Lausanne, c’est bien sûr la ville suisse où est implanté le Comité International Olympique depuis 1915, havre de paix au bord du lac Léman que choisit Pierre de Coubertin, en pleine tourmente de la Grande Guerre…
Dorénavant professeur à la Faculté des sciences sociales et politiques (ISSUL), Patrick Clastres y dirige le Centre d’études olympiques & de la globalisation du sport.
Cette carte blanche commence par l’évocation d’une géographie particulière, celle de « l’imperium » territoire littéralement hors-sol sur lequel s’exerce l’autorité du CIO, celui-ci s’étant constitué en dehors de l’univers géographique de la planète défini par les Etats nations, plus précisément par ses « interstices », formulation étonnante, sur lequel Patrick Clastres reviendra ensuite. Cette « orbe » olympique au sens papal du terme (celui de la bénédiction pascale urbi et orbi) ne coïncide en tout cas pas avec la spatialité attendue de la géographie politique.
Le CIO coiffe, en effet, les comités nationaux olympiques (CNO), étant entendu qu’un « pays » au sens du CIO ne correspond pas nécessairement à un Etat, et les fédérations internationales sportives (FIS). Le CIO conduit ainsi une double diplomatie, interne à l’orbe sportif, et externe du fait des frottements entre la diplomatie olympique et la diplomatie des Etats.
Ainsi, dès 1894, le CIO attribue les Jeux Olympiques rénovés aux villes et non aux Etats, les JO pouvant ainsi apparaître comme des expositions athlétiques internationales ; les athlètes s’engagent individuellement ou bien au titre de leur club jusqu’en 1908 ; la Finlande et la Bohême, au statut de provinces d’empire (Russe et Austro-Hongrois) concourrent en 1912 sous leur propre drapeau.
On voit ainsi que le CIO dès le départ, a construit et développé sa propre « géographie sportive » (pour reprendre une expression de Pierre de Coubertin) en dehors des Etats, ou plutôt à leur insu.
Cette institution de type nouveau, qui promeut le sport à la fois comme une valeur de paix entre les hommes et comme un universalisme, présente un système de valeurs et un champ d’action qui appartient à la gamme des liberal pacifisms (Croix-Rouge, prix Nobel, mouvements scouts, espérantistes) visant à sortir des temps de guerre industrielle du 19e siècle. Cette utopie a un autre « comput » qui est un temps cyclique de 4 ans entre les Olympiades, que le temps des peuples et des Etats.
Mais avant d’aborder les étapes du développement spectaculaire de cet « empire olympique », il nous faut comprendre la spécificité de ce qu’on appelle les sports (au pluriel) ; pour cela un détour s’impose par les cultures et les arts avant de mieux cerner ce territoire autre.
Cultures ?
Les sports appartiennent bel et bien à la catégorie des cultures contemporaines même s’ils sont les parents pauvres de l’histoire culturelle.
Telle revue intellectuelle tirée à 500 exemplaires pourra donner lieu à maints articles savants et débats historiographiques, quand une pratique aussi populaire que le football n’aura droit, au mieux, qu’à quelques lignes dans les meilleurs manuels d’histoire culturelle.
Qu’est-ce qui singularise les sports par rapport aux autres faits culturels pour les placer dans une telle situation de minoration académique ? D’être des pratiques populaires, de mettre en jeu le corps, de susciter des émotions non contrôlées, d’être triviaux en quelque sorte. De ce point de vue, les sports relèveraient des subculture studies.
LE sport, au singulier, est en soi un concept extrêmement difficile à définir : quand passe-t-on du jeu au sport, ce que je pratique est-il du sport, etc. ?
Musiques et films peuvent-ils être comparés aux sports ?
Les sports ont ceci de singulier qu’ils sont à la fois une pratique de masse et un spectacle de masse, quand les musiciens et les acteurs sont proportionnellement plus rares parmi ceux qui écoutent de la musique ou vont au cinéma. La mise en jeu par le corps et les exploits sportifs témoignent d’appartenances communautaires et d’allégeances politiques ; ils sont aussi capturés et mis en scène par les Etats.
