Pierre Laborie s’exprime devant cinq classes de première et de terminale accompagnées de leurs professeurs. Il se présente comme un historien spécialiste des imaginaires sociaux et des opinions. Il prévoit de parler durant 40 minutes, mais son intervention durera un peu plus d’une heure un quart, suivie avec une exceptionnelle attention par les 167 élèves présents. Un grand moment dans la mesure où un historien de très haut niveau s’exprime avec unes simplicité, une clarté et une précision remarquables. Il affirme ne détenir aucune vérité et vouloir seulement proposer une réflexion. Il annonce un exposé en trois points : les rapports de l’histoire et de la mémoire, la singularité de la résistance comme événement, le rôle de la mémoire sur la construction de l’idée de résistance et la présence de contre mémoires de la résistance.
1. Les rapports de l’histoire et de la mémoire
C’est une question bien connue mais qui n’est pas encore réglée dans la mesure où la confusion médiatique demeure constante entre l’histoire et de la mémoire. Histoire et mémoire sont deux modes d’accès au passé, deux approches indissociables mais fondamentalement différente.
Caractéristiques de la mémoire :
– Elle est l’expression de la fidélité, souvent aux victimes.
– Elle est l’un des éléments de l’affirmation identitaire : à travers l’idée qu’on se fait du passé se construit l’identité.
– Elle procède par certitudes. Elle affirme de façon intangible, revient rarement sur ce qu’elle a dit. La remettre en cause est périlleux.
– Elle est très souvent une relecture du passé à partir des préoccupations du présent : c’est le présent du passé.
– Contrairement à ce qu’elle dit, elle ne lutte pas contre l’oubli : elle est une organisation de l’oubli, elle crée des trous de mémoire. Prenons l’exemple du film de Marcel Ophul, Le chagrin et la pitié. On n’en a fait une leçon d’histoire alors que c’est un film sur la mémoire. Marcel Ophuls affirme qu’il a fait un portrait fidèle de la vie sous l’occupation. Il est sans doute sincère, mais pour l’historien il n’en est rien. Clermont-Ferrand et la ville où fut fondé le mouvement libération avec Jean Cavaillès. Or le film ne dit pas un mot de cet événement. Clermont-Ferrand a été la ville où fut repliée l’université de Strasbourg ; beaucoup de jeunes étudiants strasbourgeois se sont engagés dans la résistance et la répression fut très importante. Le seul professeur tué dans son amphithéâtre le fut à Clermont-Ferrand, or le film de Marcel Ophuls ne fait pas une seule référence à ce fait. Prenons un autre exemple, celui de la mémoire de la libération de la Normandie. On a complètement oublié le nombre de morts considérables et les destructions par les bombardements : on ne parle que des soldats américains sur les plages du Débarquement. On n’ose pas parler des 60 000 morts français sous les bombardements alliés. Ces morts furent exploités par Vichy, et en parler semble être assimilé à un parti pris pour Vichy.
On le voit, la mémoire fausse les choses. Elle attire des soupçons sur le travail de l’historien. Néanmoins il ne faut pas faire le procès de la mémoire : c’est par exemple grâce à elle qu’on a pu s’intéresser de près à l’histoire de la Shoah en France ; c’est le réveil de la mémoire juive qui a déclenché les recherches historiques.
Caractéristiques de l’histoire
– Le rôle de l’histoire est d’expliquer, il n’est pas de juger ni de donner des leçons. L’historien n’est pas un procureur. La mémoire au contraire pose des injonctions : c’est précisément la fonction du fameux « devoir de mémoire ».
– L’histoire est la recherche permanente de la vérité, le travail essentiel de l’historien c’est d’interpréter, de donner du sens. Le bon historien remet en cause son propre discours. Jean-Pierre Vernant, qui fut résistant et historien de l’Antiquité, aimait à dire que depuis 1860 les historiens de l’Antiquité travaillaient sur les mêmes documents épigraphiques et ils ne cessaient de faire une histoire différente.
– L’histoire est un savoir critique. Elle cherche à éveiller l’esprit critique. L’historien doit être un « sauve mémoire » est un « trouble mémoire » à la fois.
2. La singularité de la résistance comme événement
Pierre Laborie se dit en total désaccord avec le général De Gaulle qui qualifie la résistance comme un simple épisode de la guerre de 30 ans, cette guerre qui aurait opposé la France et l’Allemagne de 1914 à 1944.
– On est convoqué à la guerre, on est mobilisé. Il faut « entrer » dans la résistance. C’est un choix fondé sur le volontariat et la conscience. Un choix presque toujours individuel, qui se fait dans la solitude et qui est très compliqué. Pierre Laborie sourit d’une scène qu’il a vue dans la série diffusée sur France 3 « Un village français ». Une jeune stagiaire dit au directeur d’école : « Je veux faire de la résistance ! ». On fait la guerre, on ne fait pas de la résistance !
