Conférence présentée par Christophe Ayad chef du service international du journal Le Monde,
avec Gilles Dorronsoro chercheur en science politique, spécialiste de l’Afghanistan et de la Turquie contemporaine,
et Yves Trotignon ex agent de la DGSE spécialisé dans l’antiterrorisme.
Ce sujet est un sujet qui apporte plus de questions que de réponses. Il concerne celui de la circulation des idées et des hommes, du mouvement d’où la difficulté à appréhender cette réalité.
Pour commencer la notion de Djihad: c’est un voyage, une trajectoire souvent initiatique avec sa géographie propre. Il n’existe pas de réseau seulement local, il y a toujours un contact extérieur, c’est une vérité intrinsèque. Les dossiers que possède la DGSE sont ceux d’individus qui passent leur temps à voyager. Dans toutes les cellules l’idée est qu’il fallait voyager, et qu’on en reviendrai enrichi.
Ces réseaux djihadistes sont présents depuis longtemps dans le monde arabe, mais il est compliqué de définir un point de départ au djihadisme comme idéologie. Ici on retiendra la date de 1965 – 1966 dans une prison égyptienne avec Sayyid Qutb qui va rejeter la stratégie pacifique des frères musulmans après son échec, et militer pour le passage à la violence: le djihadisme. Pour lui l’islam est éteint et à part une avant garde, ceux qui prétendent être musulmans ne le sont pas. C’est le point de départ de la pratique du tafkir, l’excommunication des musulmans: un musulman peut être infidèle au nom de sa pratique politique.
L’épisode de la prise de la grande mosquée de La Mecque en 1979 par un groupe d’islamistes, épisode très violent, dans le lieu le plus saint de la religion musulmane ébranle le monde musulman. Cet attentat en réaction à la modernisation de l’Arabie Saoudite n’est pas le premier acte de terrorisme djihadiste mais est le premier avec un tel retentissement, il va marquer la communauté musulmane.
Mais c’est avec l’apparition du djihad afghan, que l’on va rentrer dans cette notion de voyage, avec l’arrivée des combattants «arabes» pour soutenir les afghans contre l’invasion soviétique. Ces «arabes» sont en fait dénommés comme ça par les afghans, ce terme désigne en fait tous les combattants étrangers qui ne sont pas forcément tous arabes. La motivation de ces gens se trouve dans une vision unitaire de la communauté des croyants: les solidarités entre musulmans sont plus fortes que les solidarités nationales. Ces «arabes» sont vite déçus par leurs rapports avec les afghans, qui pratiquent un islam moins orthodoxe que dans les pays du golfe, comme celui des salafistes. Au départ ce djihad n’est pas forcément anti-occidental, il combat les soviétiques. Ben Laden va par exemple jouer longtemps un double jeux avec la CIA. Mais la rencontre entre ces combattants et les militaires ou journalistes occidentaux sera vite tendue. Et on voit vite apparaître un double agenda de lutte anti-soviétique et contre les occidentaux. Enfin après le retrait des soviétiques d’Afghanistan, Ben Laden en ayant finit avec les soviétiques se tourne vers les États-Unis.
Pour ce qui est des relations entre afghans et arabes elles oscillent entre xénophobie et accueil: quand les arabes tentent de prendre le pouvoir, par exemple de créer un émirat dans le nord de l’Afghanistan les choses dégénèrent avec la population locale et les étrangers sont massacrés. Ben Laden aura lui l’habilité de comprendre qu’il était plus judicieux d’utiliser l’Afghanistan comme un sanctuaire sans y asseoir son propre pouvoir, mais plutôt s’appuyer sur des pouvoirs locaux.
