Quelle découverte! Je ne connaissais ni Sylvain Venayre, ni ses œuvres, en marge de mes centres d’intérêt. L’homme, de grande taille,, a le regard perçant et le sourire en coin de ceux qui savent garder une distance amusée avec le monde. La voix, un peu saccadée, sait parfaitement ralentir pour expliquer, accélérer pour relancer la flamme. L’érudition cède le pas, quand il le faut, aux besoins de la pédagogie. Une conférence lumineuse.

Présentation du conférencier:
Agrégé, docteur, maître de conférences à Paris I-Panthéon Sorbonne et depuis 2015, Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Grenoble-Alpes, Sylvain Venayre a suivi le cursus honorum habituel de l’historien français. Ancien élève d’Alain Corbin. Sylvain Venayre s’intéresse donc à l’histoire des sensibilités. On lui doit, entre autres, un ouvrage sur les aventuriers (La Gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne. 1850-1940, Paris, Aubier, 2002), et un autre, audacieux, où il enquête sur sa propre disparition (Disparu ! Enquête sur Sylvain Venayre, Paris, Les Belles Lettres, 2012). Une somme, menée conjointement avec P. Singaravélou, sur le monde au XIXe siècle, est en cours de préparation. Le magazine L’Histoire en donne avant-goût avec le dossier « Le monde est à nous », paru dans le numéro de juillet-août 2016 (n°425). Le dernier ouvrage, Une guerre lointaine, Annam, 1883 (Les Belles Lettres, 2016) vient de recevoir le prix Augustin Thierry aux RDV de Blois.

La conférence

Quant on parle d’invitation au voyage, les amoureux de la poésie pensent à Baudelaire, mais ce n’est pas de Baudelaire dont il est question ici, pas tout à fait. Georges Pompidou, a publié en 1961 une Anthologie de la poésie française qui rassemble les poésies préférées de celui qui n’est pas encore président de la République. Chacune de ses poésies, outre qu’elle se situe dans la droite ligne du canon littéraire de la IIIe République, est une invitation au voyage, mais pas de n’importe quel voyage.

Commençons par cette poésie très célèbre de Du Bellay, poète de la Pléiade, « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ».

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raion,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur angevine.

On le sait, Ulysse, après la ruse de son cheval de bois, a dû s’en retourner à Ithaque et, le moins que l’on puisse dire en songeant aux péripéties du retour, telles qu’Ulysse les présente, est qu’il n’a pas fait un « bon voyage ». Il s’est aliéné Poséidon, le redoutable dieu de la mer, a vécu plusieurs catastrophes, a perdu ses marins. Or, si Ulysse a « fait un beau voyage », c’est parce qu’il a été instruit par ses épreuves, et parce qu’il est rentré chez lui, pour en faire profiter sa famille et sa patrie. En lisant ce poème, on comprend pourquoi Du Bellay a été appris à tant de générations d’écoliers : il célèbre la « petite patrie ».
Du Bellay a voyagé, ce n’est pas encore le « Grand Tour », mais il a été en Italie, en est revenu et en a fait profiter sa patrie.

Le second poème, « Les deux Pigeons », est écrit au siècle suivant, par le célèbre Jean de La Fontaine sur deux pigeons s’aimant d’amour tendre et partant en voyage. « Mais qu’allez-vous faire ? » (5ème vers). Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), disait qu’il n’y a que quatre types de voyageurs utiles: les marins, les soldats, les marchands et les missionnaires. Hors de cela, il n’y a aucune raison de partir de chez soi.
Le poème continue sur l’esseulement de la famille et sur les dangers du voyage. Le voyageur est, au XVIIe siècle, forcément, un « voyageur imprudent ». Et en même temps, il n’y a aucun doute que le voyage est une envie irrépressible. « Quiconque ne voit guère, n’a guère à dire aussi».
Notre pigeons voyageur s’envole donc mais très vite, affronte l’orage, échappe à un vautour et à un aigle. « Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié/ prit sa fronde et, du coup, tua plus d’à motié/ La volatile malheureuse ». Blessé, le pigeon rentre chez lui « maudissant sa curiosité ». Robinson exprime les mêmes regrets quand il songe aux avertissements de son père avant son départ. Il faut remplacer le désir de voyage par l’amour, telle est la morale de cette histoire.

Faisons encore un saut dans le temps. Arrêtons-nous sur Baudelaire et son Voyage(1857), dédié à Maxime Du Camp (1822-1894). Maxime Du Camp a découvert l’Europe et l’Orient au cours de deux grands voyages. Lors du deuxième, il est accompagné par Flaubert mais revient en France atteint de la syphillis, contractée dans un bordel du Caire. Le Nil ou Lettres sur l’Egypte et la Nubie (1854), est le premier récit de voyage avec des photographies, d’où la dédicace de Baudelaire pour qui, la poésie est un art qui a quelque chose à voir avec l’image.

