« Le Déluge » est publié aux éditions des « Belles Lettres » en septembre 2015 ; ouvrage disponible en français, d’un « jeune historien britannique, la petite cinquantaine » -né en 1967- dixit Y. Chapoutot présentant l’ historien et son dernier livre.
Cet ouvrage nous amène à reconsidérer cette « émergence américaine »dans le premier quart du XXème siècle. Y. Chapoutot évoque « l’américanisation de la société allemande et surtout entre 1916 et 1931 cette émergence à la fois contrariée et contradictoire d’un « nouvel ordre mondial ». Ainsi, pour A. Tooze, cette superpuissance américaine apparaît dès 1916 ; de quoi, en effet, bousculer beaucoup de référents utilisés jusque là dans nos cours de 1ère et de terminale !pour Y. Chapoutot, son collègue britannique possède « un savoir statistique et économique très affuté ». Et d’ajouter : « j’ai pris une gifle incroyable » … Pour accréditer davantage la thèse de Tooze, l’historien français ajoute :
« Lors de la bataille de la Somme, en 1915, 60% des munitions sont américaines ! » et en 1919, le montant des intérêts de la dette anglaise envers les Etats-Unis atteint 162 millions de livres sterling sur un total de 3/4 milliards de £!
A. Tooze : l’historien britannique remercie, dans un français impeccable – saluons ici la performance, car je serai bien incapable d’en faire autant…en anglais !- son collègue les traducteurs et les RVH pour leur invitation et l’occasion qu’il lui est donnée de présenter son ouvrage. Pour accrocher son public, l’historien britannique rentre immédiatement dans le vif du sujet : « au matin de 1915, Lloyd George fait face aux syndicats (ouvriers de l’armement ?) de Glasgow : que voulait-il ? Plus d’effort, plus de sacrifices ! « un déluge »qui « va arracher la souche à ses racines ! ». C’est pour lui un « prodigieux bond en avant ». Quatre mois après le chancelier Bethmann-Hollweg disait la même chose aux allemands ; aucun retour en arrière ne sera possible. La perspective historique a changé…
Ce livre porte sur l’avenir du monde à partir de 1915/1916. Dans le 1er conflit mondial naissant, on peut comparer les forces russes, autrichiennes, françaises, anglaises… Mais les forces américaines sont où ? Elles n’y sont pas. Pas une note en 1914 aux E-U sur la guerre qui commence en Europe. Deux ans plus tard, le monde a basculé, changé. D’ailleurs on assista fin XIXème à l’ouverture des ambassades aux Etats-Unis, et les Etats-Unis protestent contre le blocus franco-anglais exercé contre l’Allemagne –liberté du commerce entravée, intérêts américains …-!
Mais en 1919, W. Wilson s’octroie le rôle de médiateur d’après guerre. Les Etats-Unis sont entrés en guerre en 1917. Malheureusement, cette fin de guerre s’achève par « une paix sans victoire ». Pourtant, Wilson arrive à Versailles avec un projet de paix, « un projet pour le monde ». Ce rôle de « nouvelle puissance » est un cauchemar pour les français et même les anglais. Ces puissances européennes n’acceptent pas cette nouvelle puissance américaine ; mais ceux-ci voyant la chute des puissances européennes veulent faire la paix à leurs conditions (pas d’humiliation des vaincus, SDN, autorité morale des E-U…)
En 1941, c’est la superpuissance de fait. Le siècle devint américain… A. Tooze revient sur les défis des Etats-Unis bien avant la 2ème Guerre Mondiale et ceux d’après celle-ci : aucun autre pays dans le monde n’avait eu comme perspective d’exercer une telle puissance sur le monde. Wilson se prétendait « anti-impérialiste » mais les Etats-Unis assumèrent leur « soft power » et leurs influence voire propagande dans le monde. L’Europe était bien débitrice, et il lui fallu payer les dettes de guerre ; Wall Street soutint Wilson dans son effort financier jusqu’en novembre 1916. Ce dernier « fait fermer les robinets financiers » en novembre 1916. De 1916 à 2008, les Etats-Unis deviennent l’acteur financier incontournable du monde.
Les Etats-Unis, dès lors, écrivent leur propre histoire. Wilson avait un projet moderne pour la conférence de la Paix de Versailles, et pour lui, les autres puissances européennes sont archaïques, de « l’ancien régime »!une tentation de changer le monde? Non. Que rien ne change !les Etats-Unis peuvent/veulent continuer leur propre développement dans ce relatif « isolationnisme ».
