C’est avec beaucoup de gravité que 150 élèves de trois lycées du biterrois, le lycée Jean Moulin, le lycée Henri IV, et le lycée Marc Bloch, ont écouté pendant deux heures d’affilée François Berriot évoquer la trajectoire de Jean Moulin, né à Béziers en 1899, et dont le père, Antonin, était professeur d’histoire et de géographie dans le lycée de garçons de la ville de Pierre-Paul Riquet.
Cette initiative, en cette journée nationale de la Résistance, doit beaucoup aux professeurs, et anciens professeurs Il convient donc de citer ici Corrine Jaladieu, Béatrix Pau, Aurélie Suteau, Jean Mercier, Laurent Galy. de l’établissement éponyme, qui en ce début d’année 2016 se sont élevés contre la tendance pour le moins malsaine du maire de Béziers d’utiliser la mémoire de Jean Moulin à des fins très clairement partisanes.
« M. le Maire ! Cessez de torturer la mémoire de Jean Moulin ! »
Pour tourner la page de cette instrumentalisation de l’histoire, il ne pouvait y avoir de meilleurs témoins que ces 150 lycéens accompagnés par leurs professeurs venus entendre un historien, François Berriot qui, aux côtés de Daniel Cordier,
le secrétaire de Jean Moulin, Alias Caracalla
cherche à inscrire dans les mémoires les engagements de Jean Moulin, et au-delà les valeurs dont la résistance à l’occupant et l’opposition au régime de Vichy ont été porteuses. La Résistance comme un roman
On peut comprendre sans grande difficulté l’intérêt pédagogique de cette initiative qui s’inscrit clairement dans les programmes d’histoire du second degré, en troisième pour le collège, en première et en terminale pour les lycées, avec cette question « socialement vive » sur les mémoires de la seconde guerre mondiale.
François Berriot a parfaitement rempli cette mission en redonnant de la chair à la personnalité de Jean Moulin, qui va très au-delà de l’homme dont les cendres reposent au Panthéon. François Berriot a aussi, en s’appuyant sur la masse documentaire dont son ouvrage « autour de Jean Moulin » rend compte, décrit la trajectoire et l’environnement qui ont conduit cet homme au sacrifice suprême.
Le mémoire de Jean Moulin vaut largement mieux à ce propos qu’une instrumentalisation autour de sa maison natale qui a pu agiter, sans doute pour d’inavouables raisons, un certain microcosme biterrois. Certes, Jean Moulin a vu le jour à Béziers en 1899, mais sa maison natale est davantage celle du souvenir de son père, Antonin Moulin, professeur d’histoire, géographie, mais aussi de latin, au lycée Henri IV de Béziers. C’est d’ailleurs dans ce lycée qui accueillait les élèves du primaire jusqu’au baccalauréat que Jean Moulin a fait ses études, peu exceptionnelles d’ailleurs, au grand dan de son père, forcement déçu des résultats plus que moyens de son fils. Il obtient le baccalauréat sans mention, renonce sous la pression familiale aux beaux-arts, et s’inscrit en faculté de droit. Avec beaucoup d’humour François Berriot évoque la jeunesse de Jean Moulin, grand séducteur et pas très assidu au travail. La figure tutélaire du père, président de la ligue des droits de l’homme, franc-maçon, vice-président du conseil général, adjoint au maire de Béziers, pèse sans doute un peu trop lourd sur les épaules de ce jeune homme. Il cherche à se libérer de cette sorte de statue du commandeur, et il ne semble pas que les repas de famille se soient déroulés dans une parfaite sérénité chez les Moulin.
François Berriot a pu retrouver les cours de lycée du jeune Moulin, du moins, ceux qu’il a conservés, comme celui de philosophie avec un intérêt particulier pour la psychologie expérimentale. Il n’a pas conservé ses cours d’histoire, point n’est besoin d’être grand psychologue pour comprendre pourquoi.
Le creuset républicain
Il conserve aussi ses cours de la faculté de droit, et notamment tout ce qui relève du droit du travail. Et dans les notes qu’il prend, il insiste sur le rôle de l’État, comme arbitre dans les relations sociales, s’intéresse aux doctrines socialistes du XIXe siècle, que l’on qualifierait de pré-marxistes, et au final, s’inscrit dans cette mouvance républicaine, radicale, et radicale-socialiste à laquelle son père appartenait. Le creuset républicain fait ainsi son œuvre.
Mais ce jeune homme développe aussi une sensibilité artistique, s’intéresse aux peintres, noircit des carnets de croquis entiers, avec un goût très prononcé pour la caricature. Pourtant, alors qu’il a pu, par l’entregent de son père, être attaché au cabinet du préfet de l’Hérault, être dispensé de monter au front, il insiste pour le faire, mais la guerre se termine avant qu’il n’ait pu aller au combat.
Ses études de droit et l’influence de son père, lui permettent d’intégrer la préfectorale dès la fin de ses études, et tout le destine à une belle carrière. Rentré dans l’administration préfectorale en 1922, il passe du Cabinet du Préfet de Chambéry, à la sous-préfecture d’Albertville, puis dans le Finistère, avant le secrétariat général de la préfecture d’Amiens.
C’est pendant cette période que Jean Moulin développe ce qui le caractérise le plus, au-delà du combattant de la résistance, ce que l’on appelle aujourd’hui le sens de l’État. Dans les conflits sociaux que les arrondissements et les départements où il occupe ses fonctions traversent, il cherche, tout en restant intransigeant sur le maintien de l’ordre, à sortir par le haut avec un compromis entre les employeurs et les salariés.
