L’univers des camps de concentration est souvent perçu par le grand public comme un monde de chaos, arbitraire et barbare. Pourtant, le sociologue et ancien déporté rescapé de Buchenwald Eugen Kogon, qui parlait en connaissance de cause, qualifiait les camps nazis “d’enfer organisé”. Plus récemment, l’historien Nicolas Bertrand a publié en 2015 un ouvrage sur “l’enfer réglementé” des camps. Cet enfer a donc été pensé, administré, géré et exploité par les nazis en fonction d’objectifs clairement définis qui évoluèrent avec le temps. Il entretient donc de multiples liens avec les domaines de la science et de la technique. Pour débattre de ce sujet, la table ronde organisé par l’Union des associations de mémoire des camps nazis est modéré par Olivier Lalieu, historien et président de l’association Buchenwald Dora, ainsi que par Jean Michel Clère, docteur en sciences et médecine, président de l’amicale de Neuengamme. Ils sont entourés de trois intervenants, spécialistes du nazisme: Johann Chapoutot, professeur d’histoire à la Sorbonne; Thomas Fontaine, docteur en histoire et directeur du musée de la Résistance nationale de Champigny; Adeline Lee docteure en histoire et auteure d’un thèse sur les français internés au camp de Mauthausen.
I/ Les camps de concentration dans l’Allemagne des années 30 ( Johann Chapoutot)
J. Chapoutot rappelle en préambule que le camp de concentration n’est pas une invention nazie. Il fait le lien entre l’invention des camps et l’innovation majeure qu’a constitué l’invention du fil barbelé. Les premiers camps sont apparus en Afrique du sud pendant la guerre des Boers au début du 20ème siècle.
Dès 1933, le camp devient une réalité de la “nouvelle Allemagne”. L’Allemagne se couvre de camps , mais ceux-ci n’ont pas tous un caractère répressif: camps de vacances, camps de formation , camps d’étudiants (juristes préparant leurs examens, par exemple). Ces camps sont censés renforcer l’harmonie nationale par la promotion de la vie communautaire, à relier avec l’expérience de la Grande guerre.
Mais dès février-mars 1933, fleurissent sur le sol allemand d’autres catégories de camps destinés à la répression des opposants politiques au nazisme. J. Chapoutot signale une période qui irait de mars à juin 1933 où fleurissent partout des camps sauvages, lieux de réclusion installés sur des terrains vagues, des salles de cinéma ou autres bâtiments, tels une brasserie désaffectée à Orianenburg dans la banlieue de Berlin.. Les S. A y règnent en maîtres, mais leur violence est légitimée par le pouvoir puisqu’on leur attribue la fonction d’officiers auxiliaires de justice.
Après juin 1933, l’Etat nazi met progressivement de l’ordre dans le système concentrationnaire. Le camp créé à Dachau en mars 1933 par le chef de la SS Himmler est le premier qui échappe au pouvoir des S.A. Nommé commandant du camp de Dachau, le S.S Theodor Eicke y impose une organisation rigoureuse et une discipline de fer qui sert ensuite de modèle d’organisation aux autres camps créés les années suivantes: Sachsenhausen en 1936, Buchenwald en 37, Mauthausen en 38, Ravensbrück pour les femmes en 1939. Les SS obtiennent ainsi la haute main sur l’univers concentrationnaire en construction.
Les nazis dans les années 30, outre la fonction d’enfermement des opposants politiques, conçoivent ces camps de concentration comme des lieux de régénération pour les allemands. Selon le SS Werner Best, juriste de formation, “les policiers sont les médecins du Corps allemand”, signifiant ainsi que la déviance politique est une maladie qu’il faut traiter de façon appropriée. Ce qui signifie que l’internement dans un camp de concentration n’est pas nécessairement définitive et que l’on peut en être libéré, selon le degré de gravité de la maladie du patient et la rapidité de la régénération.
Cependant, à partir de 1939, avec la guerre, le système concentrationnaire subit une mutation : la sortie du camp devient impossible et ces fonctions changent.
II/ Les mutations du système concentrationnaire nazi pendant la seconde guerre mondiale (Thomas Fontaine)
Pendant la seconde guerre mondiale, le système concentrationnaire nazi subit de profondes mutations et adaptations qui aboutissent parfois à des dysfonctionnements, liés aux nécessités de la guerre totale mais aussi à l’entreprise génocidaire. Ces bouleversements mobilisent de nombreuses techniques.
A partir de 1940, la population des camps change de nature; le nombre de détenus étrangers ne cesse d’augmenter pour devenir largement majoritaire. En prenant l’exemple des déportés de France, Thomas Fontaine indique que c’est à partir de 1943 que les français sont massivement déportés dans les camps. Mais ces déportations ne doivent rien au hasard et sont souvent le fruit de techniques policières et administratives pensées contre les ennemis du Reich. Les déportés sont enregistrés, fichés selon une hiérarchie qui fait que les juifs, les résistants communistes et les résistants gaullistes ne sont pas traités de la même manière. Ainsi, les résistants communistes ont plus de chance d’être fusillés, plutôt que déportés. Les femmes résistantes, même condamnées à mort, en sont pas exécutées en France, mais déportées en Allemagne pour y être exécutées ou détenues. La déportation dans ce cas obéit bien à des normes et à une logique policière.
