La table ronde réunit :
- Christophe Duhamelle (EHESS Paris) spécialiste des relations confessionnelles dans l’Empire
- Anne Saada (CNRS) spécialiste des pratiques culturelles et des sociétés savantes dans l’Empire
- Vincent Demont (Paris X Nanterre) spécialiste des marchands et des élites urbaines dans l’Empire
- Falk Bretschneider (EHESSParis) spécialiste des pratiques du droit pénal dans l’Empire
Christophe Duhamelle introduit et conduit la table ronde
Pendant plus de 8 siècles, il y a eu un seul empire (qui disparait en 1806) en Europe, germanique mais pas seulement. C’était une idée et un corps politique étrange. Vers 1495 il se réforme et entre dans un début d’institutionnalisation : renforcement du caractère électif de l’empereur (=> Habsbourgs), Diète, tribunaux (éliminer la guerre comme mode de résolution des conflits)
La grande science historique allemande, née en Prusse pour légitimer l’État prussien, a fait une histoire des principautés de l’Empire. Puis, pendant longtemps, on a fait une histoire des institutions de l’Empire. Aujhourd’hui on étudie les sociétés impériales, avec un nouvel et vif intérêt.
La question « fil rouge » de la table ronde est la suivante : qu’est-ce qui fait empire ?
On parlera d’espaces socialement construits d’actions et de références, de construction par en bas, par l’action des hommes
Quelles sont les caractéristiques de cet espace ?
Falk Bretschneider trouve la question difficile. La carte en taches colorées montre des entités politiques diverses toutes vassales de l’empereur :
- des principautés dominées par un prince : laïques (ducs comme en Saxe ou en Bavière, rois comme en Bohème) et ecclésiastiques (ressorts temporels d’évêques et archevêques catholiques) + 7 princes électeurs depuis la Bulle d’or de 1356 possédant souvent les territoires les plus importants (Brandebourg, Saxe, Bavière, Bohème…)
- des villes d’Empire grandes (Nuremberg) ou petites, vassales de l’Empereur mais autonomes dans leur gestion
- des territoires de comtes et prélats d’Empire
- de minuscules territoires de la chevalerie d’Empire restée indépendante depuis le Moyen Age : domination souvent sur un village ou deux.
Bref le Saint-Empire est un espace hétérogène très structuré avec de nombreuses frontières, pas de centre ni de capitale
Pour Vincent Demont, ce n’est pas un espace national mais européen en grande partie :
- les archives du Conseil aulique impérial couvrent 18 États plus des territoires disparus
- des princes souverains sont aussi souverains sur des territoires hors Empire. L’Empire est ouvert sur d’autres souverainetés (exemple : Hambourg voisine avec des territoires danois, anglais, etc.)
Anne Saada compte 48 universités dans l’Empire, dont 25 créées dans la période moderne. Quelques territoires ont 2 ou 3 universités
- La Réforme est créatrice d’universités protestantes, et il y a eu des fondations catholiques en réaction
- Les universités ont un ancrage territorial et impérial : il faut les deux privilèges pour une création
- Les circulations sont fondamentales entre ces universités, des étudiants et des professeurs : les universités sont des pôles à certains moments comme Halle, Wittemberg, Göttingen
- Il y a concurrence entre les territoires et les universités
Le polycentrisme dans l’Empire est-il signe d’échec ou fait-il système ?
Pour Vincent Demont ce n’est pas évident même à l’époque. A Hambourg les manuels anglais pour marchands parlent de deux territoires (Hambourg et l’Allemagne), parlent beaucoup des villes impériales et des villes de la Hanse. Ils soulignent aussi que les monnaies sont infinies dans Empire. Mais il y a quand même un système, une monnaie impériale, le thaler : définition des monnaies en argent (rien sur cuivre). De là vient le thaler du Zollverein et le mot dollar (thaler repris par les Espagnols puis les Américains)
Anne Saada parle de système par répartition confessionnelle (réseau) et lien à l’empereur par privilège impérial : le bizutage est par exemple impossible à supprimer à cause de la concurrence territoriale et universitaire, il fallut donc un passage par la Diète impériale et m’application de la décision au réseau universitaire.
Falk Bretschneider rappelle le système politique : tous les acteurs restent vassaux de l’Empereur, même le Brandebourg /Prusse jusqu’à la fin en 1806. Ce n’est pas un empire agressif fondé sur la conquête militaire ou commerciale ou sur la domination d’un peuple sur d’autres ou d’un centre sur une périphérie
Y a-t-il un centre et des périphéries ?
