Dans le cadre d’une Carte blanche aux éditions Albin Michel, Corinne Chaponnière présentait le contenu du livre qu’elle vient de publier, Les quatre coups de la Nuit de cristal – L’affaire Grynzpan-vom Rath (7 novembre 1938).
Suisse et canadienne, Corinne Chaponnière est docteur en lettres et licenciée en sciences politiques de l’université de Genève. Elle a débuté comme chroniqueuse judiciaire pour la presse écrite avant de poursuivre une carrière de journaliste à la télévision. À côté de plusieurs centaines d’articles et de reportages, elle a publié Le mystère féminin, Vingt siècles de déni de sens (Olivier Orban, 1989), La Mixité (avec Martine Chaponnière, In Folio, 2005), Henry Dunant, La croix d’un homme (Perrin, 2010).
Le 7 novembre 1938, un juif polonais de 17 ans, Herschel Feibel Grynszpan tira sur le troisième attaché de la légation allemande à Paris, Ernst vom Rath. Il voulait protester contre le sort de ses parents expulsés d’Allemagne avec une dizaine de milliers de juifs vers une zone frontière polonaise. En représailles, les nazis déclenchèrent un gigantesque pogrom dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938. L’assassin avait dix-sept ans, sa victime vingt-neuf. Pourquoi Herschel Grynszpan a-t-il tiré sur Ernst vom Rath ? Dès le lendemain de l’attentat, avant même que l’Allemagne ne déclenche ses représailles impitoyables, la question était sur toutes les lèvres. Coup d’éclat pour venger un peuple persécuté ? Coup d’envoi d’une offensive d’envergure ? Coup de tête tout personnel ? Coup monté par ceux auxquels profitera le crime ? L’Histoire, aujourd’hui, n’a toujours pas tranché. Que s’est-il passé à Paris le 7 novembre 1938 ? Quelles sont les causes réelles de ce terrible pogrom ?
« Un ouvrage tout à fait remarquable » (Annette Wieviorka)
Dans la préface qu’elle a rédigée pour cet ouvrage, Annette Wieviorka écrit : » Disons-le d’emblée, l’ouvrage de Corinne Chaponnière est en tout point remarquable. Servi par une belle plume et une grande intelligence des hommes et des situations, il retrace tout à la fois l’événement (…) et ses développements tragiques. Une histoire qui peut sembler simple : pour protester contre le sort de ses parents expulsés d’Allemagne avec une dizaine de milliers de juifs vers une zone frontière polonaise, le jeune homme assassina un diplomate allemand. En représailles les nazis déclenchèrent ce qui est resté dans l’histoire comme « La Nuit de cristal », gigantesque pogrom aux conséquences dramatiques pour les juifs d’Allemagne.
Mais la simplicité de l’histoire n’est qu’apparente. Car en dépouillant une masse considérable d’archives dispersées de par le monde, en relisant toute la déjà considérable littérature dévolue à cet événement, Corinne Chaponnière donne le (ou plutôt les) récit(s) de cette histoire. »
Ces récits sont au nombre de quatre, Les quatre coups de la Nuit de cristal. Corinne Chaponnière les examine successivement, revenant tout d’abord sur la courte biographie des jeunes protagonistes.
La version française. Geste spontané d’un jeune homme révolté, faisant un coup d’éclat en tirant sur le premier diplomate venu pour attirer l’attention sur le sort des juifs
Vom Rath occupe une fonction subalterne à l’ambassade d’Allemagne à Paris. Il est troisième secrétaire de légation, et encore ne l’est-il que depuis trois jours ; il n’était précédemment qu’un simple attaché. Herschel Feibel Grynszpan est un garçon juif de 17 ans, d’origine polonaise, élevé à Hanovre. Il est arrivé à Paris en septembre 1936 pour échapper aux persécutions en Allemagne. Il a cherché à gagner la Palestine mais, étant trop jeune, a été refusé deux fois par les services d’immigration.
Le lundi 7 novembre 1938 à 9h30 du matin, il se présente à la loge du concierge de l’ambassade d’Allemagne à Paris. Il s’adresse à la femme du concierge, et l’on ne saura jamais ce qu’il a alors exactement demandé. Il est conduit par un huissier au secrétariat du premier étage. On entend des cris, pas de coups de feu. Vom Rath blessé, se précipite dans le couloir et demande des secours. Il mourra le 9 novembre. Grynszpan a tiré cinq coups de feu. Il est resté dans le bureau et est immédiatement arrêté et remis à l’agent de police posté devant l’ambassade. Pour la presse parisienne, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un attentat politique. Grynszpan a déclaré avoir voulu attirer l’attention du monde sur le sort des juifs en Allemagne. Une conférence de presse tenue à l’ambassade d’Allemagne reprend cette version. Face au commissaire de police français, Grynszpan ajoute quelques précisions : il a appris par sa soeur que la famille avait été expulsée de Hanovre, conduite à la frontière polonaise, refoulée par les autorités polonaises, et finalement parquée avec plus de 10 000 autres personnes dans un no man’s land. Ayant appris par les journaux les conditions épouvantables de cette détention, il affirme s’être décidé à passer à l’action.
