Organisée par la Fondation de la Résistance, animée par Antoine Prost, en présence de Bruno Leroux qui distribue et commente la bibliographie annuelle de la Résistance, cette table ronde réunit deux historiens de la résistance pour débattre d’un « sujet hautement sensible est tout à fait central » que l’historiographie la plus récente, à commencer par les ouvrages des deux intervenants, a profondément renouvelé. En désaccord sur la définition de la résistance, ils le sont aussi sur son attitude à l’égard de la persécution des juifs.
Jacques Semelin est professeur à Sciences-Po (Paris) et directeur de recherche au CNRS. C’est un universitaire spécialiste de la résistance civile (notion qu’il a contribué à définir http://www.clio-cr.clionautes.org/spip.php?article3648 ), de la violence de masse et du génocide. Sa thèse publiée en 1989, « Sans armes face à Hitler, la résistance civile en Europe (1939-1943) » est un ouvrage de référence, ainsi que Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Seuil, 2005. Il vient de publier Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des juifs en France ont échappé à mort, Les Arènes-Seuil, 2013. http://www.clio-cr.clionautes.org/persecutions-et-entraides-dans-la-france-occupee-comment-75-des-juifs.html
Membre de l’Institut universitaire de France, rédacteur en chef de la revue XXe Siècle, professeur des Universités à l’École normale supérieure de Cachan, Olivier Wieviorka est un historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, de la France sous l’Occupation et de la résistance française. Il est l’auteur d’une Histoire du Débarquement en Normandie (Le Seuil, 2007), d’une histoire du mouvement de résistance « Défense de la France » (Une certaine idée de la Résistance. Défense de la France, Le Seuil, 1995, réédit. 2010) et d’une histoire politique de la mémoire française de l’Occupation (La Mémoire désunie. Le souvenir politique français des années sombres, de la Libération à nos jours, Le Seuil, 2010). Il vient de publier Histoire de la Résistance 1940-1945, Perrin, 2013. http://www.clio-cr.clionautes.org/histoire-de-la-resistance-1940-1945.html
Antoine Prost affirme que l’histoire de la persécution des juifs en France a toujours été faite à partir des sources fournies par l’État antisémite et que, de ce fait, elle était « biaisée par un effet de source », comme le montrent les thèses défendues dans l’ouvrage de Paxton et Marrus, Vichy et les Juifs, Calman-Lévy, 1981. Puis il donne la parole à Jacques Sémelin.
Jacques Sémelin espère ouvrir une nouvelle phase de l’historiographie qui prenne en compte les 75 % de juifs survivants à la déportation, ce qui représente un cas singulier en Europe occidentale. Paxton et Marrus, affirme-t-il, oublient ces 75 %. Pour sa part il entend penser à la fois le processus de déportation et celui de non déportation. Il rappelle sa méthode, « souple, mais non dénuée de rigueur » : l’utilisation d’un corpus de témoignages d’individus juifs ayant échappé à la déportation. Six journaux intimes écrits entre 1940 et 1944 ont été privilégiés comme source historique principale. L’auteur a d’autre part constitué un corpus de référence de témoignages écrits ou oraux, produits après-guerre entre, 1953 et 2012. Sur les quelque 200 témoignages consultés, il en a retenu 17, les plus précis, les plus chronologiquement cohérents et les plus complets, émanant de dix juifs français et de sept juifs étrangers, parmi eux Annie Kriegel, née Becker, et son frère, Jean-Jacques Becker, Saul Friedländer, Stanley Hoffman et Léon Poliakov. Parallèlement il a conduit une série de 30 entretiens, en particulier avec des Français juifs non déportés, qui n’avaient en général jamais fait le récit de leur vie durant cette période à un historien. À ce corpus de base ont été ajouté une soixantaine de témoignages complémentaires, pour illustrer des points particuliers de l’étude. Il se défie de voir écrit une histoire rose du sauvetage des juifs de France. « Je rentre dans leur histoire de vie et de survie. Je me suis laissé prendre par l’émotion. À la fin je tire tous mes fils et je propose un nouveau paradigme ».
Il y a eu un antisémitisme d’État, mais la population française dans son ensemble n’a pas été hostile aux juifs. De 1940 à 1942, elle s’est montrée indifférente. Avec les rafles, l’opinion est choquée et apparaissent les premiers signes de sympathie, voire d’entraide, qui sont de petits gestes. « J’identifie des personnages-clé de l’entraide : l’hôtesse, l’Ange gardien, le faussaire, le passeur, qui d’ailleurs ne sont pas toujours désintéressés ». Il définit le concept de « réactivité sociale » qu’il a élaborée : venir en aide à qui l’on ne connaît pas et qu’on sent vulnérable et menacé. Ce n’est pas de la résistance, et tandis que cette attitude se manifeste, la délation, la dénonciation et l’indifférence continuent.
