Intervenants :
Jean-Charles Szurek : Directeur de recherche au CNRS, co-responsable de l’ouvrage Les Polonais et la Shoah-Une nouvelle école historique publié en septembre dernier,
Jean-Yves Potel : spécialiste de la Pologne, auteur de plusieurs ouvrages et articles consacrés à cette dernière dont La fin de l’innocence consacrée à la mémoire polonaise du passé juif,
Audrey Kichelewski : Maîtresse de conférences à l’Université de Strasbourg, qui a publié en 2018 Les survivants : les Juifs de Pologne depuis la Shoah
Tal Bruttmann : Historien, auteur entre-autres de Auschwitz, camp sur lequel il travaille toujours.
La table ronde intitulée « Comment travailler sur la Shoah en Pologne?», marquée par l’absence d’Annette Wieviorka et Jan Grabowski, revient sur l’actualité récente avec la publication d’un livre collégial Les Polonais et la Shoah-Une nouvelle école historique. Cet ouvrage est une réponse au contexte actuel de recherches en Pologne et aux événements ayant perturbé le colloque tenu à l’EHESS en février dernier.
Il nous rappelle qu’en 2005 avait été organisée par Annette Wieviorka et Jean-Charles Szurek, avec l’aide déterminante de Jean-Yves Potel alors conseiller culturel à l’ambassade de France à Varsovie, une conférence sur le thème Juifs et Polonais depuis 1939 et qui a donné lieu à un ouvrage paru il y a une dizaine d’années chez Albin-Michel. Cette conférence s’était tenue en la présence à l’époque de Simone Veil, de Władysław Bartoszewski alors Ministre polonais des affaires étrangères et qui était surtout dans ce cadre-là l’un des fondateurs du Conseil d’aide aux Juifs sous l’Occupation et qui a été prisonnier au camp d’Auschwitz, et de Marek Edelman le dernier commandant de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Au même moment, des recherches en Pologne sont effectuées, importantes, et qui montrent l’émergence d’une Nouvelle école historique polonaise de la Shoah autour de plusieurs historiens comme Barbara Engelking qui a publié en France l’ouvrage On ne veut rien vous prendre… seulement votre vie – des juifs cachés dans les campagnes polonaises, 1942 1945 aux éditions Calmann-Lévy en 2015. Sont connus également en France les ouvrages de Jan Gross et ceux de l’anthropologue Joanna Tokarska-Bakir sur les Légendes du sang[1].
Jean-Charles Szurek distingue deux périodes. Ainsi, de 1945 à 1989, l’histoire polonaise présente un pays victime à tout point de vue. D’un côté, on distingue des Polonais qui aident, des Justes ; l’historiographie polonaise souligne alors abondamment l’aide apportée par les Polonais aux Juifs. De l’autre l’autre côté est mis en évidence un mince groupe de délinquants sociaux, les szmalcowniks (« maîtres chanteurs » en français) qui attendaient les Juifs à la sortie des ghettos dont celui de Varsovie. Cette historiographie met en place ces deux pôles. Ce modèle historiographique fait alors l’objet d’un consensus global. Une politique martyrologique est mise en place à partir de ce système binaire (des Polonais pouvant être caractérisés de Justes et une infime minorité qui aurait profité de la situation), système qui ne fait pas de place aux deux victimes : c’est l’entièreté de la nation polonaise qui a subi l’occupation sans spécificité pour la partie juive de la population. Ce modèle historiographique éclate en 1989 avec le livre de Jan Gross (historien polonais ayant migré aux États-Unis en 1969) Les Voisins-10 juillet 1941. Un massacre de Juifs en Pologne, où il relate l’histoire du meurtre de la population juive d’une bourgade de l’est de la Pologne, Jedwabne dans le courant de l’été 1941 par la population polonaise. Le paradigme précédent occultait un tabou : que se passait-il dans les zones rurales? Le pays doit regarder son passé juif tout comme l’Allemagne et la France avant lui. Les voisins ont donné lieu à un débat national à l’issue duquel la Pologne de l’époque par la voix de son président et de ses élites d’alors, a reconnu un crime commis par des Polonais. Ce fut un acte de repentance majeur. La Pologne a été le troisième pays à faire face à son histoire et à son passé juif, après l’Allemagne et la France.
