Clausewitz et le terrorisme  : comment un auteur du XIXè siècle pourrait-il être pertinent pour analyser le terrorisme contemporain ?

The Strategy of Terrorism How it Works, and Why it Fails (littéralement « La stratégie du terrorisme, comment elle fonctionne et pourquoi elle échoue ») est une analyse contemporaine permettant de mettre en perspective la pensée de Clausewitz face au terrorisme. Peter R. Neumann est directeur du Centre d’études de défense du King’s College de Londres, tandis que M. L. R. Smith est un spécialiste en études sur la guerre, au Département d’études sur la guerre, également au King’s College de Londres.

 

Clausewitz, un penseur dépassé ?

 

Le texte proposé ici est une traduction personnelle de la troisième partie « The Strategy of Terrorism ». Cette étude permet de souligner l’intérêt de mesurer combien le prussien reste pertinent pour aborder ces questions, et ce même si Raymond Aron avait expliqué en son temps que Clausewitz était surtout pertinent dans  l’étude des guerres maitrisées[1], donc rationnelles car politiques[2], là où d’autres penseurs plus récents ont affirmé que les écrits du Prussien étaient tout simplement dépassés face aux nouvelles formes de la guerre après la fin de la Guerre froide.  Cette approche se retrouve ainsi chez Martin Van Creveld[3] ou John Keegan[4].

Cependant une lecture attentive de Clausewitz permet d’explorer d’autres voies dans la pensée du théoricien et notamment la notion de guerre existentielle, passionnelle. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les travaux présentés ici.

Ce texte illustre l’analyse de Clausewitz définissant la guerre comme un « duel de volonté ». Cette approche, explorée ici par Peter R. Neumann et M. L. R. Smith, devrait selon ces chercheurs trouver une place importante dans les études du terrorisme, pour ne pas se laisser embarquer dans ses passions. Le terrorisme ne peut en effet se résumer à une chose abominable, moralement condamnable ; analysé avec rigueur c’est avant tout un moyen, une stratégie ou une tactique. Le risque est donc grand d’analyser le terrorisme avec des œillères, donc de se tromper, de ne pas comprendre et in fine de ne point pouvoir lutter efficacement contre lui. En suivant ce raisonnement, il apparait légitime de revenir au texte du prussien pour comprendre ce qui se passe en Ukraine, avec une forme « classique » de la guerre entre États, mais aussi pour comprendre ce qui se joue entre Hamas et Israël.

 

Partager les savoirs pour nourrir la réflexion

 

Cet article s’adresse non seulement aux étudiants, aux militaires désireux de trouver un accompagnement dans le cadre des concours internes de l’armée, mais aussi à toutes les personnes intéressées par la géopolitique, les relations internationales, les questions de sécurité et la stratégie. Au même titre que les précédents textes, lobjectif est de partager des savoirs, des analyses, afin de nourrir les réflexions personnelles. Afin d’approfondir sa compréhension du monde, de l’actualité,  puissent ces quelques moments de lecture rendre accessibles des phénomènes au cœur de l’actualité. Trop souvent le flot de l’actualité ne permet pas de prendre le recul nécessaire. La réflexion, plus que jamais, nécessite de prendre du temps et de s’ouvrir aux autres.

Dans le cadre de l’enseignement de spécialité HGGSP en Terminale, ce texte pourra aussi permettre de remettre en perspective certains éléments, de préciser certaines approches. Dans certains manuels ou fiches de révisions, il n’est pas rare de retrouver des raccourcis un peu rapides, faisant des analyses de Clausewitz le cardo et decumanus des guerres « classiques », ce qui le rendrait inopérant pour aborder la question des guerres « asymétriques », « irrégulières » ou du terrorisme. Les sujets proposés pour les épreuves de bac ces dernières années pouvaient ainsi suggérer ce genre d’approches.

En complément, différentes ressources seront proposées pour compléter cette étude héritée du King’s College. Peut-être moins connue des lecteurs français, elle méritait à mon sens d’être mise en valeur pour éclairer les débats actuels. Il reste cependant fondamental de soutenir la recherche française et d’en diffuser les analyses. La création de l’ACADEM offre la perspective de pouvoir soutenir et diffuser plus largement les travaux de réflexion stratégique de tous horizons. Les conseils de lecture proposés s’inscrivent dans cette voie. Voilà résumée la modeste ambition de cet article. Diffuser du savoir.

