Archéologue et chercheur au CNRSVoir sa fiche sur le site de l’École normale supérieure , Jean-Louis Brunaux est l’un des spécialistes de la Gaule. Il vient de faire paraître un dossier sur le sujet dans la collection de la Documentation photographiqueJean-Louis Brunaux, La Gaule, une redécouverte, La Documentation française, coll. « Documentation photographique », n° 8105, mai-juin 2015..
La construction de l’histoire de la Gaule a donné lieu à l’apparition de stéréotypes, dont il est difficile de se départir. Le mythe du guerrier à moustaches et au casque ailé, mangeur de sanglier, semble toutefois en voie de disparition. En effet, derrière ces faux-semblants apparaît une civilisation qui n’a pas à rougir de la comparaison avec Rome. De fait, une grande partie du malentendu sur la Gaule vient des auteurs romains, à commencer par César. C’est ce que Jean-Louis Brunaux s’attache à démontrer, sur la base des fouilles qui ont été menées, mais aussi de l’étude des auteurs antiques.
Des relations anciennes avec Rome
Ce qui est important, à ses yeux, est d’abord de considérer que les relations avec Rome ne datent pas de la conquête césarienne. En réalité, il existe une très longue proximité physique, mais aussi humaine et linguistique. La langue gauloise est très proche du latin : on parle d’ailleurs de « romano-gaulois » au XIXe s. Cela implique qu’il n’y a pas de problème de communication.
D’autre part, la Gaule a organisé des expéditions vers différentes régions européennes, attestées par l’archéologie, que ce soit vers la péninsule italique et grecque (relatées notamment par Tite Live dans son livre V), ou encore la péninsule ibérique, la Bretagne (l’actuelle Grande-Bretagne), la Thrace et l’Asie mineure. L’imaginaire collectif romain a retenu l’épisode de la prise de Rome par Brennus, et le lourd tribut acquitté pour se débarrasser de la présence gauloise. La lecture de ces mêmes auteurs amènent à considérer, trop hâtivement, les Gaulois comme des envahisseurs. C’est oublier l’existence d’une Gaule cisalpinePour retenir le découpage spatial romain, qui la distingue de la Gaule transalpine, sur toute l’Italie du Nord, résultat d’un appel des Étrusques pour se protéger de l’hégémonie romaine (grâce au mercenariat), mais aussi pour s’initier à des techniques telles que la métallurgie du fer (les Étrusques utilisent le bronze). Copiant Posidonios d’Apamée, César évoque par ailleurs des colonies gauloises en Bavière.
Celtes ou Gaulois ? La Gaule existe-t-elle ?
L’appellation de «Gaulois» remonte au VIe s., quand les Phocéens s’installent sur le site actuel de Marseille. Les historiens actuels s’accordent sur cette appellation qu’ils donnent aux habitants de la Gaule, et qui correspond au second âge du fer (période de la Tène), c’est-à-dire entre le Ve et le Iers. Avant cette date, l’espace qu’ils occupent (qui dépasse largement les limites de la France, puisqu’elles vont jusqu’au Rhin, comprennent la Suisse, l’Italie du Nord) est occupé par des tribus qui se répartissent sur un territoire aux contours mal définis.
C’est en réalité le commerce avec les Grecs puis les Romains qui va permettre de constituer un territoire plus cohérent, rapprocher les Gaulois et aider à l’émergence d’une identité gauloise. C’est cette dimension qui fait qu’il vaut mieux réserver le terme de « Celtes » pour désigner les peuples d’Europe centrale, qui n’ont pas de contacts avec le monde grec, et n’ont pas du tout le même niveau technique et culturel que les Gaulois.
Comment le commerce avec les Grecs parvient-il à ce résultat ? C’est parce qu’il oblige à faire des accords entre les peuples gaulois, puisqu’il s’agit de répondre à une demande importante. Or, la circulation des biens (l’ambre, les fourrures de la Baltique, les esclaves, l’étain nécessaire au bronze, etc.) nécessite une grande stabilité. Chacun comprenant son intérêt, des accords sont donc passés. Grâce également à un réseau assez dense et bien pourvu en relais de poste (sans parler du cabotage sur les côtes de la Mer du Nord, de la Manche et de l’Atlantique), Posidonios indique ainsi qu’on peut acheminer des animaux de bât en trente jours seulement, de la Bretagne à Lyon. En même temps, on assiste à une confédération assez forte, puisque des institutions se mettent en place, comme le conseil annuel chargé notamment de désigner un patronDiviciac est l’un de ces patrons, dont on verra le rôle un peu plus loin., de façon à assurer l’entretien de la voirie nécessaire à la circulation, etc.
Des relations ténues avec Rome
Dès les V-IVe s., le pays est cette fois défini. Arrive le moment des guerres puniques, qui voient les Gaulois s’impliquer aux côtés d’Hannibal (en lui permettant de passer par leurs territoires, mais aussi en l’approvisionnant). Les risques pour Rome sont donc très importants, d’où une activité diplomatique intense en direction des peuples du centre de la Gaule (Arvernes, Éduens…) avec lesquels des traités sont conclus. Leur succès conduisent Rome à les reconnaître comme des frères consanguins, selon la formule sénatoriale, ce qui est important : ces peuples ont la même origine, à savoir Énée.