Avec la chute du communisme, cette date de 1989 est aussi un tournant avec la publication en Pologne d’une revue spécialisée Zaglada Zydow (« Extermination des Juifs » en français) qui acquiert droit de cité dans le monde des historiens de la Shoah, et de nombreux ouvrages. Une nouvelle école historique émerge, mettant en avant la complexité de la question de la Shoah en Pologne. Elle ne parle pas spécifiquement des crimes ou des délits commis par des Polonais, elle s’adresse à tout cet espace qui n’a jamais été étudié sous la période communiste. En fait, ce modèle binaire cachait un tabou : celui de savoir ce qui se passait concrètement dans les campagnes entre Juifs et paysans polonais, situation d’une complexité redoutable qui a commencé à se mettre au jour justement avec les recherches menées par les historiens qui sollicitent alors de nouvelles sources. Ils s’appuient notamment sur de nouvelles sources comme les procès pour collaboration s’étant tenus en Pologne ou sur les documents mémoriels des Polonais juifs installés dans différents pays.
Depuis l’accession au pouvoir du parti « Droit et Justice » en 2015, ce nouveau paradigme est attaqué par une politique officielle d’une histoire positive de la Pologne, marquée par un refus de la repentance. Il est battu en brèche par les autorités et par l’entremise d’une politique historique quasi officielle disposant de la toute-puissance des moyens de l’État qui veut promouvoir une histoire positive de la Pologne. C’est ainsi que face au livre de Jan Gross, une justification est trouvée : il ne s’agissait pas de paysans polonais. Si des meurtres ou des pogroms ont pu exister pendant le conflit ou à sa fin, ils sont dus à l’occupation nazie ou soviétique. La même remise en question des acquis de la recherche a lieu pour un pogrom qui s’est déroulé en juillet 1946 à Kielce. Il est acquis que ce fut une manifestation largement spontanée de la part de la population polonaise, auteure du massacre. Or, sous le communisme, le discours tenu faisait état d’une provocation qui avait conduit à ce pogrom provocation soit due à l’appareil de sécurité soviétique soit à l’Eglise catholique, tout dépend de qui parle de provocation. Aujourd’hui, la thèse de la provocation revient alors que toutes les recherches montrent que ce fut largement spontané. Un article de l’anthropologue Joanna Tokarska-Bakir revient d’ailleurs sur ce pogrom dans l’ouvrage du CNRS [2].
Or, avec le gouvernement populiste de « Droit et Justice », le travail des chercheurs sur la question de la Shoah est confronté à d’énormes difficultés comme en témoignent les perturbations lors du colloque tenu à l’EHESS en soutien aux historiens polonais. Ces agitations sont le fruit de l’extrême-droite polonaise, agitations largement récupérées par la classe politique polonaise jusqu’à devenir le sujet d’actualité n°1 en Pologne sur les réseaux sociaux.
Jean-Charles Szurek passe alors la parole à Jean-Yves Potel dont l’intervention du jour a pour objectif de mettre en lumière les conditions dans lesquelles travaillent les collègues en Pologne. C’est dans ce contexte de relecture de l’histoire qu’il faut analyser l’attribution du prix Nobel de littérature en 2019, à Olga Tokarczuk avec l’ouvrage Les Livres de Jakob. Une semaine avant qu’elle ne l’obtienne, les personnalités du PIS la dénigraient copieusement en expliquant à l’opinion publique qu’elle n’était pas réellement polonaise, tandis que l’extrême droite la traitait de tous les noms d’oiseau possibles. Le Ministre de la culture Piotr Gliński estimait de son côté que ses livres étaient réellement médiocres, trop longs et impossibles à finir. Le lendemain de l’attribution du prix Nobel, certains ont exprimé leur incompréhension face à ce choix, d’autres auteurs polonais étant bien meilleurs à leurs yeux, tandis que Piotr Gliński a finalement fini par dire qu’il tenterait de la lire … tout en rajoutant, tout comme le Président et le Premier ministre, qu’il était fier de cette attribution parce que la Pologne avait encore un prix Nobel (le troisième depuis la guerre!), manière de mettre en avant la force et la fierté la Pologne.
