La France, puissance rebelle, régulatrice ou assagie ?
Bertrand BADIE, professeur à Sciences Po
Pascal BONIFACE, géopolitologue, directeur de l’IRIS
Nicole GNESOTTO, professeure au CNAM, vice-présidente de Notre Europe-Institut Jacques Delors
Bernard GUETTA, journaliste
Denis SIFFERT, directeur de la rédaction de Politis
Présentation et problématique
Depuis le général de Gaulle la France a toujours eu une posture rebelle dans les relations internationales en tenant un discours souvent différent de celui des autres pays occidentaux et d’ailleurs perçu comme tel par la communauté internationale.
Aujourd’hui cependant avec la recomposition géopolitique du monde qui s’opère sous nos yeux, la perte par l’Occident du monopole de la puissance, la diplomatie française semble connaître une inflexion majeure.
La France aurait-elle abandonné sa posture gaullo-mitterrandiste pour prendre un virage néo-conservateur ? Continue-t-elle de peser sur la situation internationale, ou trop affaiblie, est-elle rentrée dans le rang pour devenir une puissance banale ?
C’est à toutes ces questions auxquelles ont été invités à répondre les cinq intervenants lors de la table-ronde animée par Pascal Boniface qui s’est tenue le samedi 11 octobre dans la salle des Etats-généraux du château de Blois.
Bertrand Badie, « le changement en profondeur de la diplomatie française était déjà perceptible sous la présidence de Jacques Chirac. »
L’intervenant l’affirme sans ambiguïté, pour lui la politique étrangère de la France a changé en profondeur. Mais à cause de quoi, de qui, quels sont les facteurs qui ont provoqué cette inflexion majeure selon lui ?
Pour répondre à cette question Bertrand Badie n’oublie pas tout d’abord de remettre le problème en perspective historique. Il rappelle que la diplomatie française a pu différer selon les époques contemporaines mais que c’est bien le général de Gaulle qui en a fixé les contours et le socle récent.
Selon lui de Gaulle est tout à fait lucide sur la perte de puissance de la France. C’est le sens des propos qu’il tient au président Eisenhower en lui précisant que la France doit remplacer la puissance par la grandeur. Grandeur, c’est-à-dire influence, affirmation très forte de la souveraineté et indépendance voir originalité dans les prises de position diplomatiques. C’est ainsi que de Gaulle développe une politique arabe, africaine et latino-américaine autonome sans parler du maintien de la relation avec l’URSS puissance politique majeure et ancrée sur le sol européen. Selon l’intervenant c’est surtout la volonté de construire un dialogue Nord / Sud qui fait la spécificité de la position française à cette époque qui est celle, rappelons-le, de la fin de la décolonisation.
Cette voie diplomatique est poursuivie par les successeurs du général que ce soit avec Valéry Giscard-d’ Estaing ou François Mitterrand.
C’est ensuite que Bertrand Badie évoque « la mystérieuse coupure » du printemps 2003, sous la présidence Chirac.
L’affirmation peut interroger lorsque l’on sait qu’en s’opposant aux Etats-Unis lors de l’affaire de l’Irak Jacques Chirac et son ministre Dominique de Villepin se plaçaient alors complètement dans la logique de la diplomatie gaullo-mitterrandiste. Mais l’intervenant précise son propos en faisant allusion à la rencontre Chirac / Bush de juin 2003 lors de laquelle le président français fait « amende honorable ». En effet Jacques Chirac négocie pour la France la résolution 15-11 du Conseil de sécurité de l’ONU qui légitime à posteriori l’intervention américaine en Irak. En juillet 2005 la réconciliation franco-israélienne est accomplie et la France réoriente sa politique au Moyen-Orient.
Comment expliquer ces changements de posture ?
Selon Bertrand Badie plusieurs évolutions géopolitiques ont rebattu les cartes.
La fin du levier européen tout d’abord. Avec l’élargissement à l’est de l’UE la France a perdu son influence, son leadership sur les pays européens. On l’a bien vu avec la désunion affichée par les Européens sur l’affaire irakienne.
Le dialogue Nord / Sud devient plus difficile. Les pays du sud, africains notamment se montrent de plus en plus réticents à accepter le « pré carré français ». Dans les pays arabes la montée de l’islamisme perturbe la politique arabe traditionnelle de la France.
