Modérateur:

  • Jean GARRIGUES, professeur à l’université d’Orléans

Intervenants:

  • Catherine BRICE, professeure à l’Université de Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne

  • Marie Anne MATARD BONUCCI, professeure d’histoire de l’Italie contemporaine à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint Denis

  • Marc LAZAR,professeur en Histoire et sociologie politique, directeur du Centre d’histoire de Science Po

  • Arnaud SUSPENE, professeur à l’université d’Orléans

Cette table ronde vise à fournir une réflexion sur l’idée d’en appeler au peuple (et non sur le populisme). L’idée d’en appeler au peuple est ancienne : elle a traversé les siècles les régimes et engendré le fascisme. Nous la trouvons donc sous différentes formes dans l’histoire italienne comme française puisque « l’appel au peuple » qui caractérise par exemple, Boulanger a nourri et continue de nourrir une partie de la vie politique en France. En Italie, « ceux qui dirigent » aujourd’hui, prétendent parler « au nom du peuple » et contre les élites. Comment a pu surgir cette idée d’en appeler au peuple dans l’histoire? Comment cette idée marque-t-elle l’Italie encore aujourd’hui?

  1. Sur quels terreaux se développe l’appel au peuple? Qu’est-ce que l’on entend par peuple?

Arnaud SUSPENE

Si raisonne encore aujourd’hui l’idée d’un appel au peuple, cette idée est ancienne. A Rome, le « peuple romain » est l’ensemble des citoyens, reconnus comme tels par l’Etat. On parle à ce peuple, qu’il faut dissocier de la plèbe (qui comprend « ceux qui ne sont pas issus de la noblesse »). Or ce peuple à Rome n’est pas abstrait. Il a une histoire, celle du peuple de Romulus, attaché à la ville des Sept collines et a un Dieu, Quirinus. Cette notion est également institutionnelle: le populus est un agent de souveraineté qui assure le fonctionnement des comices ou assemblées. Le peuple est donc l’objet de définitions variées, ce qui est une difficulté pour les Romains: sénateurs et tribuns ne font pas appel au même peuple.

Avec les « conquêtes de peuples et espaces » notamment au IIe et Ier siècles avant Jésus-Christ, le terreau change. Les aspirations du peuple s’expriment dans un contexte de succès militaires et contribuent à déstabiliser la République.

Catherine BRICE

L’appel au peuple est ambigu dans le cadre de l’histoire de l’Italie au XIXe siècle: il faut distinguer le peuple « nation italienne » et le peuple « au niveau politique ». Le parcours de Crispi est révélateur. Ce dernier après une jeunesse révolutionnaire, accompagne Garibaldi lors de la conquête du royaume des Deux-Sicile. Il défend alors l’idée d’un peuple républicain et en appelle à la souveraineté populaire. Élu républicain, il rallie ensuite la monarchie. « La République nous divise, la Monarchie nous unit », écrit-il en 1865 à Mazzini. L’homme politique qui s’emploie ensuite à nationaliser la monarchie et qui peine à se faire adopter par les deux Italie, est donc bien différent. Il renforce l’exécutif en légiférant par décret. Sa politique étrangère est autant destinée à la diplomatie qu’à essayer de rassembler autour de l’Italie une opinion favorable, dans le contexte colonial. Il continue donc d’en appeler au peuple, à la souveraineté et à l’unité, mais il ne s’adresse plus au même peuple. A plus d’un titre sa vision, annonce celle de Mussolini.

Marie Anne MATARD BONUCCI

Le populisme est une forme politique et une stratégie pour arriver au pouvoir en invoquant le peuple et parlant au nom du peuple, mais le populisme ne se confond pas avec le fascisme. Pendant la guerre, le peuple est maltraité par les généraux, mais les élites prennent conscience qu’ils ont besoin de lui pour gagner. A la fin de la guerre, dans un contexte de crise, se développe en Italie le mouvement social alors que le bolchévisme fait peur. et le suffrage dit universel est instauré en 1919. Le bolchévisme fait alors peur et le peuple est équivalant à la masse. Mussolini qui a lu Le Bon, sait que l’on peut manipuler les masses avec des rêves et des objectifs. Dans une sorte de « tranchéocratie », il met ce peuple en avant, en proposant une voie moyenne entre le socialisme et le capitalisme et l’idée de dépasser les classes sociales en se mettant au service de la nation. Le peuple devient alors synonyme de Nation.

Marc LAZAR

Aujourd’hui, en Italie, avec le Mouvement des Cinq Etoiles ou M5S et la Ligue du Nord1, les appels au peuple semblent renouvelés. Le populisme est un style politique même s’il peut comporter des « fragments d’idéologie ». Il repose sur quelques principes et notamment sur l’opposition entre des dirigeants et un peuple qui serait trompé. Il impose une temporalité de l’urgence, puisqu’il n’y a pas de sujet compliqué. Il déstabilise encore les démocraties. Dans l’ensemble nos démocraties représentatives fonctionnent avec trois pôles, un gouvernement, un parlement et le peuple or le populisme les remet en cause en mettant en avant le peuple incarnant une souveraineté immédiate. Le style populiste s’épanouit aujourd’hui avec en fond une crise politique, la défiance envers les institutions et la classe politiques; une crise financière puis économique depuis 2008 et une crise plus culturelle, identitaire face aux migrations et à l’islam associé au terrorisme.

