Accompagnée d’une création vidéo, cette performance met au centre de la scène la fameuse photographie Blue Marble En français « la bille bleue » en référence à l’aspect marbré et brillant rappelant les billes des cours de recré d’autrefois.(prise par l’équipage d’Apollo 17, le 7 décembre 1972). Un personnage partage alors son émotion devant l’image de la Terre et le sentiment de fragilité qu’on peut éprouver en la contemplant.
Cela lui permet de se demander : « Ne faudrait-il pas reconnaître que nous avons échoué, nous l’espèce humaine, à habiter cette Terre ? »
Performance suivie d’un débat avec Michel Lussault, géographe, auteur de Cohabitons ! Pour une nouvelle urbanité terrestre (Ed. du Seuil), et Thibaut Sardier, géographe et journaliste.
Qui faut-il croire ? L’artiste ou l’auteur ?
Thibaut Sardier (TS) : Ma 1ère question sera pour cette phrase que tu as prononcée à la toute fin de ta performance : « retourner dans ma chambre » alors que sort ton livre « Cohabitons ».
Michel Lussault (ML) :
Certes la personne qui parlait tout à l’heure est plutôt dépressive… Mais parler sans commencer par les données scientifiques, souvent complexes et choisir de faire une conférence grand public c’est ma volonté. Ceci afin de toucher les gens qui sont confrontés à un problème très lourd à envisager et pour lequel le déni est une porte de sortie.
Et pourtant, on sait ! 40 ans de sécheresse dans le sud-ouest étasunien. Des températures au delà de 40° à Vancouver, Canada, là où nos livres de géographie parlaient de « climat tempéré océanique ».
Ce qui se passe déjà concerne l’espace global, non un milieu en tel ou tel lieu qui s’est dégradé et que les humains qui y vivaient doivent abandonner.
Donc l’idée de performance autour de cette image qui m’émeut depuis toujours quand je suis confronté à l’altération de l’habitabilité. Et pourquoi ne pas la partager, comme un médium, vers un large public ?
Parler autrement à un large public
Ma volonté c’est de trouver d’autres façons de parler autrement. Car la science s’est tellement éloignée du débat public. Quant au livre, c’est un livre d’une fin de carrière qui aura duré 40 ans et qui fait le point sur l’altération de l’habitabilité de la terre.
J’ai 9 petits enfants et je suis inquiet pour eux. C’est lourd et nous ne sommes pourtant pas les plus mal placés.
Contempler, observer, comprendre
TS : contempler cet image, s’arrêter, regarder. Quelles méthodes de travail en induire ?
ML : la contemplation, l’observation silencieuse est nécessaire ! Je regarde toujours les lieux ainsi. Et nous les géographes, pourrions tous le faire. Observons que le capitalisme mondialisé fait le contraire en cherchant compulsivement à capter notre attention.
À la manière du concept de « résonance » proposé par Harmut Rosa, mettons-nous en pause. Que de couches avons-nous rajouté ! La technique est partout, toujours plus puissante. Même la pandémie qui était l’occasion manquée de repenser l’accélération du monde… Bruno Latour avait écrit Où suis-je ? Bruno Latour Où suis-je ? 01-2021, ed. La Découverte, 192 p., 15 € à la sortie du confinement. Nous avions alors nous les Terrestres l’occasion de nous envelopper dans le monde – au lieu de continuer à le développer. Or, tous les records de performance seront battus en 2024.
La géo fait de la philo autrement en posant ces questions essentielles : Comment on habite ? Que faisons-nous de notre cohabitation ?
Blue Marble, une trop belle image ?
TS : Pourquoi cette image là ? On ne voit que du naturel, du beau, du propre. Tes travaux s’inscrivent contre…
ML : il y aussi de bonnes raisons, ainsi le fait que cette image me fait introduire le concept de monde. Comme Hanna Arendt, qui remania sa préface à La Condition de l’Homme moderne en ayant l’intuition avec le début de la conquête spatiale que « l’arrachement » de l’humanité à la Terre et au monde était en marche. Car, oui, il y a de l’arrogance à s’arracher de ces contraintes.
Et puis cette image dit l’englobement systématique dont parlait Bruno Latour.
Terre et sol
TS : Le thème du festival devait-il s’écrire Terre ou terres ? Es-tu Terre à terres ?
ML : La Terre c’est notre sol. Nous sentons que les appuis nous font défaut ; le sol se dérobe sous nos pieds. NOTRE responsabilité est là. Foin du débat sur les égalités sociales qui sont d’une telle évidence pour un géographe, mais ne peuvent anthropologiquement et historiquement nous défausser de nos responsabilités. D’où habiter, cohabiter.
TS : Retour sur cette photo. On laisse poursuivre la prédation, d’où la désespérance de ton personnage fictif ?
ML : je ne me résouds pas non plus à cette lamentation, mais je cherche les modalités pratiques pour agir. Peut-on faire autrement ? Que risque-t-on à faire de la science autrement ?
TS : Tu défends l’idée de l’urbanocène, ou plutôt en regardant la photo, « spatiocène » ?
ML : En fait, si on accepte de revenir à l’intérieur de Blue Marble, on accepte la limite de la Terre. Je retourne à mon image – la boucle est pour l’instant bouclée – et je la vois de l’intérieur comme mon seul habitat.
Questions du public :
Notre type de démocratie n’est-elle pas à bout de souffle ?
ML : Il n’y a plus d’emboîtements d’échelles comme on avait l’habitude de le penser. Avec mon téléphone et le lithium qu’il contient, je suis dans mon temps, et en même temps je suis dans le temps géologique du lithium d’Atacama qui fonctionne avec une eau fossile que ne se renouvellera pas. Il est clair que notre personnel politique dirigeant pense à court terme et préfère reculer sur tous ces sujets essentiels pour nous tous ! L’exemple de la convention citoyenne, dont les membres ont été choisis par tirage au sort, a fait un travail remarquable qui n’a pas ensuite été pris en compte. Ce qui m’incite à ne plus considérer les formes traditionnelles de la représentation politique comme dépassées. Donc oui au tirage au sort et au non-renouvellement des mandats.
Et oui au concept latino-américain de buen vivir, impliquant la recherche d’une « vie bonne », « celle ou personne ne peut gagner si son voisin ne gagne pas ».