Révoltes populaires et formes de politisation, du Moyen-âge à l’époque moderne
Carte blanche au LABEX SMS (Structuration des Mondes Sociaux), Université de Toulouse.
Table ronde avec :
- Claire JUDE DE LARIVIERE, maitresse de conférences université de Toulouse
- Vincent CHALLET, maître de conférences à l’UPV de Montpelier
- Déborah COHEN, maîtresse de conférences à l’université d’Aix-Marseille
- Jan DUMOLYN, maître de conférences à l’université de Gand
Présentation et problématique
La notion de peuple est toujours délicate à définir surtout lorsque l’on évoque les populations urbaines. On peut la comprendre dans une perspective restrictive en parlant du « petit peuple », constitué des plus pauvres, des domestiques, des marginaux. On peut également élargir la notion en y intégrant les artisans, les petits commerçants qui ne font pas partie de la bourgeoisie. Le point commun de ces personnes est qu’elles sont exclues de la politique institutionnelle, qu’elles ne sont pas détentrices d’un pouvoir officiel.
Lorsque l’histoire « convoque » le peuple aux périodes médiévales et à l’époque moderne c’est pour évoquer des groupes soumis, dominés qu’on ne voit pas participer à la construction d’un quelconque ordre social et politique ou, au contraire des groupes qui se révoltent brutalement pour contester et casser l’ordre social sans perspectives.
Entre passivité et résistance du peuple, il y a d’autres espaces que les quatre intervenants de la table-ronde vont s’efforcer de présenter et d’analyser.
Comment penser les révoltes populaires autrement que comme de simples « émotions » ou de simples colères contre l’ordre en place ? C’est la question clé de cette conférence du samedi 11 octobre au campus de la CCI à Blois.
Le peuple et ses révoltes au travers de quatre études
Chaque intervenant va à tour de rôle rendre compte de son travail sur des exemples précis de révoltes populaires dans un espace chronologique s’étendant de la fin du Moyen-âge à la période prérévolutionnaire de la fin du XVIIIe.
-* Jan DUMOLYN et les révoltes antifiscales de la fin du Moyen-âge en Flandres
L’universitaire belge évoque une série de révoltes urbaines ayant agité la Flandre et le Brabant du XIIIe au XVe siècle. A chaque fois le moteur de la révolte, le déclencheur, est une décision fiscale perçue comme injuste par le peuple urbain : augmentation des impôts indirects à Damme en 1280, provocation de Philippe le Bel en 1301 à Gand et Bruges qui décide de faire payer au peuple les frais engagés pour fêter sa « joyeuse entrée » dans la ville, augmentation des taxes sur le blé à Gand en 1467…
Pour Jan Dumolyn ces révoltes sont en réalité de nature plus complexe qu’il n’y paraît. Les artisans, les « métiers » notamment, revendiquent à travers la révolte une participation à la gestion de la ville, la participation au contrôle des voies commerciales, la protection des pâturages communaux…
L’universitaire emploie l’expression de révolte communale mieux à même selon lui de rendre compte de l’intervention populaire dans le champ du politique avec des revendications portant sur l’espace urbain, les bien communs de la ville, la bonne et juste gestion de l’espace communal.
Ce qui motiverait l’intervention populaire ne serait pas l’augmentation de la fiscalité en elle-même mais une réaction à sa mauvaise utilisation dans la gouvernance de la ville.
- Vincent CHALLET et la révolte des Tuchins (1381 / 1383)
La révolte des Tuchins qui agita le Languedoc entre 1381 et 1383 a longtemps été décrite comme une révolte de marginaux sans programme social ni politique, une révolte de la survie.
Vincent Challet qui a beaucoup travaillé sur ce sujet propose d’autres interprétations. Il indique d’abord qu’une révolte (il emploie le terme médiéval de rebellio) qui a su résister deux années à l’intervention de l’armée était forcément bien organisée et bénéficiait de solidarités fortes.
Plutôt que d’une révolte simplement paysanne l’universitaire préfère évoquer la rébellion de communautés villageoises qui ont rapidement bénéficié du soutien de l’oligarchie urbaine, notamment celle des capitouls de Toulouse et des consuls de Béziers.
Mais quels sont les motifs de ce soulèvement populaire ?
Il y a clairement une opposition à la politique de pression fiscale menée par le Duc de Berry, lieutenant général du roi en Languedoc. Mais là encore le peuple se mobilise moins contre l’impôt que contre sa répartition et surtout les fruits de sa redistribution. Le Duc de Berry grand mécène, semble davantage utiliser les rentrées d’argent à des fins privées qu’à assurer comme le demandent les communautés villageoises la sécurité de la « patria», le pays, au sens local. En effet à cette époque le Languedoc est parcouru par des bandes de routiers pillards qui affolent les communautés villageoises et les poussent à organiser leur défense. La révolte antifiscale des Tuchins est là en quelque sorte pour rappeler le duc à ses devoirs.
Pour Vincent Challet la rébellion des Tuchins a des résonances modernes car elle a permis selon lui, une participation au processus de construction de l’Etat par le bas. En effet les revendications des Tuchins vont passer au niveau des Etats du Languedoc puis à celui du pouvoir royal qui publiera plusieurs édits et ordonnances sur une meilleure utilisation de l’impôt.
