L’empire de Napoléon entre héritage et déni de la Révolution française
Pierre Serna, Annie Jourdan, Jean-Luc Chappey, Frédéric Régent
Pierre Serna est professeur des universités et Directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution Française à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Annie Jourdan est professeur à l’université d’Amsterdam et s’intéresse surtout à la dimension européenne de l’époque révolutionnaire et impériale. Elle a publié en 2004, La Révolution, une exception française ? chez Flammarion. Jean-Luc Chappey et Frédéric Régent sont maîtres de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Pierre Serna :


Que fit Bonaparte de son passé de général révolutionnaire, lorsqu’il se transforma en Napoléon ? Son empire fut-il le refus ou la continuation de la Révolution ? Le livre de S. Englund, Napoleon : a political life (2004) est un point de départ précieux. La constitution de 1800 est démocratique mais il y a des mesures liberticides comme la fermeture de journaux. Il y a dans le Consulat des formes de république mais le sujet divise les historiens des deux côtés de l’Atlantique. M. Agulhon fait du coup d’Etat un élément exogène de la République naissance, ce qui n’est pas forcément évident. Le césarisme naît dans la foulée des guerres révolutionnaires. On passe du citoyen-soldat au soldat-citoyen. Le senatus-consulte sur le consulat à vie (1804) montre que la république demeure. Il faut penser l’empire comme une fédération. G. Lefebvre fait de Napoléon un constructeur de l’Europe.

Jean-Luc Chappey :

Il faut d’abord montrer les dynamiques internes dans l’empire. Jusqu’en 1806-1807, la notion de république et ses symboles sont maintenus. Un tel maintien interroge : est-il le résultat d’une hypocrisie volontaire ou un cache-misère politique ? Il n’y a en fait pas de projet impérial ; le terme est flou et c’est finalement une bonne chose. Tout le monde suit, sauf Carnot. Pour N. Petiteau, le projet impérial est surtout social. Il s’agit de recomposer la société et de fermer la page révolutionnaire. Une nouvelle hiérarchie sociale (noblesse impériale, mondanités impériales, etc.) doit succéder à l’ancienne. D. Roche parlait d’une culture des apparences pour le XVIIIe siècle, l’empire cherche la sienne pour le siècle qui s’annonce.

Par ailleurs, l’empire n’est pas que français. La multiplicité des langues pose problème dans l’armée, tout comme l’accroissement des conquêtes. La loi sert de langage commun mais ce n’est pas suffisant. On exporte ainsi le modèle social du notable et c’est cette figure qui doit dominer la nouvelle société. Si tout le monde peut voter, on ne choisit pas les candidats à l’élection. C’est perçu d’ailleurs comme une pratique liberticide en France mais pas forcément ailleurs. Les expériences républicaines depuis 1792 montrent que, jusqu’en 1802-1803, il y a l’idée d’une perfectibilité et d’une régénération du peuple. Un jour, le peuple sera transformé. Or, ensuite, les yeux se décillent, c’est la fixité qui l’emporte. Une barrière infranchissable est dressée entre les élites et le peuple. De manière très significative, Cuvier démontre que la nature, dans l’anatomie, est figée, contre Lamarck ; dans les statistiques, on passe des descriptions générales des peuples aux dénombrements autour de 1806-1807. Il s’agit moins de comprendre que de compter. L’Eglise, à partir de 1802, se voit contrainte de recréer une hiérarchie ecclésiastique, au grand dam de l’abbé Grégoire. On pourrait ainsi multiplier les exemples.
Cependant, malgré toutes les limites observées, on prend partout l’habitude de voter.

Pierre Serna :

En 1803, c’est le livret ouvrier. En 1804, c’est le statut des femmes. En 1808-1810, c’est le nouveau Code pénal avec des sanctions plus fortes. Cependant, malgré la répression, les résistances continuent. Entre acceptation et déni, il y a surtout adaptation en Europe.

Annie Jourdan : Napoléon veut une politique libérale en Europe, c’est-à-dire une constitution écrite, un code civil « adapté
aux circonstances », le suffrage universel à deux degrés, etc. C’est chose faite en Hollande en 1806, en Westphalie en 1807 et en 1808 en Espagne. Après 1810, on passe à l’annexion et à la transformation en départements de ces territoires. Partout, on dresse des listes de notabilité qui répertorient fortune, moralité et statut social. De point de vue juridique, avec le code civil, la féodalité est abolie. Cependant, en 1806, la création en Italie de « grands-fiefs » (dont 1/15e revient à Napoléon) et le retour de la primogéniture montrent que l’on s’adapte. En Espagne, la constitution de Cadix préserve les trois ordres en 1808. Mais Napoléon refuse que son frère Louis se crée une noblesse en Hollande, alors que la noblesse a disparu dans ce pays depuis longtemps. L’empire crée aussi la publicité de la loi, l’égalité devant la loi et la liberté de religion de tous les « administrés » (et non « sujets »). Les Juifs sont émancipés, sauf en Pologne à cause du refus local. Les réformes devaient être lentes, c’est pour cela qu’il n’y a pas eu beaucoup d’élections car la mise en place fut longue. Les poids et mesures sont uniformisés. Napoléon se prend même à rêver d’une éducation européenne (pour le secondaire et le supérieur). En Espagne, on abolit l’Inquisition et la torture. Autant de principes nouveaux auraient dû rencontrer un franc succès mais à côté de cela, il y a aussi la conscription, les gendarmes, les douanes et les taxes, qui passent très mal. Napoléon veut des hommes et des fonds et c’est ce que l’Europe ne veut pas donner. Mais, sous la Restauration, il ne faut pas oublier que Belges et Rhénans revendiquent le jury et le code civil…

Pierre Serna :
Le coup d’Etat du 18 Brumaire est une construction de propagande inventée par Foucher. Il faudrait parler du coup d’Etat du 19. Mais prenons de la distance sur ces ruptures. Palmer et Godechot évoquent la « révolution atlantique » et replacent les événements français dans une chaîne de révolutions. Bonaparte, créature du clan Robespierre, a repris le cosmopolitisme de ses anciens protecteurs. De même, la guerre napoléonienne n’est une rupture que pour ceux qui ignorent que la France est engagée dans une seconde Guerre de Cent ans contre l’Angleterre. Y a-t-il une stratégie de conquête mondiale pour l’empire ?

Frédéric Régent :

En 2005, lors du bicentenaire d’Austerlitz, Claude Ribbes a parlé du « crime » de Napoléon, lequel Napoléon a inspiré Hitler, ce qui veut tout dire pour certains. Rétablissons certains points.
A propos des colonies, la constitution de 1799 est en rupture avec la période née en 1792. Il y aura donc des lois spéciales pour les colonies et suppression de tous les sièges de députés d’outre-mer. A propos de l’esclavage, Napoléon est pragmatique. En 1801, lors du discours à l’Institut National, il annonce l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue, en Guadeloupe et en Guyane mais pas à La Réunion ou à Maurice. C’est le statu quo qui l’emporte. On se consolera donc en Europe de la baisse des approvisionnements en sucre et en soldats. Mais ce compromis ne dure pas. En 1802, Toussaint Louverture réclame une constitution et prend au mot Napoléon sur le chapitre des lois spéciales en exigeant la liberté : Napoléon est contraint d’envoyer un corps expéditionnaire pour disperser la sédition. Une fois l’ordre rétabli, l’arrêt du 16 juillet 1802 fait des « indigènes de la nation français », les seuls citoyens et exclut de ce fait les hommes de couleur puisqu’ils viennent d’Afrique. L’esclavage est rétabli en Guadeloupe par Richepanse après la déportation ou l’exécution des opposants. Ce texte, qui n’est pas publié au Journal Officiel, estime que ce rétablissement punit la sédition, sauve les plantations et permet de nourrir les populations. Les lois qui existaient avant 1789-1792 sont donc rétablies.
Cela n’empêche pas l’indépendance d’Haïti en 1804. De même, en Guyane, l’esclavage est remplacé par une « conscription de quartier ». Les hommes restent dans la plantation mais ne peuvent être vendus. Par contre, comme la traite est rétablie, il y a donc de nouveaux esclaves. Esclavage et conscription de quartier cohabitent pendant quelques semaines avant que le premier état n’absorbe le second. La race, en tant qu’entité fixiste, apparaît. C’est le résultat de la perte de Saint-Domingue qui a marqué les esprits. D’ailleurs, entre 1804 et 1815, 150 projets de reconquête sont échafaudés, une catégorie de « réfugiés de Saint-Domingue » est même créée. La race qui, par le passé, renvoyait à la noblesse, désigne désormais les Noirs. En 1805, le Code civil s’applique aux Blancs et aux Libres de Couleur pour eux-mêmes, mais pas entre eux. Bien sûr, les esclaves n’entrent pas dans le champ d’application du texte.

Pierre Serna :

Il faut dépasser la figure de Napoléon. Il y a des groupes d’intérêts derrière lui. Certes la responsabilité de Bonaparte est engagée mais il ne faut pas penser qu’il a la main sur tout. De 1799 à 1802, il y a une dynamique en faveur d’une république libérale. Puis en 1802, c’est le Concordat, le rétablissement de l’esclavage, les discussions sur la Légion d’Honneur et le Code civil. Bonaparte laisse à des groupes qui ne sont pas républicanisées une certaine autonomie. E. Quinet a estimé que Bonaparte avait perturbé tout le XIXe siècle, qu’il avait été le « roi de la Révolution ».

Questions.
Comment le Code civil fut-il appliqué en Louisiane.

  • La Louisiane a été vendue en 1803 et le Code civil de 1804. Il n’y a donc pas eu application.
    Le déni de la Révolution française n’est-il pas surtout venu des monarchies européennes hors de France ?
  • Oui. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, Napoléon pleure de n’être pas intégré dans le cercle des monarchies d’Europe et se voit défenseur des républicains.