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Terrorisme et paradigme clausewitzien de la guerre

 

Pourtant, en réalité, la pensée clausewitzienne cède facilement à toutes les idées de guerre, même s’il s’agit de conflits dits conventionnels ou non conventionnels, de guerres de faible intensité, guérilla, guerre révolutionnaire et toute autre catégorie de guerre. Il en est ainsi avec la notion de terrorisme. Comme nous l’avons décrit, l’appréciation du terrorisme et de sa dimension stratégique s’est détachée de l’étude dominante de la guerre et de la stratégie en raison de l’impact surdéterminant de la pensée conventionnelle issue de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre Froide, mais considérablement renforcée par l’expérience funeste de la contre-insurrection et du Vietnam. Ces influences se sont combinées pour miner l’étude systématique du terrorisme en tant que phénomène stratégique, contribuant ainsi aux nombreuses erreurs de classification décrites jusqu’à présent dans cette étude. Cependant, il n’y a rien d’inné dans la méthodologie stratégique ou dans la pensée clausewitzienne qui empêche une telle compréhension des acteurs qui recourent au terrorisme ou à toute autre conception insurrectionnelle. Il s’agit simplement d’une limitation intellectuelle que les analystes stratégiques et militaires se sont imposés.

Dans le passé, comme le dit Or Honig, ces analystes ont découvert des conflits dans lesquels les insurgés ont usé de tactiques extrêmement inquiétantes, employées en raison « d’apparentes motivations irrationnelles » de ces conflits et de leurs participants « qui sont à l’origine dans les profondeurs obscures de l’histoire ». La réticence essentielle parmi les stratèges qui ont considéré ces « guerres complexes » ont légitimé la rhétorique de l’évasion grâce à laquelle les analystes pourraient éviter d’étudier de tels conflits à travers la construction d’étiquettes dédaigneuses (guerre non conventionnelle, guerre irrégulière, guérilla, terrorisme, etc.). Dans le même temps, la négligence historique du terrorisme dans les domaines stratégiques, sa théorisation, n’a fait que renforcer les échecs des études sur le terrorisme, notamment permettant de nombreuses erreurs définitionnelles, analytiques, catégoriques et linguistiques, restées sans contestation. Ceci est particulièrement notable après le 11 septembre, lorsque les problèmes du terrorisme ont occupé le devant de la scène, tandis que l’analyse stratégique dominante avait étonnamment peu à y apporter.

Si nous revenons aux principes clausewitziens classiques, pour initier un examen de la relation entre terrorisme et stratégie, nous pouvons clairement discerner leur pertinence. Alors que certains commentateurs ont rejeté la capacité du système de pensée de Clausewitz  à donner un aperçu parce que de tels conflits sont censés être « apolitiques », cela à la fois méprend sa pensée et ne fait que renforcer la conviction que le terrorisme est quelque chose qui ne peut être compris comme une approche rationnelle, une entreprise stratégique politiquement pertinente. En premier lieu, Clausewitz a bien compris que la guerre, quelle que soit sa manifestation, découle de sources politiques. Dans le cadre du paradigme clausewitzien, la guerre est une extension de la politique, où l’acte de violence est destiné à accomplir ses propres objectifs, sa volonté. Ainsi, les tactiques utilisées, qu’il s’agisse des méthodes de « guerre conventionnelle » ou de terrorisme ne doivent être jugées que dans la mesure où elles aident ou gênent la réalisation des objectifs. La notoriété croissante du terrorisme dans le contexte actuel et l’association de son utilisation avec des acteurs non étatiques n’épuisent pas les compréhensions clausewitziennes de la guerre. Comme le suggère Honig, ces notions sont « facilement adaptables aux formes d’organisations sociales en guerre qui ne forment pas d’États… toute communauté a ses dirigeants, ses combattants et ses gens ordinaires. »

Ce qui déroute de nombreux analystes lorsqu’ils envisagent de telles guerres impliquant des méthodes terroristes et leurs acteurs infra-étatiques, c’est ce qui les amènent à considérer ces conflits comme différents des conceptions établies de la stratégie, et ce, même si l’objectif est le même dans toutes les guerres (pour arriver à ses fins), le calcul stratégique dans de telles affrontements violents impliquant l’insurrection et le terrorisme étant susceptibles d’être plus complexes que le simple affrontement frontal de combattants dans une bataille face à face.