Avec les années 1980 on voit donc naître une mondialisation du djihad, et en Afghanistan de jeunes occidentaux partis pour des raisons idéologiques (humanitaire, agitation médiatique) vont côtoyer des combattants venus au nom de la défense de l’islam, on retrouve dans ces deux cas la même idéologie: on estime pouvoir se mêler de la vie des afghans en leur apportant de l’aide. Bien sûr la portée et la manière de cette «ingérence» est différente. Mais ces relations vont s’avérer essentielles dans l’évolution des organisations djihadistes. Ces dernières vont s’installer au Pakistan et constituer des groupes et des réseaux au fonctionnement proche des réseaux humanitaires. Ce sont des réseaux de confiance basés sur des relations sociales partagées avec en plus l’apparition d’un phénomène générationnel. C’est un phénomène qu’on retrouve dans le journalisme: on partage des souvenirs et des expériences communes: génération de l’Afghanistan, du Kosovo de l’Irak etc… Ces combattants vont donc nouer des interactions dans un vécu commun: on dépasse son clan, sa culture d’origine. Et c’est pour ça que c’est une erreur de les qualifier de rétrogrades voulant revenir à l’origine de leur société, ils ont voulu quitter ces sociétés. Ces combattants vont bénéficier dans certaines franges de la société musulmane d’une image largement positive. Ils sont vus comme la crème de la société, ils ont échappé au confort promis par l’État providence, ils sont vus comme les volontaires de la guerre d’Espagne. Ben Laden en est l’image pour avoir quitté la vie fastueuse qui lui était promise en temps que fils d’un magnat de l’immobilier saoudien. Il convient ici de noter que la situation dans les années 1980 est ambiguë face au djihadisme: par exemple chez les Républicains américains, des proches de Reagan faisaient des levée de fonds pour aider ces «good guys» à combattre les soviétiques.
Avec la première Guerre du Golfe on va assister à un éclatement du djihadisme sur la question de l’Arabie Saoudite: doit on suivre les saoudiens ou pas sachant qu’ils accueillent des troupes américaines sur leur territoire ? Certains combattants retournent dans leurs pays, d’autres cherchent un autre combat. C’est à ce moment là que ces vétérans de l’Afghanistan, grâce à leur image, vont radicaliser des groupes de jeunes djihadistes en Algérie ou en Égypte par exemple.
Avec la guerre en Bosnie une nouvelle cause va s’ouvrir à eux et plusieurs vont rejoindre les brigades moudjahidines mais c’est un échec et beaucoup vont retourner dans des camps d’entraînements au Pakistan, ou trouver un autre combat en Tchétchénie. La Bosnie va tout de même être la première terre de djihad européen et toucher de jeunes occidentaux qui vont y développer des compétences et y trouver une aura, un charisme, avant de partir vers des pays comme le Danemark ou la Suède par exemple et y partager ces compétences. C’est à partir de ce moment que les renseignements européens voient que quelque chose se passe, et que ces combats djihadistes ne sont pas des phénomènes locaux mais des réseaux d’hommes qui voyagent et échangent idées et modes opératoires.
Dans ce cadre va se poser la question de l’attentat suicide, d’où vient-il?
On retrouve une origine dans les kamikazes japonais qui, même si ce n’est la même chose que le djihadisme, partagent l’idée qu’en détruisant son corps on fait un action de guerre. L’attentat suicide n’est donc pas un mode d’action religieux mais une technique de guerre, du faible contre le fort, destiné par exemple à briser un barrage ou encore à sauver son honneur comme les kamikazes. L’attentat suicide islamique est lui souvent symbolique.
Lorsqu’on aborde ce sujet il faut éviter deux fausses pistes:
- Essayer de retrouver un texte qui justifierai les attentats suicides, c’est plutôt un effet de copie, on voit que quelque chose marche ailleurs donc on l’applique. Les Vietcongs par exemple ou les Tigres Tamouls appliquent des attaquent suicides qui marche, on va donc se mettre à les appliquer.
- La deuxième fausse piste serait de chercher une explication culturelle: certaines cultures seraient plus sujettes à ce phénomène et donc que certaines pourraient être épargnées. On a longtemps cru que c’était quelque chose de chiite, lié à une tendance mortifère de cette religion.