Le grand commis de l’État
Membre du parti radical pendant un temps, il est appelé au cabinet de Pierre Cot, ministre de l’air de Léon Blum en 1936. Il joue un rôle non négligeable, notamment comme organisateur, dans la livraison d’avions de tourisme, transformés en avion de chasse, et livrés clandestinement à la République espagnole qui résiste à l’offensive du général Franco soutenu par Hitler et Mussolini. C’est à cette occasion qu’il croise le colonel De Gaulle, et, entre l’homme de gauche, radical et agnostique, et le saint-cyrien rigide et catholique, le courant passe. Iconoclaste en son genre, le colonel De Gaulle n’est pas hostile à une intervention en Espagne pour empêcher que la France ne soit encerclée par des dictatures avec une péninsule ibérique hostile qui la couperait de son Empire africain.
La chute du gouvernement de Léon Blum est à l’origine de son affectation comme préfet de Chartres. Sans doute pacifiste au départ, il prend très vite conscience de l’ampleur de la menace allemande et au moment de la déclaration de guerre, le 3 septembre 1939, il demande son incorporation, à plusieurs reprises, dans une unité combattante. Le ministre de l’intérieur lui impose de rester à son poste à son corps défendant.
Du Préfet de Chartres au combattant de l’ombre
C’est en juin 1940, que Jean Moulin se heurte pour la première fois à la barbarie nazie. Dans la ville de Chartres occupée des officiers de la Wehrmacht exigent de lui qu’il désigne comme responsables de massacres de populations civiles et de viols, des tirailleurs sénégalais. Brutalisé et emprisonné, il tente de se suicider avant que les autorités allemandes qui cherchent, juste avant l’armistice, à gagner en respectabilité, ne le fassent soigner et libérer.
Il reste en poste à Chartres jusqu’à sa révocation par le régime de Vichy, le 2 novembre 1940, quitte l’Eure et Loir, pour les Bouches-du-Rhône, et après de nombreuses tentatives, finit par rejoindre Londres en septembre 1941, en passant par l’Espagne et le Portugal avec un faux passeport, sous le nom de Joseph Jean Mercier.
François Berriot a su évoquer, toujours en s’appuyant sur les notes de Jean Moulin, la rencontre avec le général De Gaulle. Il est en charge, dans la zone sud, d’organiser l’unification des mouvements de résistance et s’installe à Lyon, et met en place, avec Daniel Cordier, son plus proche collaborateur pendant 11 mois les structures d’action et de renseignement de la France libre.
De retour à Londres au début l’année 1943, Jean Moulin est chargé de constituer l’unification de l’ensemble des mouvements de résistance sur le territoire et il cherche à dépasser les clivages politiques et les rivalités de personnes qui opposent, dans la zone nord, les conservateurs de l’organisation civile et militaire et les francs-tireurs et partisans communistes, dans la zone sud, les mouvements « Combat », « Libération » et « Franc-tireur ».
C’est dans ces difficiles négociations que Jean Moulin apparaît, sous l’autorité du général De Gaulle, comme un grand commis de l’État, utilisant d’ailleurs les moyens de financement dont il pouvait disposer pour amener à la raison de très fortes personnalités, comme celle d’Henri Frenay en particulier qui souhaite garder le contrôle de la résistance intérieure. Ce dernier mène une violente campagne contre le général Delestraint, dont il refuse de reconnaître l’autorité à la tête de l’Armée secrète.
Avec beaucoup de clarté, pour expliquer à un public de lycéens une question particulièrement sensible, et qui anime toujours des débats passionnés, François Berriot a su dresser un profil psychologique des différents acteurs qui sont impliqués dans l’arrestation de Caluire le 21 juin 1943.
Les circonstances de sa mort, officiellement en gare de Metz, des suites des tortures subies de la part de Klaus Barbie, ne sont pas connues. Le certificat de décès qui mentionne la date du 8 juillet 1943 n’a été rédigé par les autorités allemandes que le 3 février 1944. Entre-temps, le corps rapatrié à Paris, a été incinéré et enterré dans le carré des anonymes.
Le précurseur de la refondation républicaine
Au-delà de la trajectoire personnelle de Jean Moulin, cette évocation de François Berriot permet de comprendre la trajectoire d’un homme, issu de ce creuset républicain que la gauche radicale pouvait constituer, et la figure tutélaire d’Antoine–Émile Moulin a certainement pesé. Mais dans le même temps, Jean Moulin est un homme de son temps, on dirait aujourd’hui dans le vent, aimant la vie, l’amour, les femmes. Il a su forger son corps lors de ses séjours en Savoie avec le ski et la randonnée, dans les criques du Finistère en pratiquant la voile et les sports nautiques. Et en même temps, celui que l’on qualifierait de « beau gosse », se révèle comme un redoutable organisateur, capable de dissimulation, vivant dans la clandestinité tout en soignant sa couverture, sous les traits d’un paisible marchand d’art.
Pendant son séjour lyonnais, l’ancien préfet envisage déjà la réorganisation du pays, la remise en ordre de son administration à la libération. Mais son combat, son dernier combat, plus encore que son mutisme face aux coups et à la torture, c’est celui du bâtisseur qui ouvre, avec la constitution du conseil national de la résistance les bases de la Refondation républicaine qui constitue notre héritage commun.
François Berriot a su montrer pendant deux bonnes heures, d’une exceptionnelle densité, à 150 jeunes gens du biterrois, que cet héritage valait mieux que cette instrumentalisation mémorielle à laquelle des édiles de rencontre ont voulu se livrer sur la terre natale de Jean Moulin.
Bruno Modica
Président des Clionautes
Professeur d’histoire-géographie
Lycée Henri IV de Béziers