Les appels au peuple sont cependant divers. La ligue « s’adresse à la plèbe », à ces personnes qui dans le cadre des conversations de café, invoquent le « tous pourris » pour qualifier les élites. Pour le M5S, le peuple a une dimension plus politique: ce sont les citoyens conscients des problèmes tandis que pour un Berlusconi, le peuple c’est « sea, sex and sun » et télévision. Le point commun dans ces appels au peuple est l’idée de nation, ce qui aboutit à une critique de l’Union européenne.

2. Ces appel au peuple interroge la manière dont les discours peuvent convaincre. Boulanger, ultra-nationaliste a notamment critiqué les parlementaires sur fond de crises. Quelles sont les thématiques qui séduisent le peuple? Quels moyens expliquent que cela fonctionne ?

Arnaud SUSPENE

Les optimales et les populares ont des mots communs, mais ils s’opposent en mettant en mettant en avant la liberté des comices pour les uns, la liberté du Sénat pour les autres. Les principales revendications des populaires sont des questions d’ordre économiques: elles portent sur la question agraire, d’où la distribution des terres de l’amer publics et la fondation des colonies, mais également sur la réduction des dettes, les distributions et le prix du blé.

La majesté, la souveraineté du peuple romain s’exprime d’abord dans le domaine militaire. C’est le peuple qui fait la guerre et signe les traités et les vaincus s’engagent à respecter le peuple romain. Un inflexion en terme de droit se produit au IIe siècle avant Jésus-Christ. Avec Saturninus, la notion de peuple romain est transposé dans le droit, puisque la lex appuleia de maiestate institue des tribunaux chargés de juger les crimes qui portent atteintes à la « majesté du peuple romain », (ce qui est à l’origine du crime de lèse majesté).

Catherine BRICE

L’usage de la notion de peuple est « instrumental ». F. Crispi distingue le peuple et la plèbe. Or la plèbe est inerte pour ce Républicain du XIX car illettrée, elle n’est pas politisée, d’où l’idée des Républicains, d’éduquer le peuple. Appeler au peuple politique c’est donc appeler à fort peu de monde… Les moyens s’inscrivent dans le cadre de la modernisation de la vie politique. La presse touche une partie minime de la population, même si les journaux sont souvent « collectivement ». Les cérémonies publiques et rituels politiques (voyages etc) vont beaucoup s’inspirer de l’Eglise qui sait parler au peuple, « enseigner et émouvoir ».

Le contenu des discours de Crispi, qui oeuvre pour la mise en place d’un parlement à Rome, sont orientés autours de deux choses. Au niveau rhétorique, il oppose le Eux et le Nous, pour clarifier le débat politique tout en s’érigeant en personnage super partes donc au dessus. Sont poussés à l’extérieur de ce Nous, les anarchistes et les socialistes. Ces discours trouvent écho dans toute une iconographie qui rassemble par exemple Mazzini, Garibaldi et Cavour, ce qui peut sembler aberrant. Puis il essaie dans la deuxième partie de son engagement de nationaliser la monarchie, d’amener le peuple à se reconnaitre dans cette institution et de la présenter dans cette optique, comme une monarchie bourgeoise au dessus des partis. Les photographies de Marguerite dans les Alpes en train de pratiquer un loisir naissant l’escalade, sont exploitées à cette fin.

Marie Anne MATARD BONUCCI,

Le « Eux et nous » structure également la rhétorique fasciste. Maintenant, Mussolini a deux discours: un avant et l’autre après la marche de Rome. Avant la marche de Rome, le « nous » ce sont les soldats, qui n’ont pas eu de satisfaction et qui se sont sacrifiés; le « eux », les puissances étrangères et la classe politique. Les socialistes qui à l’exception de quelques uns dont lui-même, ont adopté un position neutraliste sont présentés comme des traitres à la nation. Après la marche de Rome, la logique ami/ennemi se poursuit mais elle se radicalise. Le rêve totalitaire se construit peu à peu. Le visage de l’ennemi devient le contre-type de l’Homme nouveau. Il inclut d’abord les ennemis anti fascistes, les francs-maçons, les socialistes cercles puis le cercle s’élargit aux libéraux et la droite jusqu’aux Juifs à partir de 1938 car il n’y a plus d’autres ennemis possibles.

