Dans le cadre du partenariat des Rendez-vous de l’Histoire 2015 avec le Festival de Géopolitique de Grenoble, cette conférence était assurée par deux enseignants du Centre d’Eudes en Géopolitique et Gouvernance – Grenoble École de Management :

  • Jean-Marc Huissoud (politiste et historien de formation. Il enseigne la géopolitique à l’ESC Grenoble, et est aussi membre du comité scientifique du festival, comme co-organisateur)
  • Nathalie Belhoste (docteur en Sciences Politiques, Sciences Po Paris).

Un empire commercial qui s’est territorialisé ?

Jean-Marc Huissoud présente l’Empire des Indes comme un empire accidentel, le résultat d’une aventure commerciale contrainte de se territorialiser, celle de l’East India Company (EIC). Une fois cet empire créé, il a déterminé une grande partie de la géopolitique du Royaume-Uni.

L’East India Company était dirigée par un Gouverneur, un Comité des directeurs (une vingtaine, des anciens « facteurs ») exécutant les décisions du Comité des propriétaires actionnaires. Sur le terrain, des « facteurs », agents de l’EIC en Inde, organisaient les activités, constituaient et traitaient les stocks (cette fonction de « facteur » était un ascenseur social vers de bons postes au Royaume-Uni pour qui n’avait pas de scrupules).

  • 1600 1e charte créant la Compagnie des marchands de Londres faisant le commerce des Indes C’est une accomandata (achat d’une part de bateau ou de marchandises en échange d’une part des bénéfices, qui sont très gros : le poivre rapporte 40 000 pour 1 en achat/vente) pour chaque voyage, reconductible et interdite aux nobles. Chaque voyage est donc une société, concurrente des autres (les bateaux se volaient les uns les autres !).
  • 1601-03 1er voyage à Aceh et Pulo Run : le voyage se passe mal (conflit avec les Hollandais) mais rapporte 370% de bénéfices. Des établissement sont créés à Saint Hélène. Les voyages suivants rapportent 200% de bénéfices en moyenne.
  • 1620 revendication d’un comptoir sur Saldania (Le Cap) pour organiser le trajet. Alliance anglo-portugaise contre les Hollandais. Tous les navires marchands sont armés.
  • 1640 fondation du comptoir de Madraspatnam (future Madras)
  • 1657 2ème charte (Général stock) sur tous les voyages et pas sur chaque voyage : fin de la concurrence entre les navires de la compagnie et autorisation de fortifier, coloniser, armer établissements de la compagnie. Sainte-Hélène devient un point important
  • 1668 acquisition de Bombay, vieux fort portugais abandonné donné en dot au roi d’Angleterre qui le donne à l’EIC.

Les contraintes du voyage sont importantes :

  • 6 mois de trajet minimum, arrivée impérative dans l’Océan indien en juin (mousson d’été) et retour impératif en septembre (mousson d’hiver : si on la manque, il faut attendre un an, ce qui est en général le cas) avec une cargaison d’épices, cotonnades, soieries, thé.
  • nécessité des réapprovisionnements à Sainte-Hélène, Le Cap, Madagascar et Bombay, qui sont des relais spécialisés de réarmement des navires plus que de commerce
  • nécessité de trouver des facilités sur place : logements hangars, vie sociale
  • piraterie, rivalités avec les autres compagnies européennes, banditisme (attaques de forts et comptoirs), pratiques commerciales douteuses (vente de marchandises, puis vol de ce qu’on vient de vendre, pour les revendre…)
  • mortalité importante : 30 à 40% des effectifs lors du voyage ou pendant la première année sur place (maladies, insécurité…).

Les conséquences sont nombreuses :

  • nécessité de rentabiliser les voyages et les séjours : rapporter les produits en Europe est difficile, ce qui a favorisé l’insertion dans le commerce de l’Océan indien. La recherche des meilleures places dans le commerce local devient vite plus rentable et importante que l’import/export vers l’Angleterre
  • contrôle impossible depuis Londres, qui ne voit pas les difficultés des facteurs sur place. Ces derniers jouissent d’une autonomie de fait (l’EIC les critique quoi qu’ils fassent) et collaborent (y compris avec corruption) avec les locaux. Les facteurs, souvent des aventuriers pragmatiques qui veulent s’enrichir rapidement net qui courent de grands risques, ont le droit de faire des affaires personnelles en plus de leurs affaires pour l’EIC.