Faire l’histoire des corps, c’est évidemment faire l’histoire des émotions, celles des communautés imaginées autour d’un club, d’un maillot. Les sports sont le conservatoire de traditions ancestrales qui exhalent les instincts primitifs. Ceux-ci sont d’abord régulés par des processus d’auto-contrainte ; la 1ère « regula » depuis l’Antiquité est associée au jeu de paume décrit dans un traité de 1555 par un moine italien, Antonio Scaino. Ces processus participent d’une euphémisation de la violence, bien montrée par Norbert Elias, les Britanniques ont commencé à fixer par écrit les règles du sport en même temps que l’affrontement politique se régulait dans le cadre de la joute parlementaire.
On notera que les jeux vidéos – qui se réclament de la sphère culturelle – ont de plus en plus tendance à se présenter comme des « e-sports« , vocable qui semble moins péjoratif (surtout quand on le pratique devant un écran et dans un sofa), d’autant qu’on regarde un sport comme un film ou un concert et qu’on peut pratiquer un sport tout comme un instrument de musique.
On retrouve aussi dans les activités « culturelles » des pratiques et spectacles de masse, une narration, un transfert sur les acteurs ou les stars comme pour les athlètes.
Arts ?
Si l’on accepte généralement d’inclure les sports au sein de la culture, on sera moins enclin à leur reconnaître le statut d’art.
C’est que les arts se sont reconstitués en « famille des arts » (les 7 muses) aux 16-17e siècles en un temps où les sports n’existaient pas encore. L’analogie avec la famille des arts est ici éclairante, car les sports se sont aussi constitués en famille mais bien plus tardivement, à la fin du XIXe siècle, précisément au moment où sont réinventés les jeux olympiques.
Le CIO, avec les JO, est parvenu à faire cohabiter jeux populaires traditionnels, passe-temps aristocratiques, et nouveaux sports anglais, soit des athlètes de la haute société avec des gens du peuple. Le moment n’est pourtant pas encore venu que les Etats adoptent les sports comme modèle éducatif alors que les gymnastiques, médicale d’influence scandinave ou militaire d’inspiration allemande, sont en train de triompher des jeux vernaculaires. Il faudra par exemple attendre la période 1959-1962 avec Maurice Herzog, ministre des sports de De Gaulle, pour que le sports scolaire soit officiellement établi en France.
L’empire olympique relève donc d’une histoire culturelle
Les JO retrouvent, ce qui est connu de tous, une tradition antique grecque, mais qui ne peut se comprendre sans des enjeux contemporains : l’utopie pacifiste, l’espoir que la France retrouve son 1er rang mondial devant les Britanniques.
La renommée des premiers jeux olympiques à Athènes en 1896 est servie par la médiatisation des événements, par une presse sportive en plein développement qui contrairement aux presses généralistes, largement repliées sur les questions nationales, fait systématiquement le récit des prouesses athlétiques à l’étranger et des rencontres internationales.
Les JO doivent aussi leur succès à la mondialisation sportive intense qui emprunte les routes impériales de l’empire britannique ainsi que celles des Etats-Unis (qui exportent leur basket-ball via les YMCA Lors de l’engagement des USA dans le premier conflit mondial, l’YMCA (Young Men Christian Association) accompagne le débarquement des troupes américaines), et qui crée une lingua sportiva composée tout autant de mots anglo-saxons que de gestes devenant peu à peu universels.
Point d’espace cartographiable à l’instar des empires traditionnels, mais des lieux de sociabilités réticulaires autour des clubs, organisés en un espace transnational où se glissent le CIO et les Jeux Olympiques modernes.
La chance du CIO en 1894 est que les fédérations nationales et surtout internationales ne sont pas encore nées. Ces dernières sont pour l’essentiel constituées entre 1904 (FIFA) et 1914. L’empire olympique s’est donc installé sans concurrence dans les interstices des Etats et a pu très tôt et très vite contrôler le sport international…
1ère période : « L’empire inventé 1904-1912« .
Le 1er CIO de 1896 – Photo Alfred Meyer
Pierre de Coubertin est le seul maître à bord avec 14 membres de l’élite sportive et aristocratique qu’il a recruté à ses côtés, et se donne pour but d’intégrer toutes les pratiques sportives : la gymnastique ensemble (tradition hygiéniste scandinave) et aux appareils (tradition militaire allemande), celles de l’élite (escrime, équitation), les pratiques britanniques (rugby, aviron, yachting) fusionnées dans une sorte d’universalisme olympique.
