Auteur prolifique sur les relations internationales et les conflits armés au XXe siècle, Gérard Chaliand est une figure attendue des Rendez-vous de l’Histoire de Blois. Ancien professeur à l’ENA et à l’Ecole supérieure de guerre, il est connu pour avoir rédigé avec J.P. Rageau le premier Atlas stratégique. Il a côtoyé des maquis en Afrique, en Amérique du Sud, en Europe de l’est. Il présente cette année son dernier ouvrage : Histoire du terrorisme de l’Antiquité à DAESH, Fayard, 2015.
Tout commence en 2003, lorsque les néoconservateurs américains, au lendemain du 11 septembre, s’imposent au président G.W. Bush. Ils veulent remodeler le Moyen-Orient, terminer la guerre de 1991, s’imposer en Irak, de débarrasser de Bachar el-Assad en Syrie, qui, par le Hamas et le Hezbollah, nuit à Israël, etc. Les Etats-Unis sont alors seuls maîtres du jeu diplomatique. L’URSS n’est plus, le Japon est en difficulté et la Chine n’a encore qu’une influence diplomatique marginale. On peut dire aujourd’hui que ce projet a échoué sur toute la ligne.
En Irak, une fois Saddam Hussein éliminé, rien n’a été réglé. Les sunnites, en minorité numérique dans le pays (20%) mais soutien actif de l’ancien pouvoir, sont relégués par une majorité chiite approuvée par l’Iran. On décrète qu’aucun ancien membre du parti Baas ne peut faire partie de la future administration. Or ces sunnites refusent de reconnaître leur déclassement et se drapent aujourd’hui dans leur identité religieuse pour exiger la restauration de leurs droits. En matière d’islamisme, ces sunnites-là arrivent après les Frères musulmans, mouvement né en Egypte en 1928 et le wahhabisme saoudien. Avec le quadruplement du prix du pétrole depuis le choc pétrolier, l’Arabie Saoudite a eu les moyens d’élargir son audience au Moyen-Orient et de se poser en rempart contre la révolution islamique chiite en Iran, depuis le coup d’Etat de Khomeiny en 1979.La même année, l’URSS a envahi l’Afghanistan, ce qui a donné à l’Arabie Saoudite l’occasion d’offrir son soutien aux sunnites locaux.
Revenons au présent. En 2011, l’immolation d’un petit marchand précipite la révolution en Tunisie, laquelle révolution s’étend jusqu’au Yémen et au Bahreïn, en passant par l’Egypte et la Syrie. Dans ce dernier pays, l’opposition est d’abord l’œuvre de pacifistes sur la frontière jordanienne, pacifistes vite réprimés par le pouvoir en place. Mais l’opposition se renouvelle. Ainsi, les Irakiens de l’Etat islamique d’Irak s’installent d’abord dans la longue zone désertique à l’est du pays, sur le fleuve Euphrate. Certes la zone a la taille de la Grande-Bretagne mais elle n’est que très faiblement peuplée : 1.5 millions d’habitants, à mettre en regard avec les 20 millions de la bande côtière. Jabhat al-Nosra, représentant local d’Al-Qaida, syrien et non irakien, fonctionne d’abord avec cet Etat islamique irakien mais pas pour longtemps. Abu Bakr el-Baghdadi, autoproclamé calife de l’EI, rompt avec al-Nosra, profite de la grande porosité de la frontière turque pour les convois de pétrole, de blessés, ou de ravitaillement et rentre en Irak. Bien accueilli par les sunnites locaux, exaspérés par les harcèlements chiites, l’EI vainc sans difficulté l’armée officielle, pourtant entraînée par les Américains. Cette victoire éclatante contribue à la popularité de l’EI auprès de tous les sunnites de la région. Entre 20 et 30.000 volontaires –le chiffre est exact est impossible à mesurer– affluent depuis l’Arabie Saoudite, le Caucase et même l’Europe. L’EI est donc dirigé par un noyau irakien mais sa base est hétéroclite et ne maîtrise pas forcément l’arabe local. Depuis un an, la puissance de Daesh s’étend sur la partie sunnite de l’Irak (6 millions de personnes) et la partie désertique de la Syrie (1.5 millions de personnes). La frontière n’existe plus. Ce mouvement bénéficie par ailleurs de l’appui au moins théorique de groupes qui se sont détournés d’Al-Qaida comme Boko Haram. Sur le plan militaire, ils ont avancé sur Palmyre et Ramadi, une ville sunnite très rétive à l’occupation américaine.
