1) Brève histoire des Propos
2) Leur sous-utilisation par l’historiographie
3) Aperçu des richesses
1) Brève histoire du texte
- 5 juillet 1941-12 mars 1942 : prise de notes par Heinrich Heim
- 21 mars-3 juillet 1942 : prise de notes par Henry Picker
- 1er août-7 septembre 1942 : prise de notes par Heinrich Heim
- 13 juin 1943-30 novembre 1944 : prise de notes très intermittente, auteurs inconnus
- 1941-1945 : tri, contrôle et conservation par Martin Bormann pour un usage inconnu
- fin des années 1940 : achat par François Genoud d’un exemplaire ayant appartenu à Bormann
- 1951 : publication par Picker, dans un ordre thématique brisant la chronologie, de ses propres notes (incomplètes) et d’une sélection de celles de Heim sous le titre Hitlers Tischgespräche
- 1952-53 : publication par Genoud chez Flammarion d’une mauvaise traduction française de son achat (embellissements et contresens), sous le titre Libres propos sur la guerre et la paix
- 1953 : publication d’une traduction anglaise du livre de Genoud (encore rééditée sans vérification ni changement en 2007) sous le titre Hitler’s Table Talk
- 1963 : publication par Picker de ses notes par ordre chronologique (avec une sélection de celles de Heim)
- 1980 : publication du texte allemand dont était parti Genoud (correspondant aux passages retenus par Bormann) par Werner Jochmann, sous le titre Monologe im Führerhauptquartier , à l’exclusion des passages notés par Picker (mars-juillet 1942)
2) L’utilisation du texte dans l’historiographie
Elle a tendance à citer toujours les mêmes passages, concentrés sur deux sujets : les Juifs et les femmes
- Hitler et les Juifs : les passages très violents qui accompagnent la mise en place de la Solution finale, entre octobre 1941 et janvier 1942, ont été exploités notamment par Philippe Burrin et Edouard Husson;
- Hitler et les femmes : quelques passages sexistes ont retenu l’attention, notamment celui qui, le 25 janvier 1942, compare la jeune fille à une cire molle qu’un homme peut façonner à sa guise et qui « ne demande d’ailleurs rien d’autre »;
- une hirondelle n’a pas fait le printemps : Ernst Nolte, en 1963. Ce professeur quadragénaire de philosophie, ancien étudiant de Heidegger, se tourne vers l’histoire avec un livre retentissant, Le Fascisme en son époque. Il est de loin l’historien qui utilise le plus les Propos. Il en tire essentiellement trois enseignements : Hitler était angoissé, sauvage et infantile. Il est insensible en particulier à l’humour, dont l’orateur n’est pas dépourvu. Ainsi, pour illustrer sa détestation du tabac, il dit, le 22 janvier 1942, que l’air chargé de fumée l’enrhume car « les bactéries se ruent » sur lui et Nolte y voit une preuve de sa nature angoissée !
3) Ce que les lectures antérieures ont négligé
- Un exemple : Ian Kershaw, dans The End, entreprend d’expliquer pourquoi les Allemands ont obéi jusqu’à la consommation d’un désastre sans précédent. Il donne des explications convaincantes mais néglige le fait que Hitler a prévu très tôt l’éventualité de ce désastre : il s’est organisé en conséquence dès les premiers signes de piétinement de son offensive en URSS. C’est le 14 septembre 1941 qu’il dit pour la première fois (il le répétera à plusieurs reprises) qu’il a donné l’ordre à Himmler, en cas de « menace de troubles intérieurs », de tuer toute la population des camps -moyennant quoi il ne le fera qu’à titre symbolique, par exemple en faisant assassiner à Buchenwald le chef communiste Thälmann (décrété irrécupérable par un propos du 2 août 1941) le 18 août 1944, quand les armées alliées viennent de percer en Normandie.
- Sur le plan de la stratégie générale, ces Propos devraient faire progresser l’idée que Hitler menait ses guerres avec le souci de les gagner, autrement dit d’amener ses adversaires à la paix -tantôt par la puissance de ses coups, tantôt par la bénignité de ses demandes. Il laisse entendre à plusieurs reprises, et déclare carrément à d’autres, qu’il se croit sur le point de pouvoir traiter : avec l’URSS, surtout au lendemain de la prise de Kiev; avec la Grande-Bretagne, plus étonnamment, surtout au dans les semaines suivant l’engagement de Pearl Harbor. Il s’exprime dans ce sens un mois plus tard, le 7 janvier 1942. Son raisonnement n’est point sot : l’Angleterre, concentrant ses coups contre l’Allemagne, a dégarni ses défenses en Extrême-Orient, où le Japon est en train de lui chiper ses positions l’une après l’autre. La couche dirigeant anglaise devrait bien finir par s’en alarmer, et par congédier le politicien aventuriste, vendu aux Américains, qui par un antigermanisme stupide et borné est à l’origine de ce désastre. La paix semble d’autant plus à portée de la main que Hitler n’envisage pas de demander des réparations ce guerre, ainsi qu’il le déclare le 11 août 1942. On peut en conclure qu’il persiste, envers et contre tout, dans l’orientation fondamentale qu’il avait définie dès avant le putsch de 1923 : la recherche d’une alliance « aryenne » avec le Royaume-Uni pour dominer les « peuples inférieurs ».
- A la suite d’une demande venue du public de préciser ce que ces Propos nous apprennent sur Vichy, je donne l’exemple du remplacement de Darlan par Laval, le 18 avril 1942 : quelques jours plus tôt, le 5, Hitler avait évoqué railleusement l’amiral, ce qui avait tout l’air d’un ordre de congédiement. Du moins la question de son intervention personnelle dans cet événement mérite-t-elle, quand on lit une telle parole, d’être posée.
Conclusion : ces textes ont fait l’objet d’un mépris que reflétaient, tout d’abord, les titres des recueils. Si « libres propos » signifie « paroles à bâtons rompus sans aucun effet pratique », on est aux antipodes de la vérité; ils portent sur bien d’autres sujets que la guerre et la paix; ils sont prononcés à table (souvent, pas toujours) mais nullement « de table »; et ce ne sont pas des monologues (Picker, en particulier, résume force discussions). Ils ouvrent une voie royale vers l’idéologie nazie et la manière de gouverner de Hitler, et une vue précieuse sur les réactions du camp allemand aux événements formidables qui jalonnent l’histoire du monde, depuis l’agression contre l’URSS jusqu’à la veille de Stalingrad.