« Bon, chéri, tu te décides ? ». C’est par cette judicieuse injonction d’une femme à son mari d’un certain âge, qui restait les bras ballants dans la salle du conseil départemental à la recherche d’un fauteuil, que commençait cette conférence, du moins en ce qui me concerne. Quand se décider à partir ? Pourquoi partir ? Même si la conférence était organisée par l’INRAP (Institut National d’Archéologie Préventive) il fut peu question d’archéologie. Animée par deux pointures des RVH, le démographe Hervé Le Bras et le président de l’INRAP Dominique Garcia, le moment allait tourner à la démonstration de la virtuosité de chacun de ses spécialistes, sur la question plus générale des migrations. C’est vendredi, et une grande partie de la salle est occupée par des lycéens, qui poseront plus tard des questions plus ou moins judicieuses, l’un d’entre eux prenant la légende de la fondation de Rome par Énée comme fait historique. Pendant une heure, Le Bras et Garcia démythifiaient les peurs actuelles fondées sur le « grand remplacement » par une mise en perspective plus large.
Pour Dominique Garcia, si c’est le propre de l’homme de pouvoir migrer, les premières migrations n’étaient pas intentionnelles. Des variations environnementales et climatiques créent des opportunité pour que sapiens sorte d’Afrique, avec des moments d’extension mais aussi de stagnation. C’est ainsi qu’on peut identifier plusieurs sorties d’Afrique, la dernière se faisant vers 60 000 avant JC. Ces migrations ne sont pas linéaires, elles se font sous forme de rhizomes. A l’image des flux de néolithisation, elles sont extrêmement lentes et privilégient les biotopes accueillants jusqu’à ce que l’appât du cuivre, du bronze ou du fer mène les Hommes à s’installer dans des régions moins faciles à vivre. A partir de ce moment se forment les premières cités, qui plus tard se délesteront de leurs jeunes hommes, à l’image des Phocéens s’installant chez les Ségobriges. Ces Phocéens ne vont pas à l’aveuglette. Ils partent parce qu’ils savent plus ou moins ce qui les attend, sur le crédit de récits de voyages d’autres Grecs, déposés dans les sanctuaires importants, qui servent donc, avant la lettre, de « base de données » pour la colonisation. Le plus intéressant est que ces Phocéens, une fois installés à Massalia, vont considérer les celto-ligures comme des envahisseurs, alors qu’ils se sont installés chez ces celto-ligures. De fait, tant qu’il y a assez de place, la cohabitation entre les Grecs et les Ségobriges et autres peuples de Ligurie, se fait sans accroc. Mais à partir d’une certaine saturation de l’espace disponible, et notamment agraire, les Ligures considèrent que les Grecs ont outrepassé les bornes et cherchent à conquérir les places perdues. Inversion de l’Histoire qui est, somme toute, une histoire de point de vue !
Intervenant à son tour, Hervé Le Bras renchérissait sur Dominique Garcia : oui, l’Homme est le seul à partir, et le seul à se mélanger avec d’autres espèces comme Néanderthal. Cette capacité migratoire « sauve » en quelque sorte l’Homme de l’extinction. Pendant très longtemps, et ce n’est plus le cas, les migrations se font sur de très courtes distances, avec une opposition très nette entre les peuples d’éleveurs et les peuples d’agriculteurs, une opposition qu’on trouve encore aujourd’hui au Mali ou en Mauritanie. Les agriculteurs se défient des éleveurs car ils vont partout, sans sens de la propriété. Ce sont eux qui érigeront des murailles pour se protéger. La peur du berger persiste, celle l’instable s’opposant au stable, et même dans la fiction, avec les Dothtrakis de Game of Thrones s’attaquant aux grandes cités esclavagistes de la côte. Ces migrants instables sont en fait peu nombreux, selon Le Bras : 10% d’actifs contre 90% de passifs, c’est à dire de migrants qui, quand ils partent, savent où ils vont. Leurs réseaux son déjà établis, leurs « guides de migration » aussi, avec la réputation de tel ou tel passage, de tel ou tel pays, de tel ou tel camp. Le fait que 80% des Hommes possède un portable encourage ce fait. Le Bras concluait la conférence sur une note positive : de plus en plus de migrants sont éduqués, donc aptes à travailler un peu partout. Il n’est pas sûr que cette conclusion plaise aux partisans de la restriction des flux migratoires, mais de toute façon il était clair que ni Le Bras ni Garcia n’étaient là pour étayer leurs thèses, Dominique Garcia rappelant d’ailleurs, en pleine polémique sur la « gauloisité », que la France s’était finalement pourvue du nom d’un peuple que Sidoine Apollinaire considérait comme des envahisseurs, les Francs. Et que chez nos voisins Allemands, nous restons de Frank Reich, le royaume des Francs, et pas des gallo-romains. Le point de vue reste encore, on le voit, déterminant.
Mathieu Souyris, lycée Paul Sabatier, Carcassonne.