La nouveauté de Daesh, c’est la maîtrise de la communication sur Internet. Ce n’est plus CNN qui couvre le Moyen-Orient mais les terroristes eux-mêmes. Ce terrorisme est fortement théâtralisé. Il tue peu quantitativement mais tue de manière spectaculaire (mise à mort du pilote jordanien). Cette stratégie profite de la transparence des médias occidentaux qui relaient à la télévision des vidéos prises sur Internet.
L’omniprésence médiatique de Daesh occulte l’ensemble de la menace islamiste de manière abusive.
Aujourd’hui, les Occidentaux sont en fait confrontés à plusieurs points de blocage :
- en Afghanistan, l’armée américaine ne tient que les villes et si elle part sans laisser au moins 10.000 hommes sur place, les talibans, qui rendent la justice dans les villages et ont déjà remplacé l’Etat, s’installeront partout sans difficulté,
- en Libye, la guerre menée par la France en 2003 a certes permis d’évincer Khadafi mais a ouvert le pays aux islamistes déjà présents au Mali et au Niger,
- dans les pays occidentaux, les opinions publiques sont devenues très hostiles à l’idée d’une occupation militaire pérenne au Moyen-Orient, à la fois par méfiance anticoloniale, par crainte de dépenses excessives et par refus d’accepter toute perte humaine, même dans des troupes de volontaires.
Face aux difficultés, sur qui peut-on compter ? A priori sur l’Arabie Saoudite, mais on peut difficilement se fier à un pays aussi peu respectueux des Droits de l’homme et aussi ambigu avec nos ennemis. Et que dire de la Russie ? Depuis 1991, il n’y a plus d’endiguement mais un refoulement. Vladimir Poutine a perdu l’Ukraine mais il a réussi à reprendre la Crimée, traditionnellement russe et donnée à l’Ukraine par Khrouchtchev en 1954. Quoi qu’il en soit, Moscou a perdu 45 millions de Slaves russophones, soit 20% de l’ensemble slave de la sphère russe. On peut difficilement être allié avec un pays que l’on diabolise dans les médias et que l’on combat en réalité sur un autre front. Quant à la Turquie, son refus de laisser les Américains accéder à sa base d’Incirlik pendant quatre ans ainsi que sa très faible combativité à l’égard de l’EI la rendent plus que suspecte.
Sommes-nous pour autant sans moyens ? Non, malgré nos alliés. Les Américains tentent aujourd’hui de s’appuyer sur les Kurdes de Syrie. Même si les frappes russes ne visent pas DAESH aujourd’hui, il n’y a pas lieu de s’en offusquer comme a pu le faire la France car les victimes des Russes ne sont jamais que des mouvements islamistes, comme …Al-Qaida.
Enfin, ces éléments au Moyen-Orient ne doivent pas occulter l’Afrique subsaharienne dont la population est en train de doubler. C’est cette région qui est la plus vulnérable et c’est cette région qui risque de s’empêtrer demain dans les filets de l’islamisme. Cet espace anciennement colonisé attend toujours sa croissance économique et a beaucoup souffert de régimes corrompus qui l’ont empêché d’imiter l’Inde ou la Chine sur la route de la modernisation.
Gérard Chaliand fait partie de ces personnalités qui savent capter leur auditoire par ce mélange de chaleur dans le verbe et de franc-parler sur le fond. La conférence a finalement plus porté sur le Moyen-Orient en général, que sur Daesh en particulier. La clarté du propos a offert une utile mise au point à ceux qui n’avaient suivi que distraitement l’actualité mais n’a pas apporté d’éléments nouveaux aux autres. Il est donc dommage que l’expertise dont témoigne le parcours de G. Chaliand ne soit pas davantage ressortie.
Deux autres versions de cette conférence
Jean-Michel Crosnier