– Tout ce qui touche à la résistance est fondamentalement rattaché à l’idée de secret, de mystère, de clandestinité. La résistance est une expérience qui n’a pas été vécue en direct par les contemporains, à l’exception de quelques milieux ruraux au contact des zones de maquis. C’est en ce sens que la résistance appartient à l’imaginaire social, elle se construit à partir de l’idée qu’on se fait d’elle, à partir de ce que l’on reçoit de la réalité et non à partir de cette réalité. Il n’y a pas immédiateté entre l’événement et sa réception : on a pu vivre quasiment en direct de l’armistice de 1918,ou la victoire du Front populaire, alors qu’on ne peut qu’avoir entendu parler de la résistance, elle n’entre pas dans le champ de l’expérience directe et elle fonctionne donc largement selon la rumeur. Le secret va devenir suspicion : si la résistance se cache, c’est qu’elle a des choses à cacher. Ainsi s’établit une confusion entre la légende et le légendaire : le légendaire est un récit construit pour rendre accessible en racontant, il est nécessaire car il est difficile de percevoir la réalité de la résistance.
– La résistance manque d’armes, malgré les parachutages beaucoup de résistants sont peu armés jusqu’au début de 1944. Il n’en va évidemment pas de même des militaires qui font la guerre.
– Le résistant à un rapport à la mort très différent de celui qui existe pour le soldat dans la guerre conventionnelle. Pierre Laborie cite cette belle phrase d’Albert Camus : « Les résistants se sont désignés à la mort ». Les balles frappent au hasard sur le front, aucun soldat ne sait qu’il va mourir. Entrer en résistance c’est accepter d’emblée la mort. La résistance a d’ailleurs été le massacre d’une élite. Camus se sent coupable car s’il est resté en vie, pense-t-il, c’est parce qu’il n’en a pas assez fait. Jean-Pierre Vernant se sentait coupable d’avoir incité de jeunes hommes qui furent fusillés par la suite, à entrer dans la résistance.
– Les femmes ont largement participé à la résistance. Cette différence est fondamentale car les femmes, sauf exceptions, ne font pas la guerre.
– La trahison joue dans la résistance un rôle sans commune mesure avec celui qu’elle joue dans la guerre. Pierre Laborie évoque à ce propos le film l’Armée des ombres.
– Le but de la guerre c’est de réduire l’ennemi, de le vaincre. La résistance n’a jamais eu la prétention de battre l’armée allemande, son objectif était de la maintenir dans un état d’insécurité.
La résistance est donc profondément différente de la guerre. Ce qui conduit à se poser la question de la pertinence des concepts empruntés à la guerre conventionnelle pour apprécier la résistance : compter les effectifs, poser la question de l’efficacité militaire de la résistance, est-ce la bonne façon de l’appréhender ?
3. Les mémoires de la résistance. Critique de la thèse du résistancialisme.
Il y a des mémoires de la résistance. L’image actuelle est une image brouillée. Vos manuels d’histoire disent qu’en France, de la libération aux années 70, 1973 plus précisément, avec le film Le chagrin et la pitié, la mémoire de la résistance a été hégémonique. Un néologisme a été créé (en 1987 par Henri Rousso) pour désigner le mythe selon lequel les Français auraient unanimement et naturellement résisté depuis le début de la guerre. Le résistancialisme est même presque une accusation puisque qu’il aurait eu une fonction d’écran aurait empêché d’autres mémoire d’existers, maintenant par exemple la Shoah en France dans l’oubli.
Pierre Laborie remet en cause avec vigueur cette prétendue hégémonie. Il affirme et démontre que pendant cette même période, il y a eu de façon précoce et permanente une «contre mémoire » de la résistance, maintenue avec violence par ceux qui n’ont cessé d’attaquer et de remettre en cause la résistance. C’est faire preuve d’un énorme trou de mémoire que d’affirmer l’existence de ce « mythe résistancialiste ». Il apporte deux arguments à sa démonstration : la critique externe constante de la résistance d’une part, la division des résistants entre d’autre part.
Il évoque d’abord la critique de la résistance dans la littérature des années 1950, par les écrivains qu’on appelle « les Hussards », Roger Nimier, Marcel Déon, Jacques Laurent, Marcel Aymé, Antoine Blondin, qui se donnent des airs d’anticonformistes et d’esprits libres et qui se servent de leur talent pour dénoncer la résistance comme une imposture. Ainsi Antoine Blondin raconte-t-il qu’il est allé voir « Le bétail du rail », « un film sur l’abattage clandestin financé par le ministère de l’agriculture ». C’est d’ailleurs peu de temps après la libération que le terme « résistantialisme » (avec un T) a été inventé par l’extrême droite pour critiquer la résistance, évoquant tout particulièrement le soi-disant bain de sang aurait été l’épuration. Henri Rousso a repris le terme en en changeant légèrement l’orthographe pour qualifier autre chose : l’hégémonie prétendue de la mémoire de la résistance. Ce terme est donc particulièrement ambigu et Pierre Laborie invite les professeurs à faire attention à l’usage des mots
Les résistants eux-mêmes ne forment pas un bloc homogène, au contraire. La mémoire communiste de la résistance et la mémoire gaulliste se sont violemment affrontées. Le rédacteur de ce compte rendu se permet d’observer que cet argument est moins convainquant car les deux affirment que le peuple français a été résistant dans son ensemble.
« Il est faux d’affirmer une mémoire résistante hégémonique dans l’après-guerre. C’est une reconstruction. Il faut le dire dans les cours et dans les manuels d’histoire ».