Les débats historiographiques sont le reflet de deux Pologne. En face de cette Pologne ouverte et progressiste représentée par Olga Tokarczuk, existe une Pologne qui s’est recroquevillée et qui a porté au gouvernement depuis cinq ans le parti « droit et justice » (PIS). Ce parti que l’on qualifie de populiste a une façon de s’adresser aux individus, de construire un discours politique. Ce parti a un projet politique national catholique conservateur : établir et construire un État autoritaire s’accompagnant d’une limitation forte des libertés démocratiques, notamment dans les domaines de la recherche, de l’expression dans les médias et des initiatives locales. Ce parti est né en réaction à une politique sociale économique qui a eu des résultats très positifs ces dernières années tel qu’un chômage relativement faible, mais elle s’est faite au prix d’une politique sociale qui a creusé les inégalités. Beaucoup de gens se sont trouvés non pas exclus mais non reconnus. Dans les années 90-2000, il y a eu un très grand effort d’éducation en Pologne. En 1989, le pays comptait à peu près 500 000 étudiants ; aujourd’hui, ils sont plus de deux millions. Or, une partie très importante de jeunes ne trouve pas de travail correspondant à leur qualification. Ils ne sont pas au chômage mais sont sur des contrats à durée déterminée courts. C’est d’ailleurs un des secrets du faible taux de chômage en Pologne avec en plus le retrait des femmes de l’activité.
Il reste que cette jeunesse et leurs familles ont un certain ressentiment alors que dans le même temps, une couche sociale assez arrogante a pris le pouvoir tout en faisant du business dans un climat hyper libéral et très dur du point de vue des relations socio-économiques. Ce schéma n’est pas unique à la Pologne puisqu’on le retrouve également en Angleterre, en France sous différentes formules. Cependant, ce contexte a créé un mécontentement dont le PIS a profité puisqu’il a gagné le pouvoir en montant le peuple contre les élites : c’est ce que l’on appelle la technique populiste. Ils ont eu aussi un geste politique qui s’est révélé efficace : ils ont rétabli les allocations familiales. Le système de prise en charge de la petite enfance avait été une des grandes victimes de la transition libérale et les allocations familiales étaient devenues très faibles. Le gouvernement a donné 500 zlotys à toutes les familles pour le deuxième enfant. Or, une telle somme par mois pour des familles qui ont, à l’époque, un salaire moyen autour de 3000 zlotys, c’est beaucoup. Ce point social les a fait certes gagner il est vrai mais dans le même temps, le gouvernement a mené une politique totalement désastreuse qui entraîné de grands mouvements sociaux et des grèves, créant une source de mécontentement.
La construction d’un discours national catholique, légèrement eurosceptique (mais pas contre l’Europe) repose sur deux idées clés :
– la structure du pays et la société fondée sur la famille, la nation avec comme garants l’État et l’Eglise. Ce discours qui marche plus ou moins bien car contrairement à ce que l’on croit, la dimension catholique du pouvoir n’est pas si forte que ça, notamment dans les villes,
– l’idée qu’il faut rétablir la fierté de la Pologne, «relever les genoux». Cette expression, difficilement traduisible en français, est le leitmotiv du pays et se traduit notamment par le fait qu’il ne faut absolument pas que les chercheurs, les médias et les enseignants racontent à tout le monde que l’histoire de la Pologne comporte des taches noires. Au contraire, il faut mettre en avant les héros et les forces du pays.
Dans cette perspective, il est impensable que les chercheurs, enseignants et médias développent des thématiques sur les points noirs de l’histoire polonaise alors que pour le gouvernement, l’éclairage devrait être sur les héros.
