Dialogue entre Dominic LIEVEN pour : La Russie contre Napoléon (Éditions des Syrtes) et Marie-Pierre REY : L’effroyable tragédie, une nouvelle histoire de la campagne de Russie (Flammarion)
Chapiteau de La Halle aux Grains – Vendredi 10 octobre 2012 à 11h 00
C’est devant une solide affluence que l’historien radiophonique Philippe Bertrand, dans le rôle du modérateur, a animé les échanges amicaux et complémentaires entre les deux participants, dont les livres sont complémentaires.
L’universitaire britannique Dominic Lieven a exploré les archives russes pour proposer une lecture décentrée de l’événement, avec l’envie de contrer «les mythes de Tolstoï». De son côté, l’universitaire française Marie-Pierre Rey propose une étude de la campagne de 1812 vue à travers les témoignages des petites gens.
L’événement a été très commémoré en Russie. Il s’agit d’un épisode historique structurant car il a représenté un temps fort d’union patriotique où toutes les classes sociales se sont unies dans la défense du sol de la patrie.
La rupture de l’alliance franco-russe signée à Tilsit en 1807 est liée à la divergence des intérêts des deux camps, centrée notamment, outre les enjeux du commerce avec l’Angleterre, sur la question polonaise qui est au coeur de la dégradation des relations franco-russes. La guerre n’est donc pas une surprise pour les Russes, qui l’ont anticipée en se préparant de manière défensive. En outre, l’empire tsariste est trop orgueilleux pour accepter une position de deuxième ordre au sein de l’Europe.
Côté français, la prise de risque est démesurée. Il était impossible d’affronter simultanément deux empires majeurs, même si l’un est maritime et l’autre continental. Le caractère multinational des deux armées en présence constitue un trait de modernité. La Grande Armée, notamment, rassemble vingt nations et seulement 40% de Français (et 8% de Polonais, effort énorme qui manifeste l’importance de l’enjeu de résurrection nationale qui mobilise ces derniers). L’Européanité de cette coalition est fragile : la débandade de la Grande Armée sera surtout celle de ces combattants, d’autant que le discours adressé par Napoléon à ses troupes est très franco-centré et ne leur parle donc pas.
Chez les Russes, le souvenir de la campagne de 1812, vue comme une «victoire nationale contre le monde», est d’essence ethnique. Il a occulté la réalité autocratique et multinationale de l’empire au combat. Les forces engagées sont multinationales, et la plupart des principaux chefs militaires sont des aristocrates étrangers. C’est d’ailleurs pourquoi les campagnes de 1813 et 1814 ont été, elles, totalement oubliées : aucun principe d’identification ne les a sacralisées.
Le tsar Alexandre Ier s’est préparé à l’invasion dans des conditions financières difficiles, l’état russe étant pratiquement en banqueroute. Il a bénéficié des informations provenant d’un réseau d’espionnage performant implanté à Paris, qui n’est démantelé par la police qu’en février 1812. Introduit au coeur du système gouvernemental, ces agents ont obtenu des résultats remarquables et parfaitement identifié les forces et les faiblesses de l’armée napoléonienne. La stratégie de défense de la Russie basée sur ces éléments est élaborée dès à partir de 1810. Alexandre voit ce conflit à venir comme une guerre européenne alors que l’historiographie russe n’en a gardé que la dimension nationale.
Alexandre doit en outre préparer ses élites, francophones et francophiles, à une guerre qu’ils perçoivent comme « contre-nature ». Pour cela, il élabore tout un argumentaire nationaliste et religieux, et hostile à la personne et aux ambitions de Napoléon. Il met en place des hommes clés tel le comte Rostopchine, curieux profil de francophone « gallophobe », déterminé à combattre l’influence culturelle et philosophique de ce qu’il appelle la «peste française» au nom de la défense de l’identité slave.
Pour financer la guerre, la Russie recourt à des réquisitions dont le prix sera remboursé sous la forme de « crédit d’impôt ». Pour la faire, Marie-Pierre Rey et Dominic Lieven soulignent le rôle central joué par le cheval, élément plus difficile à remplacer et à instruire que les hommes. Les Russes disposent de la réserve inépuisable et endurante des chevaux des steppes : petits, robustes, très laids, possédant des sabots très durs qui n’ont pas besoin d’être ferrés, c’est animaux sont capables de trouver leur nourriture en grattant la neige. En face, les animaux de l’armée française sont inadaptés à l’environnement hostile qu’ils rencontrent dès le mois de juillet. La destruction massive des animaux de monte et de trait constitue une catastrophe logistique précoce qui empêche le ravitaillement de suivre. Pour les hommes comme pour les chevaux, «l’estomac n’est pas une abstraction» sourit Dominic Lieven.
L’estimation des pertes humaines est très délicate, en raison des gens restés en Russie et des étrangers rentrés dans leurs foyers sans avoir été comptabilisés. Le bilan reste important mais doit être revu à la baisse, dans une fourchette de 250 à 300 000 morts pour chaque camp. La Grande Armée avait fondu massivement bien avant la retraite et le grand froid, même si Napoléon évoque celui-ci pour éluder sa responsabilité. Les Russes avaient prévu et même planifié cette érosion car ils connaissaient le terrain.
La bataille de Borodino (La Moskowa) a été un affrontement d’une intensité hors normes : un véritable mini-Verdun où les combattants des deux camps ont partagé la même impression de confusion de l’action. Elle a duré 10 heures, opposant sur un champ de bataille très étroit (50 km2) 200 000 hommes et 1200 canons. C’est une sanglante bataille d’attrition caractérisée par une véritable boucherie à l’artillerie et des corps à corps sanglants. C’est le seule cas où les Russes ont été contraints d’accepter de jouer le jeu napoléonien de la bataille décisive, alors que leur stratégie a consisté à parier sur l’épuisement de l’ennemi en anticipant ses problèmes logistiques. C’est une forme d’hommage au génie militaire de Napoléon dont on tente d’éviter qu’il puisse s’exprimer…
Les paysans (thème de cette édition des Rendez-Vous de l’Histoire) ont été la chair à canon des deux camps. Côté russe, les moujiks ont fait corps avec leur espace national. Adaptés au milieu par leur rusticité et animés par un fort patriotisme régimentaire et religieux, ils ont manifesté une résistance exceptionnelle. En outre, leur armée n’est pas encombrée des nombreux civils, femmes et enfants, qui suivent celle des Français et qui moururent en masse lors de la retraite.
La victoire russe peut finalement être lue comme une victoire de l’Ancien Régime sur la modernité, fondée sur une asymétrie des enjeux : gloire et géopolitique poussaient les troupes napoléoniennes, alors que la défense du sol sacré de la patrie et de l’identité armaient les forces physiques et morales des soldats russes.
La richesse de ces échanges portés par deux auteurs passionnés a de bout en bout passionné le public présent, qui a bien perçu l’approfondissement de la compréhension et de la complexité de cet épisode historique permis par leurs recherches.
Guillaume Lévêque