce sont plus les philosophes que les historiens qui travaillent ces questionsVoir la conversation de Christian Ingrao avec le philosophe Philippe Petit publiée récemment sous le titre « Les urgences d’un historien ». . Mais je reste humble. L’avenir le dira.
Q3 : Qu’ajoute « paroxysme » à « crise » ?
Un séquençage plus fouillé.
Q5 : l’histoire, au carrefour de plusieurs sciences sociales ?
L’histoire est une science interdisciplinaire, mêlée à d’autres champs de connaissances. Pour moi, sa spécificité fondamentale n’est pas d’être seulement un science sociale, mais aussi un discours sur la mort qu’elle accepte d’assumer au grand jour.
Q6 : D’autres travaux historiques actuels, croisant les sciences sociales ?
« Amour, mariage et sexualité, une histoire intime du national-socialisme » par Elissa Mailaender, qui est un vrai essai d’histoire sociale et critique de l’expérience humaine. Elle s’approche en tout cas d’une analyse très difficile, voire impossible… Je vous recommande chaudement son livre !
