Pour ma dernière table ronde des RDVH de Blois en tant que rédacteur des Clionautes, je n’imaginais pas tant de raffut. Je m’étais inscrit, bêtement attiré par le sujet, (Georges Clemenceau, un rebelle ?), n’ayant pas lu qu’un des intervenants prévus était Manuel Valls. Autant dire que cette table ronde n’en fut pas vraiment une, et qu’en conséquence mon compte-rendu n’en sera pas vraiment un. On est là aux frontières du journalisme. Il a d’abord fallu qu’avec ma collègue Cécile Valin on se rue de l’amphi 1 de la faculté (où l’on venait d’assister à une excellente table ronde sur les révolutions paysannes) vers la salle de la Halles aux Grains en passant par les issues de secours, abusant quelque peu (pas trop, quand même, les badges coupe-file étant très efficaces) les services de sécurité pour se retrouver finalement bien placés.
Le premier ministre arrive au dernier moment, très applaudi. Dans la foule au premier rang, on aperçoit Jacques Lang, qui s’endormira rapidement. Grand messe donc. A peine Valls est-il installé qu’un jeune homme se lève et commence à lire un texte. Paradoxale situation ! Au sein des RVDH consacrés aux rebelles, voilà l’impudent vite raillé et assourdi par la foule furieuse. Enfin, quoi ! Que vient faire ce rebelle de gauche dans cette Halle ? Informations prises, il s’agissait d’un intermittent du spectacle. Il sera vite évacué manu militari. Je ressens un certain malaise. Mais, au fond, c’est plutôt en concordance avec Clemenceau, non ? Ne traîne-t-il pas une réputation de briseur de grèves ? Mais je m’égare peut-être….
Le trublion chevelu muselé, la table ronde peut commencer. Jean Garrigues, auteur de « Le monde selon Clemenceau » (Tallandier, 2014) mène le débat où interviennent Manuel Valls et Jean-Noël Jeanneney, président du Conseil scientifique des RDVH. Autant dire que les trois hommes ont une vision positive, voire même parfois quelque peu hagiographique, de Clemenceau. Il n’y aura donc pas de contradiction, ni de questions du public en fin de période (dès fois qu’un autre trublion ramène sa fraise, on ne sait jamais).
On comprenait rapidement que cette table ronde était l’occasion pour Manuel Valls de montrer une fois de plus son attachement à la figure de Clemenceau, qui reste son modèle politique et dont, en 2013, il avait imprimé une citation sur sa carte de vœux annuelle : « Il faut d’abord savoir ce que l’on veut, il faut ensuite avoir le courage de le dire, il faut ensuite l’énergie de le faire ». Valls, Jeanneney et Garrigues discuteront alors beaucoup de la notion de pouvoir, de ce que fait la gauche au pouvoir, de sa difficulté à exercer le pouvoir sans renier ses idéaux. Un débat qui se focalisait sur deux conceptions de la gauche, celle de Jean Jaurès, immaculée par la gloire d’une mort héroïque et chevauchant sur de grands idéaux, et celle de Georges Clemenceau, un radical pragmatique finalement plus proche de Churchill que de Jaurès. Clemenceau qui choisit l’exercice difficile du pouvoir, ce que Jaurès ne fera jamais.
Sur le fond historique de la table ronde, que retenir ?
Il y a certes des moments où Clemenceau fut un rebelle : dreyfusard, défenseur des impressionnistes, communard modéré (mais déjà effrayé par les débordements violents de la foule), « bouffeur de curé », anticolonialiste, antipaternaliste, pourfendeur de l’idée d’une supériorité de la supériorité des races européennes sur les autres. Mais, plus qu’un rebelle, c’est avant tout un homme atypique, un inclassable, un « ovni » comme le dira Jean Garrigues. Héritier de la révolution française, cet ancien médecin de quartiers pauvres voulait, selon Jean-Noël Jeanneney, une réelle solidarité sociale, mais dans le respect de l’ordre républicain avant tout. Il pense que le désordre des grèves nuit aux plus faibles et aux plus fragiles, d’où sa tendance à réprimer les grèves tout en soutenant en même temps le droit de grève. C’est un homme qui croit en l’individu, ce qui est mal perçu à gauche, et qui se méfie des grands corps constitués comme les gens d’église ou même les socialistes qu’il voit parfois en « jésuites rouges ». C’est l’idée qu’on puisse imposer une religion ou une doctrine politique à un individu qui inquiète Clemenceau. Jeanneney et Garrigues font aussi apparaître un Clemenceau très humain, amoureux jusqu’à sa mort, féroce mais aussi drôlement piquant dans ses commentaires, passionné de littérature, d’art, maîtrisant plusieurs langues étrangères (ce qui est rare à l’époque) et « comprenant la complexité des civilisations » (Jeanneney). Au général Foch qui lui reproche de ne pas avoir poursuivi les Allemands en 1918 jusque dans la Ruhr, il répondra « je ne voulais pas faire une Alsace-Lorraine à l’envers ». Autre signe d’indépendance farouche, il refusera un poste à l’Académie Française.
On le voit, la figure de Clemenceau est très complexe et s’apparente plus à celle d’un franc-tireur politique qu’à une grande figure d’un mouvement politique. C’est peut-être pour cela que peu de personnes à gauche se réclament de lui, préférant nettement Jaurès, qui plaît à tout le monde, même à droite où Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen se réclament de lui. Il est évident qu’au vu de la personnalité particulière de Manuel Valls, ce constat est très porteur de sens.
Mathieu Souyris, collège Saint-Exupéry, Bram.