La France d’autre part a mis du temps à prendre la mesure de la mondialisation et de ses conséquences géopolitiques. Elle a notamment tardé à comprendre la montée des pays émergents (Chine, Inde, brésil) pour en faire des partenaires diplomatiques. Victime d’un syndrome européocentriste dans une Europe elle-même sans véritable cohésion, la France n’a plus les moyens de continuer à penser sa diplomatie de façon spécifique.
La mort du multilatéralisme à cause de l’attitude des néo-conservateurs américains enfin, a privé la France des atouts dont elle disposait au Conseil de sécurité de l’ONU.
La banalisation de la France, de sa diplomatie expliqueraient ainsi le retour dans le giron de l’OTAN en 2009.
Nicole Gnesotto, « malgré les impuissances européennes et la dépendance atlantiste, la France garde des capacités d’initiative voire de rébellion »
L’Europe n’a jamais été un levier de la diplomatie française, c’est ce qu’affirme sans ambages Nicole Gnesotto. Elle pense que l’échec de cette voie remonte au général de Gaulle, que les tentatives de mettre en place une politique étrangère commune sous le leadership moral de la France n’ont jamais marché. Elle précise cependant que l’Europe pourtant fondamentalement atlantiste aurait malgré tout été déçue du retour de la France dans le giron de l’OTAN.
Pour ce qui est du couple franco-allemand, c’est la déception. Il apparaît singulièrement en panne aujourd’hui et peu de décisions communes sont prises.
Le levier européen de la France est d’autant plus affaibli que notre pays a perdu de nombreux moyens institutionnels : un seul poste de commissaire européen, plus ou moins sous tutelle, 74 députés seulement au Parlement de Strasbourg dont 1/3 est antieuropéen.
Enfin Nicole Gnesotto note une contradiction dans le discours de la France entre une volonté de puissance souhaitée pour l’Europe et une apologie des Etats-nations.
Au-delà de l’impuissance européenne l’intervenante évoque la dépendance de la France qui fait dorénavant preuve d’un réel conservatisme diplomatique depuis qu’elle appartient à nouveau à la « famille atlantique » selon les mots du président Sarkozy.
Elle rappelle en préambule l’affaiblissement de la place de la France dans le monde au cours des derniers siècles en présentant quelques données statistiques. En 1789 la France était la première puissance démographique et représentait 30 % de la valeur de l’économie européenne. Aujourd’hui, elle ne représente que 1 % de la population mondiale avec une population vieillissante (30 % âgés de plus de 65 ans en 2030) et 4 % du PIB mondial.
Nicole Gnesotto pointe ensuite certaines contradictions voire incohérences de la diplomatie française qui nuisent à son efficacité et à son originalité.
Selon elle la France a bien une volonté diplomatique globale intégrant les aspects économiques, militaires, culturels, environnementaux, mais dans les faits elle sectorise trop souvent les dossiers. Pour la lutte contre DAESH par exemple, elle serait tentée de renouer le dialogue avec l’Iran mais ne souhaite pas le faire tant que le dossier du nucléaire reste en suspens. Autre exemple de contradiction, voire de décalage, la France s’engage dans un atlantisme assumé au moment même où la diplomatie américaine s’infléchit dans le sens du multilatéralisme et de la retenue stratégique.
Nicole Gnesotto indique pourtant que malgré les faiblesses présentées, la France continue dans le discours de faire preuve d’une volonté de régulation internationale, qu’elle maintient une ambition.
En Europe notamment elle se fait le chantre de la lutte contre l’austérité malgré la doxa européenne et libérale. Elle demande à ses partenaires européens de prendre leur part aux affaires chaudes du monde quand les Etats-Unis semblent plus réticents à le faire.
C’est elle qui prend l’initiative de déclencher des frappes sur la Syrie en même temps qu’elle se pose activement en championne de la lutte contre les menaces islamistes et les désordres en Afrique. A l’ONU elle défend l’idée de suspendre le droit de veto pour le pays qui se rendrait coupable de génocide. Elle demande également que des contraintes fortes soient imposées au Etats dans la lutte contre le réchauffement climatique.
La France ainsi garderait de réelles capacités d’initiative malgré des faiblesses diplomatiques avérées.
Denis Siffert, « la France, rebelle à son insu, est incapable de penser un nouveau modèle »
Denis Siffert pose le problème en d’autres termes. Il sort du débat strictement géopolitique, en s’interrogeant sur les positions de la France face à la mondialisation libérale.