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! Que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le coeur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

[…]

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir, coeurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !

La première strophe montre l’opposition entre le désir du monde et la réalité, ce qui n’est pas très loin de La Fontaine. Pour Baudelaire, une partie de ceux qui partent, ne partent pas volontairement : fuir ne veut pas dire partir. Les vrais voyageurs sont ceux qui n’ont pas de vraies raisons de partir : le voyage est une des modalités de l’art pour l’art. La rupture avec le voyage classique est consommée. Evidemment, l’incertitude et le danger demeurent, tout comme dans la guerre. Ce n’est pas un hasard si les deux grandes œuvres d’Homère traitent de la guerre (L’Iliade) et du voyage (L’Odyssée).

La fin est tronquée dans le texte de Pompidou. Or si on prend la version complète du poème, on y trouve cette curieuse demande : « nous voulons voyager sans vapeur et sans voile ». En fait, deux sortes d’aventuriers co-existent, les actifs et les passifs qui, comme Kant, connaissent le monde sans partir de chez eux. Les aventuriers de salon constituent le premier lectorat des écrivains qui voyagent ou et des voyageurs qui écrivent. La figure de l’écrivain-voyageur, incarnée par un Nicolas Bouvier par exemple, n’apparaît que dans les années 1980. Poursuivons la lecture après l’injonction de la fin de la partie III « Dites, qu’avez-vous vu ? ».

« Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés comme ici.

L’ennui du monde est chez Baudelaire le premier moteur de la création, en l’occurrence de la création poétique. Pour toute information complémentaire, le lecteur pourra se reporter à l’ouvrage collectif paru en 2012 : L’ennui. Histoire d’un état d’âme (XIXe-XXe siècle), Presses universitaires de la Sorbonne

La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le fasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux ».

Il faudrait une histoire de l’inquiétude. Avançons la lecture.

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès ? -Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

Ce que l’on apporte du voyage, ce sont des images, c’est-à-dire des croquis. Il y a, parmi les arts apodémiques, la capacité à croquer sur place une scène, un portrait, etc. Frédéric, juste avant sa rencontre, sur son bateau, dans l’Éducation sentimentale, tient aussi un « album ». « Vous qui trouvez beau ce qui vient de loin »  marque l’essor de l’exotisme, mot nouveau en -isme du XIXe siècle. Todorov disait dans Nous et les autres, que c’était un étrange compliment que de dire à ceux qu’on aime, qu’on les aime parce qu’ils ne nous ressemblent pas.

« O cerveaux enfantins !
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché.

Le poème se clôt par la déception. Baudelaire qualifie de «cerveaux enfantins », ceux qui attendent monts et merveilles. La décrépitude de l’homme est universelle, énième variation de l’Ecclésiaste : le voyage est vanité. Baudelaire suggère de remplacer le voyage par la mort.

Le troisième poème est écrit dans les décennies suivantes. Il s’agit du « Bateau ivre » de Rimbaud.

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

Les «Fleuves impassibles » renvoient aux poètes du Parnasse, comme Baudelaire dans le poème précédent. S’exprime ici l’imaginaire du roman d’Indiens dans la veine d’un Gabriel Ferry. Rimbaud proteste contre la poésie qui « veut dire » ; pour lui, la poésie « dit ». On retrouve par la suite la mention des cerveaux enfantins, réponse à Baudelaire. La poésie n’est pas un ornement du langage. Nos repères  se brouillent: la mer est le poème, le voyage est la poésie. En 1873, Rimbaud renonce à la poésie : il se lance dans le voyage et transforme sa vie en poème. Il a atteint des espaces lointains et dangereux. Il a « vu » au-delà du discours.

Le poème mentionne l’ancêtre du sous-marin, le Monitor, dont s’est inspiré Jules Verne pour son Nautilus. Mais Jules Verne et Rimbaud n’ont pas été fascinés par la même chose. Pour Jules Verne, le Nautilus est un espace clos avec peu de personnages qui met en scène une chambre d’enfants et qui aboutit à un discours pour les enfants. Pour Rimbaud, Le Bateau ivre n’est pas une œuvre pédagogique.

En guise de conclusion, Sylvain Venayre nous lit « La jolie rousse », poème d’Apollinaire, pour qui la poésie est une aventure qui va au-delà des frontières de la langue. La poésie est un « activité qui rémunère le défaut de la langue » disait Mallarmé.