Le colonel Cottard pose un certain nombre de questions à ses trois intervenants, de manière à cadrer le débat :
– Sergent-chef Douady : pourquoi s’engage-t-on ? quelle formation ? qu’est-ce que faire la guerre aujourd’hui ?
– Colonel Gout : quel est le poids dans la machine dans la guerre actuelle ? Au Mali, les hélicoptères sont arrivés les premiers.
– Général Barrera : y a-t-il une continuité dans la façon de mener la guerre ? Comment devient-on chef ?
Le sergent-chef Douady s’est engagé le 11 septembre 2001, après ses trois jours. La date est due au hasard. Un régiment, c’est un collectif, des frères, pas des individualités. Au début, il est grenadier voltigeur, maintenant il est tireur d’élite (spoter, c’est-à-dire qu’il désigne les cibles). Il libère les militaires pris par l’ennemi. Sa première mission fut la Bosnie en 2002, une mission dangereuse, avec des gens qui avaient fait Sarajevo en 1992. Il défend son pays, ses amis vont au combat, son chef va au combat. Il suit son unité. Tout cela est très différent des films, les liens entre le soldat et le chef sont fondamentaux, ils font la même chose. Il en en Côte d’Ivoire en 2003, a l’impression d’avoir des responsabilités (il les avait avant mais il ne s’en rendait pas compte). Il devait partir un mois, il est resté six mois, ce qui pose des problèmes dans la vie de couple. Les populations sont très diverses en Côte d’Ivoire, il y a beaucoup d’étrangers, peu d’Ivoiriens de souche, la végétation est très variée, les coutumes des populations doivent être respectées (l’action de l’armée française vis-à-vis des populations locales est très différente de celle de l’armée des Etats-Unis, qui arrive en territoire conquis). Les conditions de vie sont difficiles, il a perdu 17kg en 6 mois. En 2004, la Côte d’Ivoire devient plus compliquée. Il a aussi combattu en Afghanistan.
Colonel Cottard : Que dites-vous aux jeunes engagés ?
Sergent-chef Douady : l’armée est l’émanation de la Nation et donc en général les engagés sont en échec scolaire, parce que c’est un des problèmes de la Nation. Ils vont tous dans une section et on donne la force à la section, en rappelant notamment l’histoire du 2ème RIMA, créé par Richelieu. On cherche à dénicher ceux qui viennent juste pour échapper au chômage. Si il arrive un drame dans le collectif (un mort), c’est une faiblesse parce qu’on a vécu avec lui. Un des amis du sergent-chef a été tué par une roquette, mais 5 minutes après, il faut repartir au combat, la mission est sacrée. Ce qui est dur à maîtriser, c’est de faire payer sans se venger. Le sergent-chef a subi des conséquences psychologiques, il s’est réfugié dans l’alcool, a été soigné en hôpital psychiatrique. Le lien entre l’Armée et la Nation dure une journée, le 14 juillet ; un soldat amputé souffre toute sa vie.
Le colonel Gout commande un régiment d’hélicoptères de combat, a servi en Afghanistan, en Libye et au Mali. La machine ne fait pas tout, l’homme est la priorité. Son régiment est composé de 25 hélicoptères, il doit être autonome pour agir, c’est-à-dire gérer les réparations, les pompiers, les contrôleurs aériens, la logistique…Sa mission en Mali était de dominer Tombouctou, c’est-à-dire de protéger tous les axes de communication pour Tombouctou. Le Tigre est un hélicoptère doté d’une puissance de feu considérable (4 à 6 km). Mais en fait il fonctionne en trinôme : le Gazelle est doté de missiles anti-chars, le Tigre d’obus et de roquettes anti-personnel et le Puma qui peut-être armé mais qui surtout transporte 6 à 8 hommes qui récupèrent l’équipage abattu, mort ou vif. C’est la complémentarité qui est importante, la machine est un moyen comme un autre de jouer une partition tactique. L’important c’est l’humain, repérer l’homme qui ne va pas bien, dont la famille ne va pas bien, le chef doit effectuer ce suivi et envoyer dans une zone où les combats sont moins intenses un homme qui ne va pas bien. Les hommes donnent la mort, ils le savent, ils le voient : ils ne se posent pas de question car ils remplissent leur mission. C’est le regard attentif du chef à leurs côtés qui explique la confiance des hommes dans leur chef et leur permet d’anticiper avant que le chef ne donne un ordre.