Clémenceau et W. Wilson furent les deux personnages centraux et antagonistes de la Conférence de la Paix à Paris en 1919. Tout les oppose : l’un est le fils d’un prieur presbytérien très conservateur et aux idées pas si lointaines du Ku Klux Klan, l’autre est habité par une culture révolutionnaire et radicale (bien qu’il ait passé une large partie des années 1860 aux Etats-Unis) de la IIIème République.
Donc deux visions opposées qui ont été elles-mêmes déformées très largement.
– Wilson n’est pas ce réformiste humaniste, pétri de ces idées bienfaitrices pour le monde que l’on peut voir dans nos manuels de 1ère et de Terminale.
– Clémenceau n’est pas ce « nationaliste rétrograde » souvent décrit.
Gardons une forme de pensée « d’histoire critique » et des rapports spécifiques à celle-ci, même si nous vivons une montée des périls aujourd’hui (cf A. C. Clarke et ses prédictions des années 70 ). Et de finir sur un oxymore (pour qualifier Wilson et sa politique ?) « la modernité conservatrice des Etats-Unis »
Y. Chapoutot s’adresse ensuite à A. Tooze et le félicite : vous abordez « l’histoire par le bas », allez dans les usines, faîtes de l’histoire sociale et « globale ». Vous jouez le « rôle de l’Histoire », en remettant les faits en perspectives. Vous reconsidérez « le futur du passé » en redonnant toute son indétermination à cette époque de 1916 à 1931 avec ses erreurs a-posteriori monumentale : Churchill en 1929 « la paix est là, la prospérité aussi… », « Hitler en 1928, comme en 1932 cela ne marche pas »…
En outre vous provoquez chez moi une déception terrible (sic), Wilson n’est pas en 1919, le « messie » de nos manuels. Et Clémenceau, pas le « gros chat qui attend le moment propice pour manger sa proie »… Et de finir : pour vous, Wilson c’est Edmund Burke (…le bien nommé) ?
A. Tooze : Oui. Il a un discours raciste, gallophobe et est contre-révolutionnaire (révolution française et même américaine !). En revanche Clémenceau (journaliste aux Etats-Unis dans les années 1860) est lui abolitionniste, comme les bannis de 1848 et s’inspire des idéaux de la révolution française.
Somme toute, on peut parler d’un rapport renversé Wilson/Clémenceau par leurs origines, idées et leurs pratiques politiques. Mais le plan des Etats-Unis dessiné à Versailles est bien réaliste : « Open door », libre-échange partout dans le monde. C’est une conception nouvelle et divisionniste de l’Humanité. Une expérience de déception pour vous ? Oui, mais très utile…
Y.Chapoutot : Vous prenez à contre-pied la politique allemande des années 1910/1920.
Pour vous, il y a deux Brest-Litovsk : celui d’une Allemagne impérialiste avec annexion de la Biélorussie et celle du chancelier Bethmann-Hollweg pour qui le temps des annexions est fini. C’est même le temps des autodéterminations à l’Est.
Y. Chapoutot: Comment les allemands imaginent-ils le futur (aujourd’hui) ?
A. Tooze : comme en 1991, le Pacte de Varsovie a implosé, et s’ils ont le choix, les pays de l’Est préfèrent l’hégémonie de l’Europe de l’Ouest à celle de la Russie. De plus ce sont les partis chrétien-démocrate et social-démocrate qui insistent afin que l’Allemagne puisse compter sur les auto-déterminations des pays de l’Est : ils choisiront l’Ouest plutôt que l’Est.
L’Allemagne a la politique étrangère du « Kayser », celle du refus de la modernité.
Y. Chapoutot conclut: un ouvrage, riche, immense…
Question : S. Freud a écrit un texte assassin sur W.Wilson après la 2ème Guerre Mondiale ?Qu’en pensez vous ?
A. Tooze : oui, mais ce n’est pas un texte majeur…
Question : Wilson et l’isolationnisme ? Il fut beaucoup moins important dans les années 20 que ce que l’on a écrit. Mais beaucoup plus fort dans les années 30.
Question : Pourquoi Wilson a-t-il eu si longtemps cette image positive ?
A. Tooze : Wilson a eu une image positive chez les socialistes modérés français. Mais pas chez les libéraux. Pour eux, c’est une position progressiste, pour abattre Lloyd George et Clémenceau.
Au total, un exposé clair, décoiffant par moment, avec des touches et des effets de surprise bienvenus des deux conférenciers qui ont conquis leur public….et votre rédacteur.
Pour les Clionautes, Pierre Jégo