Les interactions dans les guerres qui ont lieu entre des peuples manifestement inégaux sont susceptibles de produire une plus grande complexité stratégique. La guerre est une réaction à un  environnement. Il s’agit, comme le dit Clausewitz, d’« une lutte entre des volontés indépendantes ».

La volonté de chaque combattant répond réciproquement aux actions de ses adversaires. Ceci établit l’une des observations les plus cruciales de Clausewitz selon laquelle « les guerres ne doivent jamais être considérées comme quelque chose d’autonome mais toujours comme un instrument de politique. » Les guerres varieront donc toujours selon la nature de leur motifs et des situations qui leur ont donné naissance. » Le cours de la guerre, ainsi, peut être affecté en partie par la puissance relative de chaque combattant, qui, à leur tour, influenceront les tactiques qu’ils choisiront pour poursuivre leur lutte. Ainsi, un combattant peut décider d’éviter ou de retarder une bataille ouverte, de s’engager dans une évasion, un sabotage, des opérations de délit de fuite ou de participation à une campagne de terrorisme. Ces tactiques sont déterminées uniquement dans le but de maximiser son avantage vis-à-vis d’un adversaire à un moment donné, et affectera par conséquent la direction et durée d’une guerre.

Comme l’a noté Clausewitz, la guerre « avance toujours vers son propre objectif à une vitesse variable ». La guerre n’est jamais un acte isolé mais consiste en une série d’engagements qui peuvent donc prolonger certains conflits. Certains types de combattants, notamment ceux qui sont disproportionnellement et matériellement inférieurs à leur adversaire, peuvent souhaiter manipuler l’instrument militaire afin de ne pas détruire les forces armées ennemies mais d’influencer le comportement de l’ennemi afin de faciliter la réalisation d’objectifs politiques. Le camp inférieur peut ne pas être physiquement en mesure d’atteindre des objectifs militaires tangibles, comme occuper un territoire ou anéantir de larges pans des forces armées et de la société ennemie. Au lieu de cela, comme l’expliquait Clausewitz, « un autre objectif militaire doit être adopté » cela servira les objectifs politiques et les symbolisera dans les négociations de paix. »

Ce que Clausewitz suggère, c’est que la guerre n’est pas toujours une question simple. Hors le champ de bataille, il s’agit souvent d’user de méthode plus calculatrices, avec un environnement psychologique, telle une « bataille de volontés ».

On discerne ici la pertinence de sa réflexion pour toute appréciation stratégique du terrorisme. Car si un belligérant estime que, par exemple, compte tenu de son infériorité par rapport à celui de son adversaire, une campagne de terrorisme visant à démoraliser l’ennemi est alors un plan d’action plus réalisable, il pourra avec une telle campagne, le belligérant espérer inciter l’ennemi à se conformer à la menace de la coercition plutôt que de risquer la destruction physique. Le terrorisme en tant que stratégie est donc bien la bataille suprême des volontés.

Source

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Pour aller plus loin sur ces réflexions un article de Olivier Zajec, disponible sur l’excellent Diploweb

Une intervention du même Olivier Zajec, pour le MOOC « questions stratégiques » proposé en 2018 par le CNAM

Pour des approfondissements plus larges, ces trois titres constituent d’excellentes pistes pour explorer, entre autres, la richesse de Clausewitz :

Béatrice Heuser, Penser la stratégie de l’Antiquité à nos jours, traduit par Gérard Reber, Picard, 2010

Sous la direction de Jean Baechler et Jean-Vincent Holeindre, Penseurs de la stratégie, collection l’homme et la guerre, Éditions Hermann, 2014

Martin Motte, Georges-Henri Soutou, Jérôme de Lespinois, Olivier Zajec, La mesure de la force, traité de stratégie de l’École de guerre, Tallandier, 2018

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[1] On retrouvera une exploration fine de la pensée de Raymond Aron avec Guillaume Erner sur France Culture, recevant Perrine Simon-Nahum, docteure en histoire, directrice de recherches au CNRS et professeure attachée au département de philosophie de l’École normale supérieure, et Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas et directeur scientifique de l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’École militaire).

[2] Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, Paris, Gallimard, 1976

[3] Martin Van Creveld, The transformation of War, New York, The free press, 1991

[4] John Keegan, A history of Warfare, New York, Knopf, 1993