Cette table-ronde, organisée par l’Inspection générale de l’Education nationale, a été menée par Alain Bergounioux, inspecteur général de l’Education nationale avec trois intervenants : Mme Christine Lécureux, Inspectrice de l’Académie Orléans-Tours ; Mme Nadine Vivier, professeur à l’Université du Maine; M. Christophe Charle, professeur à Paris I Panthéon-Sorbonne, membre senior de l’Institut universitaire de France (chaire d’histoire comparée des sociétés d’Europe occidentale) et directeur de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC – CNRS/ENS).
Le propos consiste, à partir de la question rurale, à s’interroger sur le statut de l’histoire sociale dans le développement scientifique et dans nos enseignements.
Dans les programmes, l’histoire sociale est éclatée, il n’y a plus d’histoire collective ; elle est étudiée par rapport à des événements ou des problèmes, mais plus en elle-même ; il faut désormais qualifier l’histoire sociale : pourquoi ? Quelles liaisons peut-on faire entre l’économie, le social et la politique ? Quelles chaînes d’explications peut-on trouver pour donner du sens à nos enseignements ?
Mme Lécureux s’interroge sur la façon d’enseigner les groupes sociaux, qu’elle définit comme « un groupe humain qui nourrit une croyance subjective d’appartenance à une collectivité commune ». Une difficulté de classification apparaît immédiatement : dans le programme de cinquième, on incite les élèves à travailler sur les banquiers, les marchands, les urbains… c’est-à-dire les bourgeois, mais ce terme n’apparaît ni dans le programme de Cinquième, ni sur Eduscol.
Lucien Febvre a dit qu’il y avait, en France, au moins vingt paysanneries qui coexistent. Au XIXème siècle, c’est la lutte des classes qui prime, les historiens font entrer le social dans l’histoire. C’est aussi l’époque du roman national, mais on observe un manque de réflexion sur la société globale. L’histoire est alors conçue pour intégrer à la République. Au XXème siècle, on travaille sur les individus plus ordinaires en faisant intervenir l’histoire des mentalités, l’histoire culturelle. La plus grande place est laissée aux acteurs, notamment aux institutions. Actuellement, des études sont à replacer dans le champ social. Par exemple, l’histoire des femmes comme groupe social ce qui n’était pas envisageable quand ont étudiait les classes sociales. Autre exemple, l’évocation de trajets personnels pour travailler sur la nuance et éduquer à la complexité. L’étude des acteurs permet d’étendre les nuances à la géographie.
L’enseignement des acteurs, en les replaçant dans les groupes sociaux, permet de comprendre le plus correctement possible la société.
Christophe Charle, en cherchant à articuler la recherche et l’enseignement, soulève le problème de l’éparpillement des questionnaires et des points de vue dans les programmes.
Il note d’abord une diffraction de l’histoire sociale, qu’il explique par le passage d’une macro-histoire sociale venant de Labrousse: étudier la société par grands groupes sociaux, leur compétitivité expliquant les grandes évolutions politiques. Labrousse réfléchit à partir de la Révolution française. Puis les élèves de Labrousse s’aperçoivent que la thèse de Labrousse ne peut expliquer l’histoire de la Révolution française, qui est différente dans chaque région. La France est plus éclatée que Labrousse ne l’envisageait, si bien que le roman national -qui présente la Révolution française comme un moment fondateur pour la construction de la République- devient compliqué. Puis les historiens se tournent vers d’autres disciplines -l’ethnographie, l’anthropologie, la sociologie- pour travailler sur les groupes primaires, le local. La classe sociale n’est pas seulement fondée sur la profession, mais également sur la culture, les mentalités, les rapports entre les groupes. Des biographies collectives sont alors menées, fondées sur des connaissances plus précises des groupes : les différences de générations, les différences hommes/femmes… le questionnaire est compliqué mais les conclusions sont plus satisfaisantes…
Cependant un problème se pose : comment reconstituer un schéma d’ensemble ? Y a-t-il encore une dynamique collective ou bien seulement des isolats dont le seul lien serait la nationalité mais qui ne jouerait que pendant les crises ? Le ciment entre ces micro-études réside dans l’importance croissante des héritages culturels -les lieux de mémoire-, issus de la volonté des gouvernements mais tellement populaires qu’ils deviennent un héritage commun à tous, un « habitus national ». L’image collective se construit d’abord à l’école mais il existe de mauvais élèves, si bien que l’école ne suffit pas. Prenons l’exemple du printemps des peuples qui passe pour être un grand événement collectif car dès le XIXème siècle les documents iconographiques montrent des peuples défilant avec des drapeaux représentant des identités collectives nationales et européennes. Pourtant le commencement a eu lieu au niveau local (quel groupe ? Quelle ville ?) puis s’est élargi à l’échelle nationale puis européenne. Il faut par exemple se méfier de L’Education sentimentale car Flaubert l’écrit en 1869 et ne l’a pas vécu, il travaille sur documents et avec des témoins.