L’amateurisme est le coeur théorique du projet (refus de l’argent, transfert de la dérogation de l’ancienne noblesse, exclusion des ouvriers qui n’ont pas de temps de loisirs). Néanmoins quand les 1ers clubs socialistes apparaissent, le baron qui sent le danger d’une première scission du jeune mouvement, demande et obtient leur entrée dans l’olympisme aux côtés des sportsmen en échange d’un serment de respect mutuel (fair-play). L’amateurisme est alors complété par le cérémonial olympique, adopté par les athlètes, contre les Etats qui tentaient de récupérer le mouvement par le biais des fédérations.
Les 14 premiers membres procèdent à la cooptation des nouveaux membres ; ils sont censés représenter le CIO dans leurs propres fédérations et non l’inverse.
On ne mélange pas le sport et la politique : c’est la force du mouvement olympique d’avoir fait croire, dès ses origines, qu’il était apolitique et neutre, alors qu’il conduisait et conduira une « politique de l’apolitisme » et une « diplomatie de la neutralité ».
2ème période : « L’empire contesté 1912-1950 ».
Le CIO est pris dans la tourmente des 2 conflits mondiaux qui perturbent le comput olympique :
- 1916 n’a pas lieu à Berlin comme attendu et en 1920 les vaincus ne sont pas conviés à Anvers.
- Les Jeux qui avaient été à nouveau attribués en 1931 à Berlin ont eu lieu en 36 avec les conséquences que l’on sait, et les olympiades suivantes ne purent avoir lieu qu’en 1948 dans une ville de Londres non encore reconstruite ; l’Allemagne vaincue est exclue ; quand à l’Urss et le Japon, ils refusent de participer.
- Les jeux de 1940 et 1944 prévus à Tokyo avaient dû être annulés.
- Le CIO, piégé par son neutralisme, a servi de refuge à certains sportifs dévoyés dans le nazisme, qui deviendront ainsi des acteurs de premier plan du mouvement olympique, tels les allemands Willy Daume et Guido von Mengden ou philo-nazis comme le Suédois Edström et l’Américain Brundage respectivement présidents du CIO de 1942 à 1952 et de 1952 à 1972.
D’autres mouvements sportifs internationaux font leur apparition ; concurrents s’inspirant du modèle, en contestant le leadership ou en mettant en lumière ses limites socio-culturelles :
- A Prague en 1925, si le CIO continue d’avoir la main sur le mouvement olympique, les fédérations nationales qui contrôlent les clubs, cherchent à faire exister leurs propres Jeux ; certains échouent , tels les Jeux Africains français, contrairement aux Jeux du Commonwealth ; les internationales sportives – les Spartakiades – se constituent comme l’alternative prolétarienne aux JO. jusqu’à ce que les Soviétiques rejoignent les JO en 1952 aux jeux d’Helsinki.
- D’autres offensives contestaient ses limites culturelles : les Jeux féminins, créés en 1921 à Paris et joués à Monaco contre la misogynie affirmée de Coubertin et des membres du CIO :
http://tinyurl.com/femmes-sportives
- Présentes en coulisses depuis Paris 1900, les sportives sont mieux intégrées aux compétitions d’athlétisme lors des JO de Berlin de 1936, mais c’est pour mieux étouffer leur autonomie : elles atteignent cependant 10% de l’effectif des athlètes à Helsinki en 52 pour arriver actuellement à la quasi moitié des participants.
- D’autres mouvements comme les Jeux Mondiaux Etudiants, crées par les fédérations de sport universitaire en 1923 perdurent sous le nom d’Universiades et sont reconnues depuis par le CIO.
- Les Maccabiades, créées en 1923 pour rassembler les athlètes juifs, viennent d’avoir lieu à Berlin en juillet-août 2015 dans le stade même construit par les nazis :
http://tinyurl.com/maccabiades
- D’autres grandes manifestations sportives essentielles auront par leur statut professionnel échappé au CIO : grands chelems de Tennis, coupe du monde de football, football américain.
– 3ème période : « L’empire rééquilibré 1950-1984 ».
L’entrée en Guerre froide a permis au CIO d’éviter une dénazification et lui a paradoxalement permis de conduire une diplomatie d’équilibre.