Les camps deviennent pendant la guerre des centres d’expériences pseudo-médicales, mais qui obéissent à une certaine logique. Expériences de dépressurisation, chute brutale de la température, tests de vaccins etc… visent en général à répondre aux besoins précis de l’armée engagée dans une guerre totale. De même, les cobayes humains ne sont pas choisis au hasard; ce sont pour la plupart des slaves ou des juifs, considérés par les nazis comme des “stucke”( morceaux), au service de la race aryenne.
L’historien américain R. Hillberg a bien montré la dimension industrielle du génocide, par la création de centres de mise à mort industrielle en Pologne. Rudimentaires au départ, les techniques industrielles d’extermination ne cessent de se perfectionner ( gazage; fours crématoires de plus en plus puissants). J. Chapoutot estime que l’expression “camp d’extermination” est peu satisfaisante; il lui préfère l’expression de “lieu central d’extermination”, puisque les déportés destinés à la mort n’y restaient qu’entre une et trois heures. Selon lui, le mot “camp” implique une détention de longue durée, une vie au camp.
Mais ce sont surtout les nécessités de la guerre totale – qui fait de l’économie le nerf de la guerre – qui entraînent une transformation profonde du système concentrationnaire, selon T. Fontaine. Face au manque cruel de main d’œuvre allemande et aux besoins immenses de l’armée, Himmler propose en 1942 à Hitler l’utilisation des déportés pour produire des armes, c’est à dire d’installer des usines ou des ateliers dans les camps. Mais face à l’explosion des commandes, le système connaît une nouvelle évolution à partir de 1943. Désormais, “le camp va à l’usine” ou le camp devient usine. Selon T. Fontaine, le camp de Dora, dans la dépendance du camp de Buchenwald, est emblématique de cette évolution. Créé en août 1943 afin d’y construire des armes nouvelles, les fusées V2, les déportés sont chargés d’aménager l’usine dans des tunnels. Enfermés nuit et jour pendant des mois, les conditions de vie y sont effroyables. 80% des déportés français à Dora y sont morts. A partir de 1944, Dora produit des fusées en grande série. Dora sert aussi de réservoir de main d’œuvre à d’autres usines de la région sous forme de commandos de travail.
Ainsi, à partir de 1942, les déportés des camps ont joué un rôle majeur dans la mobilisation de l’économie allemande, travailleurs forcés présents dans tous les domaines de production, y compris les plus avancés.
III/ Le camp de Mauthausen (Adeline Lee)
Adeline Lee, auteure d’un doctorat sur les français au camp de Mauthausen, rappelle que le camp de Mauthausen, situé en Autriche, est en réalité un énorme complexe concentrationnaire du troisième Reich. Libéré le 5 mai 1945, dans les derniers jours de la guerre, ses archives ont été largement préservées. Ce sont des dizaines de milliers de documents qui s’offrent à l’étude des chercheurs, en particulier pour la période 43-44. L’ampleur des archives permet d’approcher de près les logiques d’administration et de gestion des camps.
Elle révèle que les déportés faisaient l’objet d’un enregistrement individuel très sophistiqué grâce à l’emploi de machines mécanographiques à carte perforée, les machines Hollerith, du nom de leur inventeur. Ces machines étaient produites par la société allemande Dehomag créée en 1934 et qui était la filiale allemande d’IBM. Dehomag fournissait le régime nazi en machines Hollerith depuis sa création. Ces machines à Mauthausen permettaient un fichage très fin des déportés prenant en compte de multiples critères: âge, origines, religion, parcours politique et surtout profession des détenus.
Ces données, en particulier le niveau de qualification des déportés, permettaient ensuite de les orienter vers les multiples camps secondaires de travail ou vers des usines de la région, pour répondre aux besoins de l’économie de guerre de l’Allemagne. Ce système était en surtout très utile pour trouver le spécialiste recherché.
Les camps devenant un maillon essentiel de la mobilisation économique, cette gestion de la main d’œuvre forcée a plusieurs conséquences, parfois contradictoires. Elle aboutit à l’augmentation de la production des camps, mais permet aussi des sabotages subtils, d’autant plus difficiles à détecter quand ils sont commis par des professionnels. Les réserves de main d’œuvre esclave ne cessant de s’amenuiser du fait de l’arrêt des conquêtes nazies et bientôt du recul sur le front russe, celle-ci devient une denrée rare qu’il faut préserver, nourrir un minimum, afin qu’elle survive et continue à produire. Ce qui entraîne un recul de la mortalité des déportés.
Cependant, en 1945, l’effondrement de l’Allemagne approchant, le système devient de plus en plus difficile à gérer, face au nombre de prisonniers et au manque de personnel allemand. On finit parfois par employer des détenus à l’enregistrement d’autres détenus!