-* Claire JUDE DE LARIVIERE et la révolte des boules de neige à Murano (1511)
Le 27 janvier 1511 il a neigé sur la Sérénissime et sur la petite île de Murano. La cérémonie habituellement solennelle de remplacement du podestat de Venise va être perturbée par une partie des habitants qui vont littéralement bombarder l’ancien podestat de boules de neige.
Claire Jude de Larivière s’est penchée sur cet événement qui est présenté dès l’époque des faits comme un simple charivari par les autorités vénitiennes.
Venise est souvent considérée, et les archives semblent le confirmer, comme un espace sans révolte, sans réelle contestation populaire du pouvoir patricien. Les autorités en transformant l’événement en simple carnaval, en construisant un autre discours, s’attachent à « dépolitiser » l’événement.
Car pour l’universitaire si cet événement, au demeurant peu violent, traduit une émotion populaire il s’inscrit également dans une société très organisée, capable de produire un discours très élaboré sur ses pratiques politiques quotidiennes. Cette société est celle des verriers de Murano.
Les verriers de Murano sont organisés en métiers, et ils négocient entre eux et les autres travailleurs de la petite île (pêcheurs, bateliers…) des « normes de justice » pour assurer des comportements allant dans le sens du bien commun. Ils négocient également des règlements avec le podestat pour permettre le bon déroulement de leur activité.
Dans cette perspective leur « charivari » est là encore une forme de mise en cause de la mauvaise gouvernance des pouvoirs en place, à travers l’ancien podestat, qui s’est montré injuste, peu soucieux du bien commun, peu respectueux de ses engagements.
-* Déborah COHEN et la guerre des farines (1775)
Les faits de cette révolte frumentaire sont bien connus. La libéralisation du marché du grain par le ministre Turgot consistait à laisser le marché fixer les prix du grain et à faciliter le transport des céréales en supprimant les entraves à la circulation. Ces décisions d’ « inspiration libérale » ajoutées aux mauvaises récoltes des étés 1773 et 1774 vont entraîner une flambée des prix du grain et donc du pain et provoquer des mois d’émeutes, en particulier dans le Bassin parisien.
Les émeutes se traduisent par des pillages sur les marchés ou chez les marchands de grains. Ces émotions populaires ont longtemps été perçues comme des émeutes de la faim, et les acteurs des pillages comme des rebelles de la faim.
Déborah Cohen à la suite de travaux d’autres historiens propose une autre lecture de l’événement. Il apparaît en effet que l’action auprès des producteurs de grain consistait souvent à acheter le blé mais à un prix taxé, inférieur donc au prix du marché, en réclamant ce que l’on appelait alors « le juste prix ». Ce que revendiquent en substance la plupart de ces révoltés, c’est la fin de la circulation libre des grains attirés vers les régions à haut pouvoir d’achat et l’intervention du roi donc de l’Etat pour fixer des prix justes. Selon Déborah Cohen les révoltés ont le sentiment d’agir de façon légitime contre le pouvoir royal qui a rompu le pacte consistant à s’assurer du bien-être du peuple.
Cette guerre des farines aboutira ont le sait à un abandon de la réforme de Turgot.
Dans ce cas précis, et ceci est une remarque personnelle, il ne s’agit pas de contester l’ordre social mais plutôt de le conserver ou peut-être de l’améliorer. Quoiqu’il en soit la guerre des farines témoigne de formes réelles de politisation de la part du peuple.
Une synthèse sur le sens à donner à ces rébellions de nature et d’époque diverses
Les quatre historiens en évoquant les sources notamment judiciaires sur lesquelles ils ont travaillé remarquent que dans les dépositions des personnes jugées responsables des révoltes ou simplement témoins des événements, les notions de bien commun, de juste prix, d’égalité reviennent souvent. Ils soulignent également que se manifeste souvent une volonté, notamment pour les gens des métiers, d’être intégrés de plus près aux prises de décisions dans les villes. Ils insistent aussi sur le niveau d’organisation de ces émeutes qui témoignent de structures sociales et politiques élaborées. En faire selon les jugements de l’époque des marginaux (les Tuchins par exemple, ceux qui sont sur la touche, c’est-à-dire dans les bois) est un moyen pour les élites de dépolitiser ces actions de rébellion.
Conclusion
« Révoltes populaires et formes de politisation, du Moyen-âge à l’époque moderne. » A travers l’intitulé de cette table-ronde, l’objectif était bien de montrer, que la révolte que l’on oppose justement à la révolution car elle ne serait pas porteuse de perspectives, peut s’appuyer sur des formes d’organisation politiques et sociales souvent élaborées et qu’elle est souvent porteuse d’un discours constructif.
S’agit-il comme cela peut être parfois le cas de défendre un ordre ancien parce qu’on l’estime juste au fond, s’agit-il de revendiquer une place plus importante dans la « cité » ou de rappeler au souverain quel qu’il soit où sont ses devoirs ?
Ces questions ont encore des résonnances actuelles et c’est ce qu’ont tenu à souligner les quatre intervenants en rappelant également à quel point les élites cherchent souvent à délégitimer les discours populaires en les dépolitisant ou encore en les dénigrant par la convocation de la figure de l’expert, « outil de confiscation de l’expression démocratique » pour reprendre la formule d’un des intervenants.
Une conférence vraiment intéressante donc qui peut servir à une réflexion plus aboutie sur les mouvements de contestation populaires passé et présent.
Richard Andrieux, professeur au lycée Lacroix, Narbonne.