Le général Barrera explique que la guerre est à la fois un problème de capacité (savoir faire la guerre) et de volonté (vouloir faire la guerre) avec un facteur chance/malchance. Ce qui a changé ces dernières années, c’est la rapidité accrue entre celui qui voit l’ennemi et celui qui tire. C’est une bataille du renseignement, et les armes peuvent tirer à plusieurs kilomètres. L’environnement politico-médiatique pose parfois problème : ainsi la phrase « faire la guerre avec zéro mort » est idiote. Faire la guerre consiste à avoir le courage politique d’affronter des pertes et le courage militaire d’avoir des morts. En Afghanistan, à la fin, les soldats ne voulaient plus de morts, mais au Mali, ils étaient prêts à être tués.
Les invariants à la guerre sont : l’affrontement de deux volontés ; le fait qu’on ne sait pas ce qu’il y a en face (le « brouillard de la guerre ») ; les principes de la guerre, fruits de l’expérience des guerres passées et qui reposent sur deux idées : pas un pas sans appui, pas un pas sans renforts ; et les forces morales. Le chef doit être bien informé et organiser des entraînements en permanence pour la préparation opérationnelle. Il doit avoir les équipements nécessaires, avoir une bonne cohésion et connaître les aptitudes de chacun. Il doit faire montre d’intuition, c’est-à-dire évaluer le bilan des pertes, d’exemplarité (pas de tente climatisée pour le général). Enfin il doit avoir une vision de haut, croisant l’intérêt de la manœuvre et l’intérêt général. La France a beaucoup d’expérience, elle est en guerre depuis vingt ans (Afghanistan, Balkans, Golfe, Côte d’Ivoire, Libye, Mali), tout le monde est engagé en permanence.
Les questions ont été nombreuses :
- Qu’en est-il du terrorisme ? c’est un mode d’action qui conduit à des guerres asymétriques. Au Mali, il ne s’agissait pas du tout de religion mais de narco-trafiquants. Le nord Mali est une plaque tournante pour la drogue. Nous avons découvert au Mali des enfants-soldats, des usines de fabrication de bombes artisanales, des manuels pour découper les têtes. En général, les terroristes se cachent au milieu de la population et l’armée ne peut agir. Au Mali, ils se sont réfugiés dans le désert, l’armée a pu agir.
- Quel rapport entretient l’armée avec les ONG ? Parfois elles sont hostiles à l’armée car elles pensent que l’armée vient faire du renseignement. Mais l’armée et les ONG sont complémentaires. Les militaires font aussi de l’humanitaire, de la reconstruction. Chaque ONG a sa culture, mais toutes ont peur d’être instrumentalisées. Mais parfois aussi, il existe des pseudo-ONG qui apportent de l’armement.
- Est-il fréquent d’avoir à tuer ? Ce n’est pas la question, même si le fait de tuer marque. On tue quand sa vie est en danger ou quand la vie de son ami est en danger. Il existe un code d’honneur dans les armées occidentales : on ne tire pas sur les prisonniers de guerre, on ne fait pas n’importe quoi.
- Quel est le poids de l’éthique ? On y pense tout le temps. Les règles d’engagement sont précises : tant qu’il n’y a pas d’intentions hostiles, on laisse passer.
- Le corps de santé est externalisé. Comment l’armée le vit-elle ? on externalise tout ce qui n’est pas impliqué dans le combat. On retire des hommes. Mais les médecins et infirmiers en première ligne ne sont pas externalisés.
Evelyne Gayme