Vendredi après-midi dans la salle de réception de la préfecture de Blois, Sudhir Hazareesingh, professeur à Oxford présentait l’ouvrage qu’il vient de faire paraître chez Flammarion, Ce pays qui aime les idées, Histoire d’une passion française, dans le cadre d’une discussion avec Antoine de Baecque, professeur à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm.
» Un portrait affectueux d’un peuple intellectuel «
D’origine mauricienne, professeur d’histoire et des idées politiques à Oxford University depuis 30 ans, Sudhir Hazareesingh analyse avec finesse et humour deux siècles de passions intellectuelles françaises. Ils met en lumière les constantes et les paradoxes de cette pensée, qui mêle universalisme et exception française, amour du désordre et de la synthèse, volonté de grandeur et sentiment de déclin. Il ouvre son intervention en faisant observer que le sous-titre donné à l’édition française de son livre ne correspond pas exactement à celui qu’il porte en Angleterre et que l’on pourrait traduire par : » Un portrait affectueux d’un peuple intellectuel« . En effet, observe-t-il, il est possible en Angleterre d’aimer son épouse, son pays, ou même son chien, mais il n’aurait aucun sens et il est tout à fait inconcevable d’aimer les idées ! Les Français aiment la culture, les idées et les débats d’idées.
Sudhir Hazareesingh a connu son premier émoi intellectuel sur l’île Maurice, où il a grandi, quand il a vu, sur le petit écran, Marguerite Yourcenar débattre des notions de bien et de mal à Apostrophes, l’émission culte de Bernard Pivot. « Même si tant de subtilité avait quelque chose de légèrement cocasse (tout particulièrement lorsqu’on l’observait d’une île tropicale de l’océan Indien), personne ne pouvait à l’époque rivaliser avec l’énergie intellectuelle et le panache des Français« .
Les questions qui lui sont posées permettent à Sudhir Hazareesingh de mettre en évidence, sans vraiment développer les caractéristiques de la pensée française sur le long terme.
Descartes et Rousseau, les deux pôles de la pensée française
Deux concepts et deux penseurs sont à la base de sa thèse et de l’organisation de son ouvrage : Descartes et la notion de raison, Rousseau et celle de l’imaginaire. Les intellectuels sont des producteurs d’imaginaire, de mythologies : des analyses de la réalité débouchant sur une conception du monde.
Le cartésianisme est fondamental et il repose sur une conception révolutionnaire de la raison. En effet, Descartes a l’ambition de séparer la connaissance propre à l’individu de ce qui ressort de la religion. Il fait reposer la certitude de la connaissance sur la raison individuelle. A partir de là s’établit toute une filiation avec la tradition républicaine. Le philosophe Alain estime par exemple que » seul l’individu pense » ; conception totalement opposée à la conception marxiste pour laquelle la conscience vient de la collectivité.
Néanmoins il y a dans la pensée française une longue tradition de mysticisme. On ne saurait négliger l’importance de l’occultisme, du mysticisme et de l’astrologie ; depuis Victor Hugo et les tables tournantes jusqu’à François Mitterrand rencontrant Elisabeth Teissier. Le propre de cette tradition française du mysticisme, c’est qu’elle est partagée par des gens de gauche, des progressistes, des républicains qui croient aux progrès. Les rites de la franc-maçonnerie ont d’ailleurs été conçus pour pouvoir accueillir ce mysticisme.
« Transferts de sacralité«
Une autre caractéristique est le poids de la culture catholique. Sudhir Hazareesingh parle de » transfert de sacralité » : les intellectuels se donnent des » missions », sont qualifiés de » clercs » et si l’on approfondit l’analyse, on constate que les formes religieuses ont continué à irriguer la vie intellectuelle après la Révolution. Le Panthéon en est d’ailleurs un bon exemple : on prend une église, on enlève la croix et l’on obtient un monument républicain. Saint-Simon et Auguste Comte ont ce dualisme dans la mesure où ils veulent faire triompher la raison et évoluent vers le religieux. L’aboutissement de ce transfert se trouve dans le parti communiste dont la doctrine et un catéchisme.
Un rapport passionnel aux origines révolutionnaires
La Révolution est d’abord un clivage. Au début du 20e siècle elle est acceptée par tous ou presque. Mais la question devient alors : quelle Révolution ? 1789 ou 1793 ? Sudhir Hazareesingh observe que dans son dernier livre, François Fillon oppose liberté et égalité, estimant que les politiques en France ont été trop portées vers l’égalité et que le balancier doit revenir vers plus de liberté.
La prétention à l’universalisme
La France s’est toujours pensée comme universelle, incarnant des valeurs, un monde où la paix est possible, où la force ne l’emporte pas sur le droit. Sudhir Hazareesingh dit son admiration pour le discours de Dominique de Villepin à l’ONU en 2003, mêlant utopie et pragmatisme. Par la même occasion il fait l’éloge de la langue française, de sa limpidité, de sa capacité particulière à exprimer la pensée. Certains pensent que l’anglais serait une langue empirique et le français est une langue conceptuelle.
Une prime à la radicalité politique
Il y voit deux origines, l’une historique, l’autre philosophique.
Historique. La Révolution française et une rupture. Les Français ont un engouement particulier pour tout ce qui est nouveau, ou prétend l’être : l’auteur pointe avec humour la nouvelle cuisine, la nouvelle société, la nouvelle gauche, la nouvelle droite, la nouvelle vague et constate l’attraction pour la nouveauté.
Philosophique. Il oppose la manière anglo-saxonne et la manière française de voir le monde, qui est déductive. Les grands schémas de pensée en France ont une durée de vie moyenne d’une trentaine d’années : positivisme, existentialisme, structuralisme etc.
Quelques réflexions sur la situation actuelle du débat d’idées en France
Il semble que l’on assiste actuellement en France à la fin de l’intellectuel de progrès, celui qui a régné de Zola à Sartre et Bourdieu, celui qui mobilisait autour d’objectifs progressistes. Il semble qu’il soit remplacé par un discours néo-conservateur, celui de Finkelkraut, de Régis Debray (il les classe tous deux dans cette catégorie) et d’Eric Zemmour. A une salle qui semble refuser à ce dernier le titre d’intellectuel, Sudhir Hazareesingh fait remarquer que dans la mesure où il produit un discours et où il mobilise, il en est un, au sens historique et français du terme. Ce qui étonne Sudhir Hazareesingh, et ce qu’il regrette, c’est qu’il n’y ait personne en face pour réfuter ces discours, ou pour le moins, que ce contre-discours soit inaudible. Or le discours néo-conservateur repose sur un petit nombre de schémas et ne s’appuie pas sur des réalités empiriques. Il doit pouvoir être réfuté. Encore faut-il pour cela que ses opposants acceptent de se rendre sur les lieux du débat qui sont aujourd’hui les plates-formes médiatiques. On ne peut contrer ce discours que si l’on « descend dans l’arène« , et certainement pas si l’on refuse le débat.
La France, une « exception admirable«
Sudhir Hazareesingh termine son intervention sur une note optimiste en affirmant que la France est une « exception admirable » : le pays des journées culturelles (voir les milliers de personnes qui se pressent au Rendez-Vous de l’Histoire de Blois !), le pays des journées du patrimoine, le pays où il existe encore un réel budget de la culture, le pays où le non rentable ne disparaît pas, le pays où 3000 librairies indépendantes sont en partie subventionnées par l’argent public.
Joël Drogland