Les enseignants sont les plus touchés avec une réforme de l’éducation modifiant les programmes et augmentant les quotités horaires de travail, des tâches administratives et ayant pour conséquence une grève de plusieurs semaines. D’autres pôles de contestation apparaissent notamment dans le domaine de la justice avec l’émergence d’une association de juges provoquant d’importantes manifestations, opposition fortifiée après plusieurs scandales dont la découverte de trolls téléguidés contre ces juges et l’existence d’une maison à Cracovie qu’un ancien Ministre avait loué à un bordel.
Suite à une question, Jean-Charles Szurek revient sur les lieux en Pologne qui conservent un discours indépendant comme le musée de Polin à Varsovie qui a une activité éducative très importante auprès des écoliers, hors des canaux officiels.
Audrey Kichelewski, troisième intervenante, revient ensuite sur sa contribution à l’ouvrage Les Polonais et la Shoah-Une nouvelle école historique avec une analyse sur les commémorations en 2018 des mouvements de 1968.
Audrey Kichelewski a publié l’an dernier Les survivants – les juifs de Pologne depuis la Shoah. Dans cet ouvrage, elle aborde notamment la question de la mémoire de cette dernière et les rapports entre les Polonais et les Juifs durant la guerre. Au même moment, l’actualité de son sujet d’étude la frappait. En effet, Peu avant l’ouverture du colloque de l’EHESS, en 2018 on célébrait en Pologne des événements de mars 1968 marqués par une campagne antisémite médiatique. Elle s’attaquait alors à la petite minorité, une dizaine de milliers de Juifs encore présents Pologne. Si le mouvement de 1968 s’inscrit dans une contestation étudiante contre le joug communiste, la réaction de l’autorité interroge sur la situation des juifs polonais. Cette tentative de décrédibilisation avait été inscrite dans un cadre plus large, celui de la Guerre des 6 Jours avec un climat tendu entre l’URSS et Israël, ce dernier étant présenté comme un bourreau. On avait assisté du coup en mai 68 à une véritable campagne médiatique de haine à l’égard des Juifs mais aussi des sionistes (l’équivalent était alors évident) accusés d’être la cinquième colonne, « l’autre », ennemi absolu coupable de ne pas faire preuve de suffisamment de loyauté à l’égard de la Pologne socialiste. Et par un ensemble lié au fonctionnement des institutions, ces citoyens polonais qui ont parfois découvert leur origine juive à l’occasion de cette campagne, ont été contraints de quitter par milliers le pays en 68 car ils étaient pointés du doigt comme étant des traîtres à la patrie. Ils perdaient leur emploi, leur affiliation au parti ainsi que leur nationalité polonaise.
De fait, Audrey Kichelewski revient sur le discours du gouvernement actuel lors des commémorations de 2018 en relevant une utilisation de lieux communs déjà présents à l’époque communiste :
– le premier est celui d’une relation présentée comme ayant été toujours exécrable entre les Juifs et les polonais avec une définition très essentialiste sur ces deux groupes de catégories présentées comme étant très étanches,
– le second lieu commun qui a été développé dès la fin de la guerre et qui a été accentué dans les années 60 est le thème de l’aide massive et incontournable de tous les Polonais aux citoyens Juifs pendant la Shoah,
– enfin, le troisième concerne l’usage de la notion très problématique et offensive de l’anti-polonisme qui régnerait au sein des discours des ennemis de la Pologne et qui est mis au même plan que l’antisémitisme. Audrey Kichelewski rapporte ainsi les propos du Président de la République qui expliquait lors des commémorations qu’il souhaitait lutter contre cet anti-polonisme aussi efficacement que les Juifs luttaient contre l’antisémitisme. Ce parallèle, plus que discutable, est intéressant dans le sens où cette notion d’anti-polonisme a fait florès durant la campagne antisémite de 68.