Anne Saada répond ni oui ni non. Cela a peu de sens pour l’espace universitaire, mais fait sens à l’intérieur d’un territoire : une Université irrigue un réseau de Gymnasium dont elle définit les programmes et forme les enseignants…
Falk Bretschneider rappelle qu’il n’y a pas de capitale de l’Empire, pas de lieu concentrant toutes les activités mais quelques lieux ou l’Empire se reproduit symboliquement
- La Diete à Ratisbonne
- L’élection et le couronnement de l’Empereur à Aachen
- La Cour impériale à Vienne
- Les Tribunaux impériaux à Speer puis Wetzlar et à Vienne
- Les regalia à Nuremberg
L’Italie impériale est constituée de 250 à 300 micro territoires, d’États et villes vassaux de l’Empire sans être vraiment intégrés. Idem pour la Lorraine ou la Suisse ( dans Empire jusqu’en 1648 officiellement) ou la Bohème. Tout ça constitue des périphéries.
Vincent Demont note que la situation évolue dans l’Empire entre le début et la fin de l’époque moderne : l’armature urbaine est instable, on passe de centralités économiques à des centralités politiques.
Y a-t-il des exemples d’institutions d’Empire qui concrètement conduisent à une action dans la société ?
Vincent Demont donne l’exemple des notaires de droit d’Empire qui sont nécessaires partout où les tribunaux d’Empire siègent. Il s’agit de deux procès par an avec appel possible, il faut donc rédiger par exemple à Hambourg les textes en allemand d’Empire, dans des formes impériales.
Pour arrêter Voltaire en Prusse, il faut un notaire de droit d’Empire…
Anne Saada développe l’introduction, début XVIIIe, dans les Universités protestantes, de rites de bizutage, qui provoquent des troubles entre les villes et les Universités, troubles qui font fuir les étudiants. Les Universités impuissantes se sont mises en réseau pour en appeler à la Diète pour exclure les fauteurs de troubles.
Christophe Duhamelle souligne que l’Empereur est celui qui permet les changements de statuts personnels, les promotions, les légitimations d’héritiers, etc.
Les frontières internes de l’Empire : de quoi s’agit-il ? Quels flux avec autant de frontières ?
Falk Bretschneider explique que les frontières extérieures fonctionnent en gros comme ailleurs. Les frontières intérieures territoriales (marquées par des bornes, des stations et des forces de contrôle, des panneaux…) :
- sont très rarement des frontières linguistiques : en général les dialectes sont allemands
- ne sont pas des obstacles majeurs au quotidien pour les liens religieux, matrimoniaux, commerciaux, de travail… bref les frontières sont poreuses
- sont pourtant des lieux cruciaux de négociation des identités confessionnelles et territoriales
- sont aussi des frontières économiques (douanes par exemple) et fiscales.
Dans Empire l’espace d’action des sujets est souvent transterritorial mais l’espace d’action des autorités est strictement territorial, marqué par des frontières
Vincent Demont souligne que la définition de Cooper et Burbank sur l’empire ne fonctionne pas du tout ici
On sait mal comment fonctionnent les douanes : le rapport se faisait par lettres de voiture « vous payerez les douanes » : c’était compris dans les frais de transport
Christophe Duhamelle développe les aspects confessionnels
La répartition catholiques/protestants est de 50/50 un peu partout : c’est une mosaïque confessionnelle, tout cela reprenant des concurrences antérieures. On peut étudier la pastorale, les doctrines mais tous les jours les catholiques rencontraient les protestants. Tous chantent souvent les mêmes chants aux cérémonies. Le catholicisme allemand est plus proche du luthéranisme que du catholicisme français. Les frontières confessionnelles ont construit des antagonismes.
Questions du public
1. Marques de la vassalité : impôt impérial, contribution militaire pour Empire ?
Christophe Duhamelle explique que souvent on a l’impression qu’on garde la forme de la vassalité car c’est la seule qu’on peut garder. L’impôt d’Empire est une aide féodale et un impôt accepté par la Diète. Idem pour l’impôt militaire et il y a une armée d’Empire. Le tribunal de Vienne (Conseil aulique) est une cour féodale.