À partir de 1942 des actions organisées et conscientes se sont développées que l’on peut caractériser comme étant de la résistance civile orientée vers la survie de personnes et non vers la libération du pays. Il s’agit d’organisations juives, chrétiennes ou communistes. Si l’on adopte, avec Jacques Sémelin, cette conception élargie de la résistance, elle n’est pas restée indifférente à la persécution des juifs et a contribué au sauvetage des trois quarts d’entre eux. Mais le sujet délicat concerne l’attitude de la résistance classique, France libre et organisations de la résistance intérieure. C’est sur ce point que le désaccord va se montrer très net entre les deux intervenants, et leurs échanges vont devenir assez tendus.
Jacques Sémelin affirme que la résistance classique n’est pas restée inactive et qu’avant de l’accuser d’être resté indifférente au sort des juifs (c’est la thèse d’Olivier Wieviorka), il faut faire l’effort, pour la comprendre, de restituer l’univers mental des acteurs de l’époque et de contextualiser leur conduite. Il est vrai, reconnaît Jacques Sémelin, que les juifs disparaissent des préoccupations de la radio de Londres assez vite. L’historien juge va chercher à mettre en avant une décision intentionnelle de nature politique : ne pas en parler car les Français sont divisés et beaucoup sont antisémites. Mais si l’on fait l’effort de comprendre l’univers mental des Français libres, on peut estimer que, dans une logique de guerre totale, de destruction de l’ennemi, il n’y a pas de protection possible de la population civile, dont les juifs font partie. Il faut d’ailleurs constater que les responsables d’autres radios présents à Londres agissent de même. Poursuivant dans la même direction il ne veut pas admettre que la résistance intérieure se soit désintéressée du sort des juifs et fait remarquer que 22 % des Justes sont membres d’un mouvement de résistance et que les circuits clandestins de l’OSE (Organisation de secours aux enfants) fonctionnent mieux quand la résistance est implantée que quand elle est absente : « Sur le terrain il y a capillarité entre les organisations de résistance et le sauvetage ».
Avec une certaine solennité Jacques Sémelin conclut ainsi : « J’appelle mes collègues à sortir de l’histoire du soupçon. Dans les années 1980, avec la conscience de la Shoah, la charge du soupçon s’est inversée : il s’est tourné vers les non juifs, leur demandant de rendre compte : qu’a-t-il fait ou pas, qu’a-t-il dit ou pas pour aider les juifs ? Je souhaite que l’histoire se libère de la suspicion et de la culpabilisation. »
Olivier Wieviorka répond sur un ton assez vif car il s’est senti plusieurs fois concerné par des attaques contenues dans l’exposé de son collègue.
– Vichy aide à la déportation, avec sa police, ses gendarmes, et la SNCF. De plus, Vichy mène sa propre politique antisémite autonome. Et en même temps 75 % des juifs sont sauvés. La survie des juifs vient des juifs eux-mêmes et de l’entraide des non juifs. Jamais la résistance organisée n’a considéré le sauvetage des juifs comme une priorité. Il propose de comparer avec son attitude à l’égard du STO : pour lutter contre le travail obligatoire, la France libre et la résistance intérieure se sont mobilisées, l’enjeu était militaire et politique. Face à la persécution, ells sont restées indifférentes.
– Une partie de la résistance partage des préjugés antisémites, c’est particulièrement net à Défense de la France et à l’OCM.
– Bien des organisations craignent d’alimenter l’antisémitisme et de heurter une opinion publique antisémite.
– Toute la résistance croit que le problème sera réglé grâce à la victoire.
– Le modèle républicain a pu se révéler aveuglant par ce que tous les Français se sentent victimes, et que l’idée d’une distinction entre les catégories de victimes a pu être choquante.
Olivier Wieviorka affirme donc que la résistance organisée ne se ne s’est pas mobilisée, ce qui n’exclut évidemment pas qu’à la base, des individus membres de la résistance aient pu le faire. Il conteste l’argument qui consiste à affirmer que, de toute manière, on ne pouvait connaître le sort des juifs : « Certes on ne connaît pas la destination, les camps d’extermination, mais chacun voit qu’on met les juifs dans des trains qu’on les envoie dans des camps de travail, et néanmoins la résistance ne fait rien. Or pour le STO, elle réagit. » Jacques Sémelin, reprend l’argument de l’univers mental des acteurs : « Ils sont dans une guerre totale, ils sont entrés dans un autre univers mental ». « Je ne suis pas convaincu de l’univers mental de guerre totale », reprend Olivier Wieviorka, « la politique joue aussi, De Gaulle à la moitié de son temps occupé par Giraud. Par contre je dis que ce qui empêche de comprendre c’est un univers mental républicain : un juif est une victime comme une autre. »
Le désaccord est profond. Antoine Prost reproche à Olivier Wieviorka de « radicaliser trop » et insiste pour que la chronologie soit solidement prise en compte : ainsi en mars 1941, la lettre du pasteur Boegner, qui n’était pas destinée à être publiée, commence par affirmer qu’il y a une question juive. Il rappelle enfin qu’il il y a une résistance organisée de sauvetage des juifs, ce que reconnaît Olivier Wieviorka.