- Une « pax olympica » est vainement esquissée entre les deux Corée en 1960 et les deux Allemagne présentent une équipe unie de 1956 à 1964.
- Mais cette diplomatie reste marquée par une forme de domination blanche : en 68 à Mexico, les vainqueurs noirs américains se réclamant sur le podium des JO du Black Power sont immédiatement exclus, l’Afrique du sud, pour sa politique d’Apartheid, le sera elle seulement en 1964, puis de 1970 à 1992.
- Les boycotts successifs des Jeux de Moscou (1980) et de Los Angeles (1984) ont pu donner l’impression de mettre à nouveau en danger l’olympisme ; ils ne furent en fait que la traduction sportive des derniers soubresauts des affrontements de la Guerre froide. Et le CIO y a puisé des forces nouvelles pour contre-attaquer…
4ème période : « Depuis 1985, l’empire transnationalisé ».
Juan Antonio Samaranch, élu à la tête du CIO et personnage incontournable de la vie franquiste, va être l’homme des 3 mondialisations : la fin de l’amateurisme doctrinal, le programme d’alliance avec les grands sponsors et la protection de la marque olympique (anneaux) avec des statuts en bonne et due forme.
Le CIO basé à Lausanne n’avait qu’un gentlemen’s agreement… Le statut d’OING (Organisation Internationale Non Gouvernementale) protège depuis le mouvement sur le plan juridique.
L’argent s’introduit de façon exponentielle à partir des années 1980 et la sortie précoce de Guerre froide survient sous la pression des entreprises américaines qui ne voulaient plus du triomphe olympique des athlètes de l’Est sur les télévisions occidentales. A Séoul en 1988, et plus encore lors des « Jeux de Samaranch » à Barcelone en 1992, l’entrée des athlètes professionnels a permis aux sélections US de battre les athlètes de l’Est « amateurs ». L’histoire a retenu le triomphe de la Dream Team en basket en 1992.
L’enjeu financier dans le sport n’est plus à démontrer ; on rappellera que les paris sportifs représentent 300 MM de $ / an et sont contrôlés par les mafias…
Afin de se concilier l’ONU qui, après la SDN, a imaginé à plusieurs reprises contester le monopole olympique, le CIO est devenu l’un des financiers de l’ONU à compter de la fin des années 1990, à travers les programmes de la FAO et du HCR.
L’obtention des jeux olympiques est devenu à ce point un enjeu du soft power que le CIO a imposé aux chefs d’Etat de se plier à ses règles de lobbying, par exemple lors de la session de 2007 à Singapour qui a attribué les jeux de 2012 à Londres contre Paris. L’extraterritorialité dont jouit le mouvement olympique est illustrée par la police olympique des marques qui s’est imposée à la ville de Londres…
L’Agenda 2020 proposé par le président Thomas Bach en décembre 2014 est la dernière tentative en date du CIO de contenir les nouveaux dangers qui menacent son monopole ou dénoncent son fonctionnement conservateur : ligues sportives professionnelles, paris frauduleux, mafias, mais aussi opinions publiques, organisations humanitaires…
Sous sa présidence, d’autres sports frappent à la porte : 5 sont proposés par le Japon en 2020 qui ne seront pas nécessairement conservés en 2024 : le karaté, le base-ball (et le softball pour les filles), l’escalade indoor, le roller et le surf. Il s’agit ici de plaire aux nouvelles générations qui se détournent des « vieux sports » olympiques, et aussi de placer les fédérations internationales sportives en concurrence les unes avec les autres…
Les BRICS (sauf l’Inde) sont les nouveaux organisateurs des Jeux ou des coupes du monde de football, d’ailleurs avec les pays pétroliers (Arabie saoudite, Koweït et Qatar) qui prennent place au sein des FIS et du CIO. De « nouveaux pays neutres » surgissent peut-être en ce début sportif du XXIe siècle telle la Jordanie qui propose de réorganiser la FIFA. Il y aussi le cas très particulier du sous-continent indien qui échappe globalement au mouvement olympique du fait de la distance culturelle entre l’Hindouisme et la mise en jeu sportive des corps.
Conclusion : un empire transnational proche par la configuration et la sémantique des actuels empires économiques (marques), sociétaux (associations humanitaires) mais aussi des nouveaux empires numériques du début du XXIe siècle…
©Jean-Michel Crosnier pour les Clionautes.