Tout cela aboutit donc à une première géographie :

  • Surat est le comptoir le plus important car proche de la capitale de l’Empire moghol (Delhi). Bombay est secondaire. Calcutta est un point de repli qui donne accès au Bengale, province la plus riche de l’Empire moghol. Madras est un point stratégique.
  • l’EIC devient un acteur géopolitique. Les princes indiens deviennent dépendants du commerce européen. Négociations ou conflits conduisent au déplacement des comptoirs. Par exemple Canton, longtemps rentable, devient décevant quand les marchands chinois Co-Hongs deviennent des intermédiaires obligés qui empêchent le commerce de l’EIC. L’EIC intervient dans les affaires indiennes et musulmanes pour favoriser ses activités, par des pots-de-vin et une aide militaire aux princes locaux : ses navires aident par exemple les Perses à faire partir les Portugais d’Hormuz. L’EIC aide les Moghols à combattre la secte des Marathes. En contrepartie l’EIC est une proie de choix
  • Donc des comptoirs sont détruits, d’autres abandonnés, d’autres qui étaient secondaires dans l’organisation géographique de l’EIC en profitent, comme Singapour, Calcutta, Madras et Hong Kong qui n’étaient pas prévus au départ comme comptoirs principaux.

Au début du XVIIIe siècle, l’Empire moghol qui se dilue. Les princes indiens et moghols se retrouvent autonomes et s’affaiblissent. N’ayant plus les rentes impériales, ils ont besoin de l’aide financière et administrative et juridique/judiciaire de ‘EIC qui peut imposer dictats commerciaux et affermage. Les princes deviennent de fait des vassaux de l’EIC et concèdent les revenus de provinces (affermage : les princes ne peuvent rembourser leurs dettes). L’EIC sécurise ainsi ses comptoirs et intervient pour contrer la montée des Marathes utilisés par les Français.

  • 1720 l’EIC fournit 50% des revenus de la Couronne. L’Etat a de gros besoins d’argent et cherche des débouchés pour la laine britannique. L’EIC est très critiquée sur sa gestion opaque que l’Etat veut contrôler et sur l’idée que cet argent serait plus utile au Royaume-Uni qu’outre-mer.
  • 1756 : les premières troupes royales débarquent en Inde pour aider l’EIC qui a des difficultés (Carnatic Wars et expansionnisme français). Robert Clive, ancien facteur de l’EIC devenu très riche, revient comme major-général de l’armée britannique, remporte plusieurs campagnes contre les Français et les Indiens, conquiert le Bengale et en devient gouverneur et vassal du nabab du Bengale (firman impérial de 1765). Il « crée » le Bengale territorialisé pour l’EIC, qui s’y lance dans culture du coton, de la soie, du thé. L’EIC bascule vers un commerce triangulaire Canton/Chine – Malaisie – Tibet (vente de laine) et trouve un banc de sable relais sans grand intérêt : Singapour. Thé et opium jouent un rôle croissant, avec un commerce clandestin énorme, mais en revanche on donne le monopole du commerce du thé à l’EIC en Atlantique.

La perte des colonies américaines provoque un repli sur l’Inde. Il faut donc pacifier et accaparer : guerres contre Candy, Gurkhas, Birmans, Bhoutan, Cachemire, Sikhs, Afghans, Malais, Tibétains… L’EIC se territorialise, ce qui inquiète la Russie : c’est le début du « Grand Jeu ».
Le repli sur l’Inde a des conséquences géopolitiques indirectes : expéditions d’Egypte 1799-180 / interventions en Afrique du Sud (Le Cap approvisionne en bétail l’EIC) / implication britannique en Afrique de l’Est et dans le Golfe / contrôle de l’île Maurice / rôle du canal de Suez / importance accords Sykes Picot aussi pour construire une voie ferrée Haïfa-Bassora vers l’Inde et la relier à l’Europe.

L’EIC disparaît en 1856. Son territoire devient déterminant dans la politique et la géopolitique britanniques.

L’Inde, une construction géographique pour une politique impériale

Nathalie Belhoste, qui n’a eu que 15-20 minutes pour développer son propos, entend montrer que l’Inde est une idée, une construction géographique pour l’Empire britannique

L’EIC mena une grande campagne pour transformer un espace illisible en un territoire unifié. Les cartographes n’ont pas créé l’Inde, ils ont travaillé d’abord à cartographier l’Inde qu’ils comprenaient, l’Inde britannique, pour faire accepter l’existence d’une zone Inde coïncidant avec le sous-continent.

L’Inde est connue depuis Hérodote et Alexandre en Europe mais on n’en sait pas plus. Aux XVe-XVIe siècles, l’Inde désigne tout ce qui est entre l’Indus et le Gange. 1492 popularise le concept d’Inde. Au XVIe siècle, quand les premiers comptoirs sont établis, on cartographie la côte et tout ce qui est au sud du fleuve Krishna, ainsi que la zone autour de l’Indus. Au XVIIe on s’intéresse à cartographier l’Empire moghol au Nord, du Pendjab à l’Afghanistan. Jusqu’à la colonisation, l’Inde n’est pas unifiée, ce sont des royaumes rivaux : les Indiens n’ont pas l’idée de l’Inde.

Les visions Nord et Sud fusionnent vers 1760-70 dans les cartes (sur les futures frontières actuelles), avec notamment celle de Rennell (cartographe de l’Etat du Bengale 1782) qui utilise le terme « Hindustan » (le terme vient des invasions arabes et d’une vision carthographique Nord de l’Inde des Moghols).. Le mot « India » vient assez vite.

Les militaires après la conquête du Bengale dessinent l’Inde comme si tout était à eux, ce qui est loin d’être le cas. Les Anglais recensent tous les éléments du territoire et le cadastrent pour le contrôler, le rationaliser et le taxer : c’est le Great Trigonometrical Survey lancé en 1802, prévu pour durer 5 ans, mais qui en a pris 60 (construction de pylônes pour la triangulation, climat, tigres…). Cette construction territoriale permet la revendication des droits à la souveraineté et légitime les activités coloniales comme rationnelles et civilisatrices. La Grande-Bretagne remplace des entités géographiques diverses par un ensemble uni : la carte est devenue le territoire.Les nationalistes indiens ont intégré cet imaginaire colonial sans sourciller

Questions du public

1. Quel rôle joua la cartographie dans le partage au moment de l’indépendance ?

La cartographie a aussi été ethnique et religieuse en appliquant le « diviser pour mieux régner ». Lors de l’indépendance les Anglais ont joué le jeu des nationalistes musulmans contre le Parti du Congrès (Inde multiculturelle) . Le tracé des frontières s’est appuyé sur une vision des divisions religieuses hindous/musulmans et sur une vision cartographique approximative des anciennes frontières des anciens territoires du sous-continent.

La Birmanie s’est détachée aussi de l’empire des Indes : à peu près les frontières du royaume d’Ava avant arrivée britannique mais aussi en incluant des territoires qui n’avaient jamais été birmans (Shans, Hmongs, royaume d’Arakan par exemple) mais plus ou moins sous contrôle britannique.

2. Quelle était la vision française des Indes ?

La Compagnie française des Indes était différente, plus contrôlée et financée par la monarchie (contrairement à l’EIC au départ, interdite aux nobles). Elle arrive tard, joue les opposants à l’Empire moghol pro-anglais, c’est-à-dire les pirates Marathes (sud de Bombay). La France a plus un intérêt d’alliances de revers, pour combattre la puissance britannique en Europe (guerre de Sept Ans) en l’affaiblissant financièrement en Inde. La France échoue de peu car les marchands français avaient installé un modus vivendi avec les marchands anglais et étaient rétifs à tout contrôle monarchique. De plus la France connaissait moins bien les traditions indiennes.

3. Quel a été le rôle des élites locales indiennes dans la consolidation du pouvoir de l’EIC ?

Les Gujaratis (vassaux des Moghols) étaient très actifs dans la région du Golfe. Le commerce du poivre et du sel ne leur posait pas de problème, contrairement à celui du coton dans leur zone d’influence : ils attaquaient donc les navires. Mais ils transportaient aussi les marchandises de l’EIC, étaient présents dans les comptoirs, collaboraient de fait, profitaient de la lutte de la Royal Navy contre les pirates marathes. Parfois les tensions devenaient des incidents violents

4. Question sur le développement de Calcutta

À Bombay il y avait une ville « blanche » et autour une ville indigène avec des commerçants. À Calcutta c’est complètement mixé : les Européens ne constituent pas une « gated community » car ce n’est qu’un port d’embarquement de marchandises sur le Gange. Les aléas politiques menaçant les comptoirs en amont et les aléas climatiques (provoquant la grande famine de 1760) profitent a Calcutta qui est déjà constituée en aire urbaine et intègre les activités de l’EIC. Il y a beaucoup de métissage et de collaboration à Calcutta, les Britanniques ne pouvant se passer des relais locaux

Pour aller plus loin :

Des cartes sur l’Inde et l’Empire des Indes

L’Empire des Indes au cinéma

William Dalrymple, « The East India Company: The original corporate raiders », The Guardian, 4 mars 2015

Professor Peter Marshall, « The British Presence in India in the 18th Century », BBC, 17/02/2011

L’East India Company et son héritage