Enfin il faut reconnaître la rationalité de ce type de violence qui peut se révéler efficace, par exemple l’utilisation de voitures chargées d’explosifs ou de fantassins avec une ceinture explosive. Et même quand ces attaques ne sont pas utilisées dans un cadre militaire il existe une rationalité. Ben Laden par exemple cherche à créer des tensions dans les pays occidentaux entre musulmans et non musulmans, ou dans les pays musulmans entre le peuple et l’État. Il semble clair qu’au vu du climat actuel cette stratégie est loin d’avoir été un échec.
Le seul exemple où la rationalité de ces attaques est discutable c’est avec l’Etat Islamique: ces attaques sont productives pour ce qui est de créer des tentions dans les pays occidentaux mais pour ce qui est de la volonté affichée de la défense du califat c’est clairement contre productif.
Quoi qu’il en soit l’attentat suicide est une forme d’action qui marche, c’est efficace.
Il semble important de préciser à ce stade que le rapport entre discours radical et violence n’est pas obligatoire, un discours radical peut aussi mener à une mise en retrait de la société, le passage à la violence n’est pas systématique. Ce ne sont pas forcement les groupes les plus radicaux qui passent à la violence, ce passage est souvent à mettre en rapport avec la relation à l’État.
Quels sont les changements qu’apportent l’Etat Islamique? Ce discours très anti-chiite se retrouve t-il chez les Talibans? Pratique t-il une autre forme de djihad?
Les Taliban à la différence de l’Etat Islamique ont une vision très classique de l’Etat nation, ils ont pour rêve, utopiste, d’obtenir un siège à l’O.N.U. Les actes anti-chiites sont rares chez les Talibans qui ont plus ou moins cherché à vivre avec les chiites voire à leur léguer une certaines autonomie dans certaines régions. C’est le salafisme qui développe ce mouvement génocidaire anti chiite.
Comment expliquer l’intérêt de ce groupe dont le principal apport est son discours anti-chiite chez des jeunes en Europe où la population chiite est inexistante?
Premièrement cet anti-chiisme est vu comme une démonstration d’une pureté absolue de la doctrine de l’EI.
De plus cette séduction vient du fait que l’EI cherche à construire un État propre à la différence d’Al Quaïda par exemple. Ce contrôle territorial est très séduisant: c’est un État rêvé. Ceux qui sont partis en premier cherchaient ce qui leur manquait en Europe: un statut privilégié dû à leur place de musulman. Tant que l’on aura pas admis que l’Etat Islamique est plus qu’un groupe terroriste du fait de la création de cet «Etat» on ne comprendra pas cette séduction.
Si jamais ce territoire disparaît qu’en restera t-il?
On retrouve deux situations différentes:
- La situation irakienne où les sunnites ont perdu et où les populations sunnites sont traitées comme des sous-citoyens, la réconciliation avec le pouvoir chiite de Bagdad semble impossible. Donc les réseaux de djihadistes peuvent persister longtemps.
- Pour les pays sunnites il y a des possibilités de réconciliation. En Egypte un processus d’éradication a été enclenché qui complique les choses mais ce n’est pas un problème structurel.
Enfin la situation en Europe est très différente, la chute de l’EI peut entraîner un découragement mais les personnes qui passent à l’action en Europe ont plutôt un besoin psychologique plus que matériel par rapport à l’EI.
La fin de l’EI va peut être mettre fin à une vague de fantasmes de ce qu’est un émirat mais c’est loin d’être sûr. De plus il existe une légende dorée islamiste à laquelle l’EI appartient et dont la chute ne changera rien. Cette chute risque d’entraîner des représailles, cette défaite rajouter un chapitre à la légende dorée du djihadisme.
Le djihadisme perd, il n’a jamais gagné, leurs victoires sont des coups et les djihadistes se regardent nous combattre, nous affronter, ce sont des combattants pas des gestionnaires.