Autre conséquence : le commerce avec Rome s’intensifie. Il y a une forte demande gauloise en vins italiques, en huile, etc. Les Romains sont eux intéressés par des minerais, des produits finis (l’armement et l’équipement des légionnaires, qui empruntent d’ailleurs aux Gaulois des éléments comme la « tortue »), des véhicules terrestres, et des mots (servant à désigner ces biens). Les Alpes ne constituent donc pas une barrière.
Cependant, la Cisalpine est perdue après la seconde guerre punique. Marseille, en plein déclin, se rappelle au bon souvenir de Rome : c’est cette cité qui a versé la rançon exigée par Brennus, tandis que les politiques romains en disgrâce y trouvent refuge lors de leur exil. Or, à ce moment-là, Marseille est menacée par les entreprises des Celto-Ligures (qui sont dans les Alpes), qui pillent la région et, s’adonnant au piratage, freinent considérablement l’activité commerciale. Rome installe alors une première colonie à Aix.
En quoi a consisté la conquête de la Gaule ?
Cette conquête est assez complexe. On a vu que le centre de la Gaule a des relations privilégiées avec Rome. Vers 60, le druide Diviciac (ou Diviciacos), premier magistrat des Éduens, vient à Rome demander de l’aide au nom du principe de consanguinité pour intervenir contre les Germains et les Helvètes (qui exercent une pression très forte, poussés par les Daces), avec l’aide des Gaulois. César est dépêché sur place avec cinq ou six légions, dix au moment le plus intense, ce qui fait entre 30 et 36 000 hommes environ ; les Gaulois sont plus nombreux, et, surtout, ils apportent une forte cavalerie, des armes, le fourrage, etc. De ce fait, le conseil accepte un protectorat romain, contre quoi il donne de l’argent : grâce à cet afflux, César peut prolonger son consulat, mais aussi se constituer une clientèle gauloise, à qui il accorde la citoyennetéComme il le fera encore lors de la guerre civile, et comme le fera Pompée : Trogue Pompée porte dans son nom l’alliance de sa famille avec l’ennemi de César. Sur cette base matérielle et humaine importante, Rome peut s’imposer aux autres peuples Gaulois, que ce soient les Belges et les vénètes, pour parler des plus réticents.
Rome laisse cependant entendre à la noblesse gauloise qu’elle obtiendra des postes intéressants, promesse qui n’est pas respectée, ce qui ne manque pas d’entraîner une crise de confiance. Vers 53, Vercingétorix se rebelle, et on voit les effets des institutions mises en place auparavant : le conseil permet la levée d’une armée formidable, qui est précipitée dans la bataille d’Alésia, en 52. On sait, d’après Cicéron, Dion Casius ou Tubéron, etc., que Vercingétorix a été l’ami de César : il a été otage de Rome, avec toutes ses troupes, et l’a aidé militairement, au point de devenir préfet de cavalerie.
Que devient la civilisation gauloise sous la domination romaine ?
La Gaule conquise est considérée comme une province romaine, ce qui n’implique pas la disparition de la civilisation gauloise. Essentiellement rural, le pays dispose d’une puissante agriculture : les rendements en céréales sont très importants, en raison de plusieurs récoltes annuelles et des surfaces emblavées plus importantes qu’aujourd’hui (les espaces défrichés sont d’ailleurs bien étendus qu’au XXIe s. Les forêts sont aussi très bien gérées, comme le sont les forêts domaniales actuelles : on a très tôt pris conscience que la ressource en bois devait être protégée pour pouvoir faire face aux besoins (habitat, navires, moyens de transports terrestres…). On a vu le réseau de circulation : les voies romaines sont en réalité gauloises. Dans le domaine matériel, économique, technique, rien ne disparaît.
En revanche, on cosntate un recul important dans la culture. La religion druidique disparaît, car en contradiction avec les cultes publics romains. En même temps que les druides, disparaît tout un savoir, un imaginaire du fait de la volonté de ne pas avoir d’écriture. Cependant, le vocabulaire gaulois persiste, que ce soit dans la toponymie (Laon, Soissons, Noyon, Reims…), les noms de rivières (Ardenna, et tous les mots se terminant par « -art » ou « -os »), le monde végétal, les noms de payx (Caux : de « caleti »), l’activité agricole, etc.
En revanche, l’administration romaine remplace complètement l’administration gauloise
Peut-on parler de « Gallo-Romains » ?
L’adjectif apparaît avec Michelet, dans un sens nationaliste : on peut l’accepter. Mais il vaut mieux parler de Gaulois sous administration gauloise, comme le sont les Grecs, les Égyptiens, etc.
Quoi qu’il en soit, Alésia marque un moment très important : la nation gauloise y prend toute sa puissance, fédérée grâce au conseil annuel et autour d’un intérêt matériel important issu du commerce. La conscience d’un pays appelé « Gaule » émerge, quoi que trop tardivement.
Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes