Ce jeudi 8 octobre, la rencontre avec Jacques Ferrandez a été l’une des premières interventions des Rendez-Vous de l’Histoire 2015. Au moment où le salon était pourtant en pleine préparation et le public encore très clairsemé, la salle capitulaire du Conseil départemental a été remplie.
Jacques Ferrandez tient une place à part dans le monde de la bande dessinée : c’est l’un des rares à s’être intéressé à l’Algérie, d’abord pour des raisons qui tiennent à une mémoire familiale. Son grand-père, originaire du Roussillon, a été muté en Algérie au début du XXe siècle. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé chef de gare à Beni Ounif, dans le sud Oranais, près de la frontière avec le protectorat marocain. C’est donc cette histoire familiale que Jacques Ferrandez a collectée et qui a fini par ressurgir en bande dessinée.
Le projet — restituer la période de cohabitation des Français avec les différents peuples d’Algérie — a ensuite été documenté à la Bibliothèque nationale, avec des sources très diverses : des plans, des rapports d’architectes, etc.
L’auteur a aussi découvert les très rares carnets que Delacroix Delacroix a été l’inspirateur du peintre Joseph, dans les Carnets d’Orient avait réalisés lors de son séjour en Algérie, en 1832. Des sept carnets, trois subsistent, conservés notamment au musée Delacroix et au musée Condé, à Chantilly, dont les fac-similés ont été publiés dans les années trente : leur découverte a été pour J. Ferrandez l’élément qui a déclenché le projet que l’on connaît aujourd’hui sous le titre Carnets d’OrientLes dix albums ont paru entre 1994 et 2009 chez Casterman (donné initialement au premier ouvrage, rebaptisé Djemilah). Une autre source d’inspiration a été la production des peintres militaires, ainsi que l’imagerie d’Épinal. Les Carnets offrent ainsi au lecteur une bande dessinée mais aussi des aquarelles qui peuvent être autant d’arrêts sur image
Les Carnets d’Orient de J. Ferrandez se subdivisent en deux séries. La première a été publiée entre 1984 et 1995. Les cinq albums qui la composent vont de la conquête de l’Algérie à la veille de la Toussaint rouge. Jacques Ferrandez ne cache pas que ce choix ne doit rien au hasard : il lui a évité d’apparaître de parti pris, en tant que nostalgique de l’Algérie française (la « nostalgérie »). Ces questions étaient alors encore trop sensibles.
La coupure a duré assez longtemps. Jacques Ferrandez a entendu les demandes des lecteurs. Le contexte était aussi plus favorable : les récits d’appelés avaient paru, les émissions, films, et les procès (Le Pen, Aussaresses) autour de la torture avaient réveillé l’intérêt du public pour l’Algérie. Au même moment se développaient les massacres impliquant le GIA : cette violence a très vite été perçue comme un prolongement de la guerre civile au sein de la guerre d’indépendance, et la conséquence de la chape de plomb imposée par les gouvernements FLN depuis 1962.
Des extraits des Carnets, projetés, ont ensuite permis à Jacques Ferrandez d’apporter un éclairage sur son travail. L’épisode de l’échec du siège de Constantinople doit ainsi son origine aux mémoires de Léon Roche (dont le nom avait été attribué à une rue d’Alger). À la recherche d’une fille qu’il avait croisée et dont il s’était éprisDont Jacques Ferrandez a fait la Djemilah éponyme de son premier album, il avait appris l’arabe. Pour s’en approcher, il a ainsi servi d’interprète pour l’armée française, mais a aussi été très proche d’Abd el-Kader, dont il a été secrétaire. Jacques Ferrandez le compare en cela au personnage central du film Little Big ManArthur Penn, Little Big Man, 1970, qui avait perdu son identité à force de jouer un double jeu.
Un autre personnage a inspiré le dessinateur pour Terre fatale (le dernier album), dans sa relation du putsch d’avril 1961 : Hélie Denoix de Saint-MarcQui inspire le personnage d’Octave. Il est, pour lui, complètement l’opposé du stéréotype du putschiste forcément OAS. Résistant, déporté, Saint-Marc a été impliqué dans la guerre d’Indochine. Il a été profondément traumatisé par l’épisode de l’évacuation de la zone frontalière avec la Chine devenue communiste en 1949, qui s’était soldée par l’abandon des supplétifs indochinois. Pressentant que cela allait se renouveler si l’Algérie devenait indépendante, il a choisi le camp du putsch.
Ce dernier album se conclut d’ailleurs par le départ précipité des « Européens » de l’été 1962. On trouve, en regard sur la dernière double page, un rappel de l’arrivée des Français en 1830, avec un bateau qui, cette fois, arrive à Alger, tel qu’on l’avait vu dans le premier volume. De là, la question se pose de savoir si une nouvelle série va permettre de voir l’Algérie indépendante. La réponse est affirmative, même si elle continue de mûrir. L’idée initiale serait de voir l’installation du nouveau pouvoir, le sort réservé aux harkis, mais aussi l’arrivée (ou l’installation) des Pieds-rouges, ces métropolitains venus prêter main forte à l’Algérie nouvelle (comme René Vautier).
Le projet vise également à aller jusqu’à notre époque, ou au moins jusqu’aux années 1990, de façon à voir les bouleversements provoqués par l’ascension des islamistes (comme Boualem Sansal le montre dans 2084).
Des questions ont été posées par le public. L’une concernait la diffusion des Carnets en Algérie même. Une édition a été réalisée, sur la base d’une traduction. Mais elle a été l’occasion d’une censure importante : si elles n’ont pas retouchées, Jacques Ferrandez estime qu’on a supprimé entre cinquante et soixante images originales.
Il indique d’ailleurs que cette traduction a fait l’objet d’un choix éditorial particulier, à savoir que les images ont été inversées horizontalement pour être lues de droite à gauche. Mais cela a impliqué des bizarreries : les voitures françaises ont une conduite à droite, les paysages ne correspondent plus à la réalité, ce qui détruit tout le soin de l’auteur à s’en rapprocher au maximum.
Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes