Samedi 11 octobre après-midi, dans la salle 23 de l’ESPE (Ecole Supérieure du Professorat et de l’Education) de Blois, la revue scientifique d’histoire contemporaine exclusivement électronique et trisannuelle « Revue Histoire@Politique. Politique, Culture, Société (publiée par le Centre d’Histoire de Sciences Po) » a disposé d’une carte blanche dans le cadre des 17e Rendez-vous de l’Histoire.
Cette revue a proposé une table ronde avec le public ayant pour thème : « Les Dreyfusards furent-ils des rebelles ? » autour du modérateur Sabine JANSEN (rédactrice en chef de la revue Histoire@Politique et maître de conférences au CNAM de Paris).
Outre Sabine JANSEN, cette table ronde était composée des quatre intervenants suivants, tous membres du comité de rédaction de la revue Histoire@Politique, à l’exception de Vincent DUCLERT :
– Anne-Laure ANIZAN, profes¬seure de classes préparatoires (CPGE) au lycée Honoré de Balzac à Paris (75),
– Emmanuel NAQUET, professeur de classes préparatoires (CPGE) au lycée Saint-Jean de Douai (59),
– Vincent DUCLERT, inspecteur général de l’Education nationale (IGEN),
– Jean-François SIRINELLI, professeur à Sciences Po à Paris (75).
Les participants ont été chargés de répondre aux questions suivantes :
– Les dreyfusards sont-ils des rebelles par rapport à leurs milieux ?
– Que représente dans leurs trajec¬toires « l’admirable réyolte » (Jean Jaurès) ?
– Leurs ac¬tions individuelles ou collectives traduisent-elles de nouvelles formes d’intervention dans la Cité ?
La table ronde s’est déroulée de la manière suivante :
Au cours d’un exposé d’une durée de 10 mn, chacun dans leur domaine de prédilection (les savants dreyfusards pour Anne-Laure ANIZAN, la Ligue des Droits de l’Homme pour Emmanuel NAQUET, l’affaire Dreyfus pour Vincent DUCLERT et les intellectuels dreyfusards pour Jean-François SIRINELLI), les quatre contributeurs tentent de répondre aux trois questions posées initialement dans un premier temps puis, dans un second temps, ces derniers réagissent chacun leur tour à l’exposé de leurs collègues pour ensuite laisser la parole au public, dans un troisième et dernier temps.
La première intervention est celle d’Anne-Laure ANIZAN, auteur d’une biographie consacrée à Paul Painlevé aux Presses Universitaires de Rennes (PUR) intitulée : Paul Painlevé : Science et politique de la Belle Epoque aux années trente, publiée en 2012. Son exposé (fort bien structuré et d’une grande clarté pédagogique) est consacré aux savants français dreyfusards. Pour cette spécialiste de Paul Painlevé (qui fut dreyfusard), les savants dreyfusards furent sans aucun doute des rebelles par rapport à leurs milieux professionnels. En effet, on trouve parmi les dreyfusards des savants aussi bien dans les sciences humaines et sociales (les sociologues Emile Durkheim et Lucien Lévi-Bruhl, les historiens Théodore Reinach et Auguste Molinier) que dans les sciences expérimentales (les mathématiciens Henri Poincaré et Paul Painlevé, les physiciens Paul Langevin et Jean Perrin) sans oublier les grandes institutions savantes telles que l’Université, l’Ecole Normale Supérieure (ENS) et les Grandes écoles (Polytechnique). Néanmoins, au début de l’affaire Dreyfus en 1894, aucun savant français de renom n’était dreyfusard. Il faudra attendre le fameux article « J’accuse » d’Emile Zola publié en janvier 1898 par le quotidien de Georges Clémenceau L’Aurore pour que ces derniers se lancent dans l’arène publique.
La deuxième intervention est celle d’Emmanuel NAQUET, auteur de deux ouvrages aux Presses Universitaires de Rennes (PUR) : Etre dreyfusard hier et aujourd’hui (2009) et Pour l’Humanité : La ligue des Droits de l’homme, de l’affaire Dreyfus à la défaite de 1940 (2014). Cet éminent spécialiste français de la LDH (Ligue des Droits de l’Homme) rappelle que cette ligue a été créée à l’issue du procès d’Emile Zola, en février 1898. Ce sont le sénateur Ludovic Trarieux (futur président de la LDH) et le juriste catholique Paul Viollet qui fondent cette association sous le titre : la Ligue pour la défense des droits de l’homme. La LDH se rangent du côté des dreyfusards pour devenir dreyfusiste et s’institionnalisée. En effet, la LDH met en place une stratégie modérée de protestation contre la condamnation de Dreyfus et Zola puis organise la contestation de la grâce de Dreyfus de 1899 par des meetings (Francis de Pressencé par exemple, vice-président de la LDH) et en créant des universités populaires afin « d’aller au peuple (Victor Basch) ».
