Dans la salle des conférences du château, dans une atmosphère de briques et de pierre, la foule habituelle de curieux est déjà installée. Je me trouve une place assez proche de l’estrade et sort mon matériel. Un homme parle, de la région Centre-Val de Loire, de ses souvenirs, d’un certain Anthony, d’un palais en Toscane, du cabinet du ministre de Jack Lang. Bon. Je pensais que nous devions parler de nourriture. Me serais-je trompée de salle ? Un coup d’œil sur le programme me dit que non. Je suis bien à une table ronde, sur la nourriture de voyage. Point de spécialistes à l’horizon, point de table ronde mais cet homme visiblement très ami avec « Anthony ». Dans la salle, mouvement de papier froissé, le public vérifie qu’il a bien lu le programme. Oui, oui.
Et puis soudain, tout s’éclaire. L »ami Anthony » n’est autre qu’Anthony Rowley, spécialiste du XXe siècle, l’éminent chercheur décédé il y a quelques années. Un prix qui porte son nom vient d’être créé pour honorer une contribution à l’histoire de l’alimentation car, on le sait peut-être moins, Anthony Rowley a aussi beaucoup travaillé sur la gastronomie: en 2006 est sortie par exemple, une Histoire mondiale de la table (Odile Jacob). L’homme, qui depuis vingt minutes narrait son histoire avec l’ami disparu, était là pour remettre le premier prix. L’heureuse lauréate 2016 se nomme Fabienne Henryot, pour son ouvrage A la table des moines (Vuibert).
D’après la présentation faite par un autre intervenant, en l’absence de l’auteur, le livre ne s’intéresse pas à la nutrition des moines et ce n’est pas non plus un livre d’histoire économique. C’est plutôt un livre d’histoire culturelle, qui interroge le regard des réguliers sur la nourriture. Manger en religion est une activité encadrée, car manger peut être un plaisir et le plaisir, on le sait, ne constitue pas vraiment le cœur du vœu monastique. Mais manger est aussi nécessaire à la vie, car il faut de la force pour prier. De ce dilemme ne sortent que des accommodements, des alternances entre prises d’aliment et privations, des écarts entre la règle et la pratique. Un livre certainement intéressant.
De bien longues minutes avaient été perdues. Une table ronde d’1h30 avec trois chercheurs est déjà difficile à mener, qu’en serait-il avec … au mieux cinquante minutes et quatre chercheurs ? Sans doute que les intervenants, dont trois de l’université de Tours, sont rompus à ce genre de contretemps et savent raccourcir sans trop racornir. Cependant, je crois important, en tant que public, de ne pas tout accepter car si la bienveillance est évidemment indispensable en toute chose, une approbation doit pouvoir être aussi marquée qu’une réprobation. « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur »nous dit Figaro.
Le retard, même important, dans le déroulé de la conférence justifie-t-il à lui seul le blâme ? Non. Évidemment. Car Anthony Rowley méritait d’être présenté, son prix tout autant et l’heureuse lauréate également. Le fond du problème vient plutôt de la manière, de cette amitié si complaisamment mise à scène, sur fond de rencontres au ministère, de palais en Toscane et de pâtes au homard dans un restaurant du VIIe siècle. Non pas que la « vie de château » soit condamnable et qu’il faille avoir honte de mener grand train, encore que l’exhibition du luxe soit le premier signe de reconnaissance du parvenu. Mais plutôt que, dans l’affaire, cette amitié et ces expériences gastronomique se sont données à voir, plus qu’à partager. L’orateur, en flattant son ami disparu en convoquant à plusieurs reprises, les « amis présents des premiers rangs », en magnifiant l’éclat de son monde, a renvoyé les autres assistants dans l’ombre. Un mur a été édifié, là où chacun attendait un pont. Ce n’était sans doute pas l’effet recherché, mais ce fut l’effet produit.