Dans le même temps, les juifs sont accusés d’ingratitude envers leurs sauveteurs polonais, thème que l’on trouve aussi très fréquemment lors de cette campagne antisémite de 1968. Comme en 1968, le gouvernement fait une équivalence entre les souffrances subies par le peuple polonais et celles concernant les Juifs, puisqu’en 1968 un article encyclopédique avait été interdit par les autorités soviétiques, article mettant en avant la spécificité juive pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette équivalence met également sur le même pied le comportement de certains Juifs et des nazis en Pologne, puisque la gestion des ghettos était faite par une police juive. Les Juifs, tout comme les nazis, sont, dans ces discours responsables au même titre de la persécution des Juifs.
Le dernier intervenant Tal Bruttmann part des propos de Jean-Charles Szurek concernant les « incidents » ayant eu lieu lors du colloque de février. Deux jours après, Tal Bruttmann partait travailler une semaine aux archives à Oświęcim. Durant son séjour, il a pu constater que ce colloque a été le sujet de préoccupation numéro un en Pologne pendant 15 jours, à la fois dans les médias polonais, la presse conservatrice et la presse d’extrême droite où un journal d’extrême droite s’était distingué dans le même temps avec un article intitulé : « comment reconnaître un Juif? »[3]. Cela donne aussi une idée des enjeux qui existent pour le pouvoir politique autour de ces sujets. Pour en revenir à Auschwitz, Tal Bruttmann explique que lorsque l’on travaille sur ce camp, d’une certaine façon, on ne travaille pas sur la Pologne… tout en travaillant sur la Pologne! Auschwitz est une ville qui a toujours eu deux dénominations depuis le XIIème siècle : en polonais (Oświęcim) et en allemand (Auschwitz). Il y a même une troisième dénomination en yiddish, Aoyshvits (אוישוויץ) et qui remonte aussi loin. Selon le nom que vous utilisez alors, on est passible du courroux du pouvoir polonais. Si l’on explique que l’on travaille sur le camp allemand d’Oświęcim, on impute la responsabilité aux Polonais. Or, jusqu’au début des années 60, le musée d’État qui a été créé en 1947 s’appelle le musée d’État du camp d’Oświęcim. Auschwitz n’a été adopté comme dénomination officielle du musée que dans les années 60. Depuis, ce dernier nom sert de marqueurs entre le site du musée qui se trouve sur la commune d’Oświęcim et le camp qui a été créé par l’occupant allemand. Cela permet aussi d’illustrer tous les problèmes qui irriguent ce lieu qui est devenu le lieu le plus emblématique de la Seconde Guerre mondiale. Mais il est aussi un double lieu emblématique. A l’international, il incarne la destruction des Juifs d’Europe; en Pologne, c’est le lieu de la répression anti-polonaise. Il y a un clivage très net entre des représentations nationales polonaises et des représentations internationales. Or, les deux sont exacts car il s’agit des principaux lieux, et pas forcément le seul, si on regarde la manière dont se sont déroulées les violences anti-polonaises. Entre septembre 1939 et janvier 1940, 60 000 Polonais sont exécutés par les Allemands dans les forêts de la Pologne occidentale et les soviétiques à Katyn. Mais Auschwitz est effectivement le lieu de la répression anti-polonaise et il est aussi le lieu de la destruction des juifs d’Europe. Cependant, il manque un acteur parmi ces victimes : les Juifs de Pologne. Lorsqu’on visite le musée d’Etat, les Polonais sont représentés évidemment ainsi que les Juifs de toute l’Europe à quelques exceptions près comme les Grecs qui n’ont jamais trouvé d’intérêt à être représentés. En revanche, on ne verra rien sur les Juifs polonais. Si nous parlons de la destruction de ces derniers, ce sont d’autres sites qui viennent en tête : Treblinka, Belzec, Sobibor, Chelmno …
Auschwitz a commencé à fonctionner dès 1940 dans le cadre de la répression contre les Polonais. Or, lorsque l’on parle de ces derniers, on parle de tous les Polonais. Au printemps 1940, il y avait à Auschwitz des citoyens polonais parmi lesquels se trouve une majorité de nationaux polonais mais dès 1940, les juifs sont également présents. Très rapidement, le camp va jouer un rôle majeur dans la répression non plus contre les polonais juifs mais contre les juifs de Pologne. Or, justement chez les antisémites, il s’agit là d’un marqueur très fort qui permet de dire que les Juifs, par l’intermédiaire des Judenräte, ont participé à leur propre destruction, démonstration qui a été démontée depuis très longtemps certes. Or, parmi les Judenräte qui s’opposaient aux mesures qu’imposaient les Allemands, beaucoup ont été envoyés à Auschwitz pour être punis de leur résistance. Dès la fin 1940, Auschwitz devient un moyen de réprimer la population juive de Pologne mais à ce moment, la Solution Finale n’existe pas encore, il faut attendre 1942. Le chaînon manquant qui permet de comprendre pourquoi la Solution Finale s’est mise en place à Auschwitz provient à nouveau des juifs de Pologne.