Après avoir classiquement rappelé qu’il n’y a pas de puissance diplomatique sans puissance économique, il indique de façon plus surprenante que la France est « rebelle à son insu ». La France est bien entendu le produit de son histoire faite de colbertisme, de jacobinisme, de tradition centralisatrice. Tout ceci étant profondément en contradiction avec la mondialisation néolibérale.
Selon l’intervenant les dirigeants français luttent avec et contre cet héritage mais acceptent in fine la soumission à l’ordre néolibéral économique et financier. Il parle ainsi d’un dépérissement du politique face l’affaiblissement de l’Etat-nation.
Denis Siffert semble se désoler de la double position de la France qui essaie de combiner « tournant atlantiste » et « chimère nationale ».
Comment devenir des rebelles modernes ? C’est la question que pose pour la France le directeur de Politis.
Denis Siffert rappelle à ce propos les contradictions du mouvement altermondialiste dont il est on le sait un des défenseurs. Il oppose un courant passéiste porteur de valeurs inopérantes selon lui, à un courant plus décentralisateur, porteur d’une pensée plus globale. Il rappelle que ce débat, ces oppositions existent en France. Selon lui l’avenir est à des formes décentralisées de pouvoir, d’action économique et sociale, qui créent de l’autonomie, de la démocratie. Si la mondialisation la démocratie, l’égalité sociales sont compatibles et possibles à réaliser il déplore que la France ne soir pas engagée dans cette voie. Affaiblie économiquement, enfermée dans ses contradictions, elle est incapable de penser un nouveau modèle.
Bernard Guetta, « plutôt que d’atlantisme il faudrait parler d’occidentalisme à propos de la France »
Bernard Guetta revient sur la question du repositionnement atlantiste de la France. Selon lui c’est d’abord une erreur de considérer le gaullo-mitterrandisme comme une forme d’antiaméricanisme. Bernard Guetta affirme de façon un brin provocatrice que de Gaulle incarnait une bien meilleure compréhension des intérêts atlantiques que les Américains eux-mêmes. Et de citer le général de Gaulle s’obstinant à parler des Soviets quand il faisait allusion au système socio-politique de l’URSS mais de Russie quand il évoquait cette grande puissance géopolitique ancienne et antérieure au communisme. En gardant toujours à l’esprit que la Russie faisait bien partie du concert des nations, de Gaulle aurait anticipé de façon prophétique la fin de la Guerre froide et travaillé au fond pour les intérêts supérieurs du camp atlantique ou plutôt occidental. Bien sûr Bernard Guetta ne dit pas les choses en ces termes, mais je pense que c’est ce qu’il fallait implicitement comprendre.
De façon explicite ensuite l’intervenant rappelle que lors des grandes crises de la Guerre froide, celle de Cuba en particulier, de Gaulle s’est rangé sans ambiguïté du côté des Etats-Unis. François Mitterrand de même alors qu’il n’est pas encore président condamne avec force la prise d’otage à l’ambassade des Etats-Unis de la république d’Iran.
La France donc défend des intérêts occidentaux, bien plus qu’atlantistes
Selon Bernard Guetta les choses n’ont pas vraiment changé aujourd’hui. François Hollande quand il envisage de décider de bombardements sur la Syrie afin de protéger l’opposition modérée agit pour les intérêts occidentaux, pas américains, pas atlantistes. Le journaliste de France Inter rappelle au passage que selon lui des bombardements ciblés en Syrie auraient évité au final la montée en puissance des djihadistes de Daesh.
Bernard Guetta conclut en précisant qu’à son avis la France creuse le même sillon depuis 1958 et qu’il n’y a pas à ses yeux d’inflexion atlantiste. La France, défendant les positions et les valeurs de l’Occident, on doit plutôt parler d’occidentalisme pour évoquer la position diplomatique de notre pays.
Conclusion
« La France, puissance rebelle, régulatrice ou assagie ? » La question ne pouvait bien sûr appeler de réponse univoque d’autant que la forme de la table-ronde appelait au débat, à la confrontation des points de vue. Le débat ceci dit a à peine été ébauché par manque de temps et c’est un peu dommage. Mais ces questions géopolitiques surtout lorsqu’elles sont centrées sur l’histoire immédiate ne favorisent pas le détachement par rapport à l’objet de l’étude ni la mise en perspective historique, même si les intervenants s’y sont efforcés et notamment Bernard Badie. Une conférence intéressante donc mais qui s’est quelquefois ramenée à l’expression d’opinions au détriment d’une mise en perspective historique de la question.