Autre exemple : les oeuvres produites à partir de 1848 et notamment l’Atelier du peintre. Courbet, favorable aux révolutions de 1848, lance à cette époque un journal, qui ne vit que quelques numéros. Mais après 1848, le changement est important car les artistes peuvent exposer leurs oeuvres sans jury. Dans ce tableau, il montre une vision de sa vie et de la société, avec les principaux types sociaux de son époque : un banquier, un peintre, des artistes…L’oeuvre d’art n’est donc pas un reflet mais une prise de vue subjective.
L’histoire universelle surmonte l’éparpillement, apporte de nouveaux regards, plus amples et donc de nouvelles synthèses sont possibles. Si la transmission vers l’enseignement ne se produit pas, les vieux schémas perdurent.
Nadine Vivier réfléchit sur l’histoire sociale des paysans. La philosophie des Lumières et les marxistes ont diffusé d’eux une image arriérée et d’archaïque, qui a influencé l’historiographie, ainsi que le montre E. Weber dans La Fin des terroirs : la France rurale est peuplée de sauvages. Ils sont « assimilés » à la fin du XIXème siècle grâce aux routes, à l’école, au service militaire, au chemin de fer. Weber a choisi ses sources et parle « des paysans » sans nuance. Paru en France en 1983, son livre a des compte-rendus très positifs en France, mais il en va autrement en Grande-Bretagne. Actuellement, E. Weber est critiqué et des idées bien ancrées s’effondrent. Les hiérarchies sociales dues au statut, au fait d’être ou non propriétaire, d’être un propriétaire indépendant ou fragile, d’avoir plusieurs activités, et la diversité suivant les régions sont un acquis depuis les années 1970. Il a longtemps été question de la « routine » paysanne, reposant sur les biens communaux, les biens d’usage, qui bloquaient tout progrès. En fait, le gouvernement français freine l’évolution depuis Louis XV. Par exemple, à la fin du XIXème siècle, la loi Meline bloque l’exode rural, et l’on sait désormais que les enclosures n’ont pas joué un rôle aussi important qu’on l’a longtemps pensé. Enfin le dernier point important repose sur le lien entre les paysans et l’instruction. Certains envoient leurs enfants à l’école, ils ne sont pas hostiles à l’instruction et les notables libéraux poussent à l’instruction pour avoir une main d’oeuvre bien formée et plus productive. Mais beaucoup craignent l’école qui pousse à partir vers la ville. L’enseignement agricole n’a pas beaucoup de succès car il n’est pas adapté aux besoins : les fermes écoles forment des valets de ferme alors que c’est d’exploitants agricoles indépendants dont on a besoin. L’idée que le progrès ne peut venir que de la ville a longtemps été forte, l’individualisme bourgeois se substituant au communautarisme paysan. Cette descente du politique vers les masses a été étudiée dans le Var par Maurice Agulhon dans La République au village. Or depuis la fin du XIXème siècle, il y avait interaction entre les paysans et les élites. Le coup d’état de 1851 provoque peu de réactions des ouvriers, mais plus dans certaines campagnes, qui auraient été entraînées par les Républicains des villes. C’est ce qu’ils disent dans les procès car c’est le moyen pour les paysans d’éviter la prison : ils connaissent l’image d’illettrés qu’on a d’eux à l’époque et en usent.
Les recherches historiques actuelles s’orientent sur les représentations sur la paysannerie en France et à l’étranger.
Questions du public :
Qu’en est-il de la chaîne des causalités sur l’étude des paysans ?
Réponse des trois intervenants : Labrousse était marxiste, le politique englobait tout. Actuellement, il n’y a plus de niveau déterminant : tout dépend des pays, des cas… a priori, il n’y a pas de schéma-type. Il y a des sociétés qui ne fonctionnent pas « à la lutte des classes », mais au compromis : la Suède par exemple. Il y a un effet de mémoire collective, l’idée que « si la Révolution a déjà fonctionné, on en refera ». Si l’on note des comportements communs sur certains événements, alors on est devant un groupe social. La micro-histoire date des années 1970-1980 et repose sur l’étude de cas précis, supposés exemplaires : Alain Corbin a poussé cela jusqu’au bout dans son livre sur un inconnu : Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot.
On est à la recherche de synthèses, mais il n’y a plus de déterminisme labroussien qui est pratique mais qui ne reflète pas la réalité. Il faut un équilibre entre la réalité sociale avec de grands agrégats sociaux car on en a besoin, et les acteurs. Il ne faut pas se perdre dans les études de cas, car il y a du sens dans l’Histoire : sinon on est devant un puzzle et l’Histoire devient un château de sable.