Sans rentrer dans les détails par manque de temps, Tal Bruttmann explique qu’à partir de l’été 1941, une politique d’assassinats dans le système concentrationnaire va être mise en place et elle n’a rien à voir avec les juifs : il s’agit de l’opération 14F13. Le commandant du camp d’Auschwitz a l’idée alors de créer une chambre à gaz pour tuer les prisonniers de son camp. Dans le même temps, il existe un système de travail forcé propre à la Silésie (autrement dit l’ancien territoire polonais), qui décide au même moment d’adopter la même politique 14F13. Dans les camps de travaux forcés pour juifs, on décide alors de se débarrasser des travailleurs juifs qui sont devenus inaptes en raison des conditions de travail. Vu qu’Auschwitz se trouve en Silésie, et qu’une chambre à gaz fonctionne très bien, par conséquent, des milliers de travailleurs forcés Juifs y sont envoyés dès la fin de l’année 41 pour qu’ils soient assassinés par ce moyen-là qui est le plus commode. À partir de la fin de l’année 41 toujours, les SS du camp de concentration d’Auschwitz développent un savoir-faire qui fait qu’en mai 1942, lorsque la Solution Finale est déclenchée, on leur confie la destruction des Juifs de toute l’Europe, dans la mesure où il faut un lieu vers lesquels diriger les Juifs de France, de Belgique, des Pays-Bas et de tous les territoires extérieurs de l’Empire allemand. Les premiers Juifs qui sont transférés à Birkenau pour être assassinés en mai 1942 sont ceux des ghettos de Pologne. Si l’on parle en termes de chiffres, on compte ainsi 1,1 million de Juifs envoyés vers Birkenau entre 1942 et 1944 dont un tiers est constitué de juifs de Pologne. Par conséquent, nous voyons bien qu’Auschwitz a joué un rôle central dans la répression anti-polonaise qui englobe les juifs et ensuite dans le cadre de la destruction des Juifs.
Il existe toute une série de dimensions qui concernent le sort des juifs de Pologne : il s’agit de l’immigration juive. Ainsi, par exemple, plus de 20 000 juifs déportés de France sont des juifs polonais émigrés en France ou nés en France de parents polonais. On peut citer le cas de David Olère, rescapé du Sonderkommando qui a peint des scènes de ce dernier, né en Pologne. Par conséquent, les Juifs polonais ne sont pas seulement ceux qui ont été arrêtés en Pologne et déportés, le groupe est beaucoup plus large.
