Cette conférence est présentée par Patrick Boucheron, professeur d’histoire du Moyen Âge à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qui a écrit notamment : Le pouvoir de bâtir : urbanisme et politique édilitaire à Milan (XIVe-XVe siècles), en 1998 ; Léonard et Machiavel, en 2008 ; Histoire du monde au XVe siècle, en 2009 ou encore Conjurer la peur : Sienne, 1338, essai sur la force politique des images, en octobre 2013.

Introduction
Michel Ange (1475-1564) est un rebelle de par son génie, son fort caractère et par l’affirmation de son statut d’artiste face à ses commanditaires tels que Jules II. Néanmoins, Michel Ange est face à une limitation de son statut d’artiste par ses mécènes au XVIe siècle et n’est pas un rebelle en tant que tel mais se positionne dans une sociologie de son temps étant un artiste et un sculpteur contrarié. Il est prisonnier de sa charge d’architecte en chef du pape et ne finit pas ses sculptures. Ici, Patrick Boucheron se propose de faire une socio-histoire de l’artiste et de sa quête de la renommée et prend le parti de ne pas montrer d’images pour faire de l’histoire des arts et non de l’histoire de l’art.

Un caractère, marqueur de sa renommée
Le comportement de Michel Ange, décrit comme « terrible » par Vasari dans ses Vies, permet de l’identifier au sein d’un ensemble d’artistes caractéristiques de l’époque : Raphaël est délicat, Botticelli est viril, etc. Ce caractère lui permet de constituer un personnage, de faire de lui une personne atypique qui ne peut être oubliée. D’ailleurs, Vasari écrit deux éditions des Vies, en 1550 et en 1565. Michel Ange est le seul à être dans les deux éditions : dans l’une, il est encore vivant alors que tous les autres artistes étudiés par Vasari sont morts, montrant que sa personnalité est particulière et qu’il fait partie des valeurs de la Renaissance et dans l’autre, Michel Ange est mort et Vasari décrit son cortège funéraire jusqu’à San Lorenzo. Vasari utilise la mort de Michel Ange pour achever sa courbe expliquant la Renaissance, qui part de Duccio à Sienne avec un retable sur Marie et la procession civique vers un lieu de culte qui l’accompagne et qui se termine par la procession faite à Michel Ange lors de sa mort. Vasari montre le passage du culte de l’œuvre au culte de l’artiste, son comportement étant un chef-d’œuvre en tant que tel.

Le passage de l’artisan à l’artiste : la naissance du « génie ».
Né en 1475, Michel Ange commence son apprentissage dans une bottega et parvient à rentrer dans le cercle des artistes florentins qui sont proches de Laurent le Magnifique, au moment où Léonard de Vinci se trouve à Milan au service de Ludovic le More. Même si Florence est gouvernée par un « prince », l’idéal politique demeure la république. Après Laurent le Magnifique, le David de Michel Ange, en 1504, est à la dimension de Goliath, pesant 5 tonnes, symbolisant le républicanisme florentin comme l’avaient fait auparavant Donatello et Léonard de Vinci. Une des clés de la réussite de Michel Ange est d’avoir été reçue à Rome, pendant les guerres d’Italie, sous Jules II, qui recueille une sorte de diaspora artistique. Sous Jules II, le comportement de Michel Ange, pendant l’élaboration de la chapelle Sixtine, est représentatif d’un passage de l’artisan à l’artiste. La confrontation entre le pouvoir politique et l’artiste crée une telle tension, qui contribue à l’élaboration du génie artistique, inventée par Léonard de Vinci (la Cène) en contradiction avec le contexte de l’époque, des corporations, des conditions de travail des artisans, sous contrats. Cela fait écho au comportement d’Alberti, qui avait fait son autobiographie, son autoportrait mais avait été encore soumis à un contrat avec des heures de travail très précises. L’extravagance de l’artiste contribue à cette invention du génie artistique, à la prise en compte de l’oisiveté artistique, avec des règles propres sans contraintes de travail. Les artistes, qui se confrontent aux acteurs politiques, recherchent l’autonomie afin d’acquérir une légitimité.

Michel Ange, peintre, sculpteur et architecte
La triade des beaux-arts est la peinture, la sculpture et l’architecture. Ce qui lie ces trois éléments est le dessin. A l’époque, la tyrannie du visuel règne contrairement à l’époque médiévale où l’ordre et l’harmonie sont les mots d’ordre. Il faut, dès le départ, être peintre car c’est celui qui donne les ordres pour les autres arts. La sculpture est vue comme salissante, bruyante. Dans les nus de Michel Ange, on peut voir une opposition avec ceux de Leonard de Vinci, graciles et délicats. Cette rivalité est aussi théorique : Michel Ange décrit la sculpture comme un combat contre la matière, d’homme à homme alors que pour Léonard de Vinci, c’est un travail de boulanger. Michel Ange décrit, dans des sonnets, l’activité de sculpteur : l’ultime sculpteur est, dans l’idéal, celui qui pourra donner un seul coup sur un bloc pour faire l’œuvre entière. La question de l’inachèvement des œuvres sculptées de Michel Ange se pose aussi. Elles dénotent le fait qu’il faut voir les coups de burin, la progression tangible de l’œuvre, de sa constitution, donner le spectacle de la création, ce qui est extrêmement moderne pour son époque. Michel Ange n’est pas un artiste totalement de son temps puisqu’il décrit ses œuvres, théorise ses propres créations et donne même le sens de ses œuvres. Sa renommée passe donc, non seulement, par son caractère, ses frasques, ses activités, ses extravagances mais aussi par la théorisation de son art, son statut de génie artistique.

Une conférence très enrichissante, qui fait écho à l’ancienne question du CAPES d’histoire-géographie sur le prince et les arts. Elle a permis de bien cerner le passage de l’artisan à l’artiste à travers un exemple très particulier, celui de Michel Ange, artiste très moderne voire trop pour son époque. Les questions, posées lors du débat avec le public, ont porté sur le comportement de Michel Ange, sur son intentionnalité (calcul conscient de son exubérance ?), sur la volonté de rendre immortel sa renommée et son art.

Aurélie Musitelli, professeur au collège Gambetta à Arras.