2. La Guerre de Trente Ans a-t-elle transformé l’Empire ?
Vincent Demont répond que des institutions d’Empire naissent pendant la guerre, comme la Poste, un fief des Thurn ou de Taxis. Le centre de Francfort, dominé par les Suédois, s’affirme sur ce système qui remplace les liaisons interurbaines
Falk Bretschneider ajoute que la paix de Westphalie a pour conséquence un mouvement d’autonomie croissant des grands territoires des princes-électeurs laïques (réussite incomplète) qui se donnent une armée, une diplomatie
Christophe Duhamelle rappelle que l’Autriche s’éloigne tout en étant le territoire de l’Empereur
3. Y a-t-il volonté d’expansion dans l’Empire ?
Vincent Demont répond non dans l’ensemble, mais il y a une volonté défensive contre les Ottomans
Falk Bretschneider ajoute que certains princes d’Empire devienne des rois ailleurs
1714 l’électeur du Hanovre devient roi d’Angleterre. Avant le prince électeur Saxon devient roi de Pologne. Aucun ne rattache ces territoires à l’Empire. La Prusse est un petit fief polonais (duché) que le prince électeur de Brandebourg acquiert. En 1701 il est couronné « roi en Prusse »
Christophe Duhamelle explique qu’il il y a des guerres déclarées par l’Empire : les guerres d’Empire, pour lesquelles il faut une décision de la Diete, uniquement dans des cas défensifs : tout le monde vote et paye, par exemple contre le danger turc (et c’est important) ou dans des cas de félonie
4. Que se passe-t-il pour les changements d’empereur ?
Christophe Duhamelle répond : c’est toujours la même dynastie, donc c’est quasiment une dignité héréditaire. Mais la question se pose d’élire François Ier contre Charles Quint ou d’élire un empereur protestant. En 1740 Charles VI meurt sans héritier direct mâle, il a fait reconnaître sa fille Marie Thérèse mais une femme ne peut l’être : on va chercher en Bavière mais ça marche mal donc on reprend le mari de Marie Thérèse, un Lorraine => les Habsbourg Lorraine
Falk Bretschneider rappelle que l’empereur est élu par les 7 princes électeurs. On négocie des textes (capitulations électives) où l’empereur promet des choses aux princes électeurs
5. Les territoires conquis par un prince sont-ils annexés ou non à l’Empire ?
Christophe Duhamelle explique que globalement ce qui est en dehors reste en dehors. Les frontières extérieures bougent assez peu, même quand les Habsbourg font des conquêtes, particulièrement Charles Quint qui fait coïncider les intérêts de sa maison et ceux de l’Empire. Depuis 1495 et la Paix intérieure perpétuelle, on n’annexe pas à l’intérieur, jusqu’en 1803. On risque d’être mis au ban de l’Empire.
C’est plus compliqué avec Frédéric II (Silésie dans l’Empire au titre de la couronne de Bohème, assez éloignée) qui a été mis deux fois au ban de l’Empire mais qui a toujours voté pour des empereurs Habsbourg, il a tenté de jouer sur les intérêts protestants. En 1744 il récupère la Frise occidentale, comté assez autonome avec pouvoir du prince faible. La Diète territoriale assez majoritairement paysanne fait des demandes, il répond en français « Vous n’avez qu’à leur accorder tout »
6. La diplomatie est-elle impériale ou y a-t-il des diplomaties internes concurrentielles ?
Les deux, en fonction des moyens financiers… La plupart ont un ambassadeur à la Cour impériale. En avoir un en France, Angleterre, Espagne, Suède c’est plus difficile sauf pour l’Empereur. Parfois plusieurs territoires se cotisent…
7. Quel est le rapport de l’empereur au territoire de l’Empire ?
Il voyage, ne serait-ce que pour se faire couronner. Les cérémonies sont des moments et des lieux politiques
8. Y a-t-il un sentiment d’appartenance à l’Empire ?
Oui selon Jean-François Noël, « La conscience d’Empire en milieu populaire dans l’Allemagne du XVIIIe siècle » in Babel, R. / Moeglin, J.-M. (Hg.) (1997): Identité régionale et conscience nationale en France et en Allemagne à l’époque moderne, Sigmaringen, Thorbecke (Beihefte der Francia, 39), S. 119–131.
Pour aller plus loin :
Des cartes du Saint-Empire à l’époque moderne
Une carte interactive (en allemand)
Un carnet de recherches sur le Saint-Empire