Il est répété à l’envi que l’enseignement de l’histoire doit adopter une position médiane, laquelle n’a pourtant rien à voir avec la démarche de l’historien. Si des pressions sont exercées par les uns ou les autres, les mises au point de chercheurs n’ont pas à se soumettre à une demande quelle qu’elle soit. Ainsi, lorsqu’un enseignant consacre un site internet pédagogique à l’histoire de l’esclavage colonial français, il reçoit à la fois des insultes violentes de ceux qui voient dans de telles pages d’histoire, l’incarnation de l’AntiFrance, de la haine de soi et du prétendu « politiquement correct ». Notre enseignant encaisse en même temps les attaques tout aussi violentes de ceux qui, déçus de ne pas trouver un ton vindicatif dans le discours historien, prétendent faire justice en lui adressant des épithètes tels que colonialiste, fasciste, esclavagiste ou raciste. Après la reductio ad hitlerum de Leo Strauss, la reductio ad coloniarum et la reductio ad fascemDiscours réduisant tout au colonialisme ou au fascisme. ont encore de beaux jours devant elles. Quant à la paresseuse expression « politiquement correct », elle demeure commune à un certain nombre de réactions irrationnelles à l’histoire, quand celle-ci ébranle de frileuses et rigides certitudes.
Ainsi en est-il de l’instrumentalisation politique de la bataille de Poitiers, dont on notera par ailleurs qu’elle n’est pas un thème récurrent du discours militant antiraciste et qu’on aurait grand’peine au milieu des sottises volontiers dites par des militants antiracistes (parfois aussi mauvais en histoire que des militants d’extrême-droite) de trouver un grand intérêt pour cet épisode du haut Moyen-Age, surtout prisé de l’extrême-droite. Pour trouver un juste milieu, il faudrait deux pôles et non un seul. En vertu d’une certaine ignorance, les thuriféraires de Charles Martel (et il faut se souvenir de ce qu’il a fait à Béziers) découvrent ou feignent de découvrir une historiographie déjà ancienne sur la question. Ce qui est bien établi et démystifié de longue date par des historiens qui n’ont rien de gardes rouges passe alors pour une odieuse tentative de l’Antifrance… Heureusement, Superdupont (ou Dupond) veille, glorieux et magnifique, portant haut la cocarde…
La position de l’historien n’est pas médiane : elle est distante. La vérité n’est pas un juste milieu entre les extrêmes. Ce juste milieu est un leurre, un compromis entre les extrêmes alors qu’il s’agit de prendre de la distance. En cours, comme dans la recherche, non seulement, on ne choisit pas entre Danton et Robespierre mais on ne cherche pas non plus une synthèse des deux, un Danpierre ou un Robeston.
- Une grande partie des combattants de 732 étaient plutôt berbères qu’arabes et un certain nombre étaient des renégats d’ascendance celtibéro-wisigothique.
- C’était une razzia sur Saint-Martin de Tours.
- Il se trouve qu’on a du mal à voir en Charles Martel un sauveur de la Chrétienté et du christianisme.
- Charles Martel n’était pas français et la France n’existait pas. Ce qui devient la France n’existe pas à cette époque. Si Charles Martel (Karl Martell en allemand ou Karel Martel en néerlandais), son fils Pépin ou son petit-fils Charlemagne (Karl der Große en allemand et Karel de Grote en néerlandais) revenaient parmi nous, nous aurions l’impression de les entendre parler une sorte d’allemand. La France est encore loin en aval et on ne peut qu’ironiser devant la propension de quelques-uns à naturaliser aussi légèrement quelqu’un qui était tout sauf français. La différenciation progressive de la Francie occidentale (future France) et de la Francie orientale (future Allemagne) peut être datée de la fin du Xe siècle, deux siècles et demi après Karl Martell.
- La localisation du site est suffisamment imprécise pour qu’on l’appelle autrement dans d’autres langues. Par exemple, en anglais où elle reste connue comme «The Battle of Tours».
- Passe encore qu’on signale la bataille de Poitiers dans des manuels européens où elle est aussi importante pour la propagande carolingienne que la légende des prétendus rois fainéants. Là où on commettrait une erreur, c’est de ne pas signaler en Asie centrale le choc de la bataille du TalasActuel Kirghizistan, tout près du Kazakhstan. de 751 entre Arabes et cavalerie de la Chine des Tang. La bataille de Poitiers a ainsi plus sa place sur une carte de l’empire carolingien (qui n’est plus au programme de 5e depuis la rentrée 1997), pour signaler une date de la montée en puissance carolingienne en Gaule franque méridionale, que sur une carte de la conquête arabo-musulmane en 5e. Le rôle non négligeable de la bataille n’est donc pas lié à l’islam dans la géopolitique de l’époque. Si cette bataille livrée bien avant la naissance de la France, a un rôle dans l’histoire de celle-ci, c’est bien dans sa propension à effacer glorieusement la piteuse défaite de la chevalerie française devant les Anglais en 1356.
Très loin des affrontements franco-français, en octobre 2014, Melvin Bragg a consacré un épisode de son émission In Our Time sur BBC-Radio4 à la bataille du Talas : http://downloads.bbc.co.uk/podcasts/radio4/iot/iot_20141009-1145a.mp3. Un autre concerne cette fameuse « Battle of Tours » : http://downloads.bbc.co.uk/podcasts/radio4/iot/iot_20140116-1045a.mp3.
Il est parfois avéré qu’on fait de meilleures soupes dans les vieux pots. On consultera donc aussi le texte d’un historien fort peu suspect de vouloir servir l’Antifrance : Michel Rouche, « Arabes ou Occitans ? Les vaincus de Poitiers », L’Histoire, n°45, mai 1982, p. 21-27, également disponible sur le site de la revue. Le texte est ainsi introduit : «A quoi a servi la bataille de Poitiers en 732 ? Certainement pas à arrêter les Arabes déjà défaits à Toulouse en 721 mais dont la menace d’invasion ne disparaîtra qu’en 801. Alors qui sont les vrais vaincus de Poitiers ? […]» : http://www.histoire.presse.fr/recherche/arabes-ou-occitans-vaincus-poitiers-01-05-1982-107248
Pour en savoir plus :
SABATIERE (Étienne), Histoire de la ville et des évêques de Béziers, Paris, 1854, La Tour Gile, 1993, 493 p.
BÜHRER-THIERRY (Geneviève), MÉRIAUX (Charles), Histoire de France, vol. 1 : La France avant la France (481-888), Belin, 2010, 688 p.
SÉNAC (Philippe), Musulmans et Sarrasins dans le Sud de la Gaule, Le Sycomore, Paris, 1980, 146 p.
BRÜHL (Carlrichard), Deutschland-Frankreich. Die Geburt zweier Völker, Böhlau Verlag, Cologne, 1990 ; Naissance de deux peuples. Français et Allemands (IXe-XIe siècle), Fayard, 1994, 388 p.