Tal Bruttmann évoque enfin un dernier point qui a rejoint l’actualité. Durant l’été 1943 a été créé sur l’ordre d’Himmler un camp de concentration de Varsovie ayant pour objectif de déblayer les ruines du ghetto. Il faut alors tout récupérer, nettoyer brique par brique l’ensemble du terrain du ghetto. La création de ce camp de concentration est faite sur une base très simple : le camp est rattaché d’une façon ombilicale à Auschwitz. Les prisonniers du camp qui vont travailler à Varsovie sont des Juifs qui vont être envoyés d’Auschwitz avec une restriction majeure imposée par les SS : il ne faut pas qu’il y ait de Juifs polonais au milieu de la ville. Si l’un d’entre eux réussit à s’évader, il pourrait interagir avec la population polonaise et demander de l’aide. Par conséquent, les SS vont s’efforcer à envoyer là-bas des juifs de Hongrie, des Pays-Bas, de Belgique ou de France qui vont travailler pendant quasiment une année à déblayer le ghetto. Or, les SS qui tiennent les fichiers de justice ont oublié un détail : certes, ils n’ont pas envoyé de Juifs de Pologne à Varsovie mais en revanche, ils ont envoyé des juifs polonais déportés depuis Paris sans faire attention qu’il s’agissait de polonais partis de France. Mais cette histoire du camp de concentration de Varsovie est intéressante par un autre aspect qui a eu les honneurs de l’actualité il y a quelques jours dans le grand quotidien israélien Haaretz, équivalent du journal le Monde en France. Haaretz a consacré un très long article en interviewant notamment Jan Grabowski et une spécialiste israélienne sur un fake, une mystification historique. En effet, depuis une dizaine d’années, une page Wikipédia est consacrée au camp de concentration de Varsovie mais pas celui évoqué par Tal Bruttmann mais un camp couplé avec une chambre à gaz installé dans un tunnel à Varsovie où plus de 200 000 varsoviens et habitants des alentours de la capitale auraient été détenus et assassinés. Il s’agirait donc d’un lieu de détention de concentration et d’assassinat tellement efficient qu’il n’y aurait eu aucun rescapé qui pourrait en témoigner, tandis qu’aucun document allemand n’en fait mention. Depuis dix ans, cette page Wikipédia traduite dans toutes les langues a été reprise. Le quotidien israélien a mis le doigt dessus en y consacrant une double page qui a eu pour conséquence de faire fermer cette page. Mais il a cependant omis un élément de compréhension majeure : cette mystification ne vient pas d’Internet mais de plus loin dans le temps. A l’origine, cette mystification a eu pour auteure une magistrate qui opérait sous le communisme et qui a écrit un livret après la chute du régime. Elle y affirme que sur la base d’un témoignage d’une personne qui aurait entendu qu’il y avait bien dans un tunnel routier une chambre à gaz où 200 000 Polonais auraient été assassinés. Cette mystification qui a été publiée à l’origine dans une petite revue éditée à compte d’auteur en Pologne a été reprise par Norman Davis, historien anglais de la Pologne qui l’a repris sans aucune archive cette histoire. Pour rappel utile, Tal Bruttmann donne un ordre de grandeur puisqu’on parle dans ce cas d’un camp de concentration contenant 200 000 personnes, soit l’équivalent d’Auschwitz. Pour résumer, il y aurait eu l’équivalent de ce dernier à Varsovie et il n’aurait laissé aucune trace… Par la suite, Norman Davis a été repris par Timothy Snyder historien acclamé qui a donné corps ainsi à ce fake. Or, force est de constater que l’on a à faire à un champ historique et mémoriel qui est miné à la fois par le politique, par les militants comme ceux qui ont troublé le colloque, mais aussi par des historiens qui, pour une raison ou une autre, ne sont pas très consciencieux ni probes par certains égards. Et il ne s’agit pas de la seule mystification concernant l’histoire de la Shoah qui circule en Pologne. Comme l’a justement conclu Tal Bruttmann : « y’a encore du boulot! ».
Les rendez-vous de l’histoire de Blois ont ainsi proposé une conférence nécessaire dénonçant une situation inquiétante nécessitant notre attention et notre vigilance en soutien avec les pôles de refus d’alignement sur le discours populiste.
Cécile Dunouhaud et Marine Schiada
Photos : Cécile Dunouhaud
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[1] Joanna Tokarska-Bakir Légendes du sang. Pour une anthropologie de l’antisémitisme chrétien, Paris, Albin Michel, 2015.
[2] Article « sous anathème. Portrait social du pogrom de Kielce : inspiration et méthodologie » pp. 191-204.
[3] Ami lecteur, tu ne rêves pas. La presse française s’en est fait l’écho comme le montre cet article du Figaro disponible ici : https://www.lefigaro.fr/flash-actu/comment-reconnaitre-un-juif-titre-un-journal-polonais-20190314