Jusqu’à nos jours les historiens ont adhéré à cette version. Elle n’est pas fausse nous dit Corinne Chaponnière, mais ce n’est qu’un récit parmi quatre récits qui ont leur cohérence propre. Elle l’appelle la » version française ». Simultanément les nazis en ont préparé une autre.
La version allemande. Complot de la juiverie internationale qui aurait armé le bras de Herschel Grynszpan
Elle est défendue dans la presse nazie et par un discours de Goebbels dans les jours qui suivent l’événement. Elle n’insiste pas sur le motif invoqué, ni sur le contenu de la protestation. Pour les nazis ce n’est pas Grynszpan qui a tiré sur un diplomate mais le « judaïsme », et sans doute aussi le bolchévisme, qui ont tiré sur le peuple allemand. C’est pourquoi le peuple allemand s’est spontanément livré à des représailles car cet acte ne doit pas rester impuni. Après la « Nuit de cristal », Goebbels fera de l’attentat de Paris le premier coup de feu de la Seconde Guerre mondiale.
La nouvelle version de Grynszpan. Affaire privée, l’adolescent réglant des comptes avec un partenaire homosexuel qui lui aurait promis de s’occuper de sa famille et aurait failli à sa promesse
Lorsqu’il est transféré en Allemagne à l’été 1940, Grynszpan est pris en charge par la Gestapo et déclare alors pour la première fois qu’il venait se venger de vom Rath, avec lequel il avait une relation homosexuelle et qui lui avait promis d’aider sa famille à émigrer. Cette thèse fut reprise par un journal en 1952, puis soutenue par des historiens s’appuyant sur de nouvelles sources, consécutives à l’ouverture de nouvelles archives, dans les années 1980.
Goebbels entra dans une terrible colère lorsqu’il prit connaissance de cette nouvelle version. Elle rendait impossible en effet un grand procès visant à faire des juifs les déclencheurs de la Seconde Guerre mondiale, car il aurait fallu admettre publiquement qu’un diplomate allemand pouvait être homosexuel ! Corinne Chaponnière laisse entendre que Grynszpan avait envisagé cette issue pour laquelle il aurait inventé cette version. Il ne sera jamais possible de savoir ce qu’aurait pu déclarer le diplomate vom Rath, car il mourut dès les premiers soins que lui procurèrent les médecins nazis dépêchés de toute urgence à Paris, alors qu’il s’était plutôt bien remis de ses blessures… Le procès de Herschel Grynszpan n’eut jamais lieu. Herschel Grynszpan fut précieusement gardé de prisons en camps et l’on perdit définitivement sa trace au début de l’année 1945. A la fin de la guerre personne ne se préoccupait plus de deux de l' » affaire Grynszpan ».
Manipulation des services de propagande de Goebbels
Cette version avait été donnée comme une hypothèse par le journal communiste L’Humanité après l’événement, et fut ensuite reprise par quelques historiens d’Allemagne de l’Est. En 1936 un premier meurtre avait été commis à Davos par un jeune juif d’origine croate contre un membre du parti nazi. L’idée d’une punition collective des juifs, sous forme financière et sous celle d’un pogrom, avait été alors envisagée par les responsables nazis. Mais les Jeux olympiques d’hiver allaient s’ouvrir trois jours plus tard et il fallut freiner les ardeurs antisémites.
Il est tout à fait possible que la Gestapo ait repris ce projet en 1938, à un moment où les autorités nazies faisaient tout leur possible pour que la communauté juive d’Allemagne émigre. L’historien Ian Kershaw a qualifié l’attentat de Paris d' » exhaussement d’une prière ». Beaucoup de témoins furent convaincus que le pogrom déclenché en Allemagne était préparé dans les moindres détails bien avant l’attentat.
« Une véritable leçon de méthode » et un récit captivant
Cette conférence fut passionnante : remarquablement construite, très agréablement prononcée, captivante de bout en bout. Notre impression d’auditeur s’accorde parfaitement avec les louanges dressées par Annette Wieviorka dans sa préface : « Avec l’auteur nous cheminons le long de ces différents récits, examinant le prouvé, qui s’appuie sur des archives, dont beaucoup furent détruites, le probable, le possible, l’hypothétique, le forgé. Tout en nous rappelant que l’histoire est récit, l’auteur nous donne une véritable leçon de méthode, envisageant tous les scénarios vraisemblables. Les quatre versions qui furent données de cette histoire ne sont pas exclusives les unes des autres et il y a pas lieu de choisir. L’une éclaire l’autre, donnant ainsi épaisseur à cette vision vivante de l’événement en train de se fabriquer – un fait divers aux conséquences politiques considérables. Finalement, conclut l’auteur, quelques furent ses motivations – révolte, colère, jalousie, naïveté-, le geste de Herschel Grynszpan alerta le monde et incita des dizaines de milliers de juifs à quitter l’Allemagne« .
« Le 25 avril 1961, un vieil homme, portant barbé et kipa et se tenant très droit, fut le premier témoin au procès d’Adolf Eichmann. C’était Zyndel Grynszpan, le père de Herschel, accompagné de son unique enfant survivant, Mordechai Eliezer. Symboliquement, Herschel Feibel Grynszpan et son geste inaugurèrent le récit polyphonique de l’histoire de la Shoah qui fut l’essence du procès Eichmann » (Annete Wieviorka).
Joël Drogland