La troisième intervention est celle de Vincent DUCLERT, auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’affaire Dreyfus : L’Affaire Dreyfus (1994), Biographie d’Alfred Dreyfus, l’honneur d’un patriote et Dreyfus est innocent, histoire d’une affaire d’Etat (2006), enfin, L’Affaire Dreyfus. Quand la justice éclaire la République (2010). Auteur d’un exposé nuancé d’une grande pertinence et d’une grande maîtrise sur un sujet si complexe, Vincent DUCLERT atteste que les dreyfusards sont acteurs de 5 mises en cause :
1°) celle de l’Etat militaro-policier (avec la mise au secret du capitaine Alfred Dreyfus) ;
2°) celle de la Justice militaire (suppression des tribunaux militaires demandée par les anarchistes et les socialistes SFIO obtenue qu’en 1981 !!!) ;
3°) celle des « lois scélérates » (expression de 1899 de Francis de Pressencé) de 1893-1894 initialement votées contre les anarchistes ;
4°) celle de la société (traversée par le nationalisme et l’antisémitisme) ;
5°) celle de la presse d’opinion colportant des rumeurs infondées (Alfred Dreyfus est accusé d’être de nationalité allemande alors que c’est un français de confession juive et originaire d’Alsace).
La postérité de l’Affaire Dreyfus dans la société française a laissé pour legs 3 éléments :
– La légitimité de l’engagement,
– La légitimité de la défense des lois fondamentales de la République (droit d’association, laïcité, etc…)
– La légitimité des intellectuels à intervenir dans le débat en signant la fameuse pétition « des intellectuels » du 15 janvier 1898 réclamant la révision du procès Dreyfus, publié par le quotidien Le Temps (parmi les signatures, nous y trouvons pêle-mêle les écrivains Jules Renard, Emile Zola, Anatole France, Marcel Proust, Georges Sorel, le peintre Claude Monet, le sociologue Emile Durkheim, les historiens Gabriel Monod, Daniel Halévy, etc…).
Enfin, la quatrième et dernière intervention est celle de Jean-François SIRINELLI consacrée à l’héritage du dreyfusisme dans la société française. Cet éminent spécialiste des intellectuels français revient sur les termes de la table ronde (Les Dreyfusards furent-ils des rebelles ?) puis sur le sens des mots dreyfusards et rebelles ainsi que leur extraordinaire plasticité de ces derniers sur le plan temporel. En effet, avec ses tournures de phrases si raffinées et une expression très policée teintée parfois d’humour ironique, Jean-François SIRINELLI s’interroge sur la signification du terme de dreyfusard et de son galvaudage voire de son dévoiement dans l’actualité passé et présente, voire future.
Après les quatre interventions, vient ensuite le tour de table entre les quatre historiens que lance Sabine JANSEN en tant que modératrice de cette table ronde.
Le premier à répondre est Vincent DUCLERT en affirmant que l’affaire Dreyfus constitue en 1890 un recul des libertés dans une Troisième république faisant preuve d’autoritarisme avec le vote de lois rétroactives et de circonstances par rapport au seul cas du capitaine Alfred Dreyfus (déportation de ce dernier vers l’ile du Diable et non vers la Nouvelle-Calédonie).
Emmanuel NAQUET prend ensuite la parole. Il considère que la Troisième République était, malgré tout, un état de droit. De plus, les corps intermédiaires (syndicats, partis politiques, etc…) sont très rares en 1898. A cet égard, la Ligue pour la défense des droits de l’homme en constitue un, à sa manière.
Anne-Laure ANIZAN poursuit en notant que Henri Poincaré se proclame dreyfusard en 1899 alors même qu’il est professeur à Polytechnique, grande école de la République liée à l’Armée.
Après le débat entre les quatre historiens, viennent ensuite les questions du public.
Une première question demande la définition d’un « dreyfusien ». La réponse est la suivante : le « dreyfusien » est un dreyfusard minimaliste attaché à la stabilité républicaine indispensable pour maintenir l’ordre au sein de la nation. L’historien chartiste Gaston Paris est un exemple emblématique du « dreyfusien ».
Une seconde question souligne l’évolution de Jean Jaurès au cours de l’affaire Dreyfus. Vincent DUCLERT rappelle que ce dernier « revient de loin » car il adhère à la SFIO en 1892 et il est un jeune parlementaire prometteur lorsque l’affaire Dreyfus éclate en 1894. Néanmoins, c’est grâce au charisme de Jean Jaurès que la SFIO prend fait et cause pour le capitaine Dreyfus lorsqu’il démontre que le prolétariat peut prendre la défense d’un bourgeois « dépouillé » de tout (le grand discours de Jean Jaurès à la Chambre des députés en 1903 par exemple).
Une troisième et dernière question pose le degré de pénétration de l’affaire Dreyfus dans les milieux populaires et les campagnes françaises. Vincent DUCLERT rappelle à juste titre que la fameuse caricature de Caran d’Ache publiée dans Le Figaro en février 1898 était antidreyfusarde car estimant que l’affaire Dreyfus était une source de désordres et de conflits au sein même des familles (bourgeoises ou non) et donc de la nation. Quant au monde rural, l’affaire Dreyfus a eu peu d’échos à l’exception notable des campagnes déjà profondément républicaines. Quant à la pénétration de l’affaire Dreyfus dans les milieux populaires, elle se mesure par le choix des prénoms donnés aux enfants (Alfred et Lucie pour Alfred et Lucie Dreyfus ainsi que Georges pour Georges Picquart). Néanmoins, comme l’indique Anne-Laure ANIZAN, les ouvriers ont été peu concernés par l’affaire Dreyfus à l’exception notable des milieux ouvriers rennais, à l’occasion du renvoi du jugement militaire de 1894 devant le Conseil de guerre de Rennes, en 1899.
Compte-rendu pour les Clionautes et les RVHB 2014 de Jean-François Bérel