Au delà du contenu de ses discours avec la nation « granitique », une foule « océanique », Mussolini inaugure une politique de communication différente. Sa stratégie est habile: il se présente comme issu du peuple, comme un homme du peuple. Sa maison est modeste. Homme orchestre, il se met en scène, va danser avec les paysannes, fait la moisson torse nu… Le populisme fabrique une « image du peuple », une image cette stéréotypée mais que le leader incarne. Il utilise tous les médias, le cinéma par exemple pour embrigader la population. Maintenant, l’image que l’on veut donner du peuple est une image qu’il faut réparer. Les migrants italiens sont désignés comme ceux dont les fascistes ne veulent plus. La propagande met l’accent sur idée que les Italiens ont été un peuple de conquérants, porteurs de la civilisation.

Marc LAZAR

Il y a des « convergences parallèles » (l’expression est attribuée àAlldo MORO) entre Mussolini et Salvini, même si le langage politique de ce dernier est différent. Salvini apparait également torse nu à la plage, mais à la différence de Mussolini qui affichait ses abdo pour incarner l’homme parfait, il se montre avec du ventre pour mieux incarner un « je suis comme vous ». Le langage corporel n’est donc pas le même. Dans ces disours, la vulgarité est transformé en marque de l’authenticité. Le populisme est une simplification.

On retrouve l’ « amis/ennemis », un carburant du populisme. Les ennemis peuvent être verticaux avec les autres partis, l’Union européenne, Angela Markel ou E. Macron, mais également horizontaux, avec hier les méridionaux et aujourd’hui les immigrés. L’immigration régulière et l’immigration clandestine (celle des « petits métiers » qui font pourtant tourner l’économie) sont autant ciblées que les migrations actuelles et plus récentes. Une conception ethno-culturelle de l’identité nationale est ainsi mise en avant: il faut être italiens par le sang et la religion catholique.

L’Italie est un pays dans lequel le nombre de diplômés est extrêmement faible. Seule une petite élite a fait des études supérieure. Or la classe politique a longtemps méprisé cette masse qui n’a pas été à l’école et en un sens avec les populistes, le peuple se venge.

3. Boulanger a voulu prendre la Bastille par les élections. Quelles sont les stratégies de conquête du pouvoir?

Catherine BRICE

Il est possible de distinguer trois périodes. Pendant la première, Crispi affirme agir « au nom du peuple ». Ensuite avec mise en place des élections, il devient un homme attentif aux besoins de la nation, quelqu’un qui a un passé de leader mais qui est porté par un système de communication extrêmement performant pour l’époque. Il dispose d’une équipe de story-telling avant la lettre. Puis il tombe avec un scandale financier et un échec colonial. La conquête du pouvoir se fait au nom du peuple, mais sans le peuple.

Marie Anne MATARD BONUCCI,

Mussolini a su se faire aimer du peuple. Les Italiens ont beaucoup obtenu sous Mussolini. Il ne faut pas oublier qu’il a su mettre en place et organiser un vrai accès à la culture et au sport dans une perspective de propagande. On peut penser à Cinecittà mais également aux organisations liés à l’embrigadement. (Concurrencé par les organisations de jeunesse de l’Eglise, un compromis avec cette dernière a été trouvé puisque les fascistes ont interdit à l’Eglise d’organiser des activités sportives.) Sous Mussolini en marge du développement des infrastructures, il est possible de demander à l’Etat des subsides.

Marc LAZAR

Aujourd’hui les populistes ne cessent de dire qu’ils n’ont pas peur du peuple, contrairement aux autres partis. Ils en appellent à la pratique systématique du référendum et de la consultation par les réseaux sociaux. Les réseaux transforment les rapport des citoyens à la politique. Contrairement aux populistes du passé, ils affirment être les meilleurs représentants de la démocratie, démocratie dont ils n’hésitent pas à bousculer les règles. On l’a vu avec Salvini souhaitant cet été des élection anticipées.

Les démocraties sont partout menacées par les populismes, qui expriment des crises politiques, économiques et sociales et s’expriment dans ces « appels au peuple ». Les populismes posent donc la question aujourd’hui de la capacité des démocraties à répondre aux problèmes. Comme le rappelle Marc Lazar, si ces dernières répondent aux crises, les populismes régresseront. Si elles se montrent incapables de résoudre les problèmes, elles deviendront des « démocraties illibérales »…

Pour aller plus loin

 

1 La Ligue a été fondée en 1989 par Umberto Bossi en fusionnant la Ligue lombarde et dix mouvements régionalistes et autonomistes du nord de lItalie, dont la Liga veneta ou la Ligue du Piémont. Dirigée par Umberto Bossi (jusqu’en 2012), elle devient un parti politique en 1991. Elle s’appelle alors la Ligue du Nord et réclame l’indépendance de la Padanie, une région « imaginaire ». Depuis 2013, Mateo Salvini est à sa tête. Dans un perspective électoraliste, mais en suivant une tendance qui existait déjà dans le mouvement, la dimension fédéraliste est mise en avant et la Ligue du Nord est devenu la Ligue.