En mars dernier, Amélie Cordier, docteur en IA à l’université de Lyon, avait eu cette phrase au micro de France Info : « Si ce que vous demandez à vos élèves peut être remplacé par une machine, c’est que ce que vous faites n’est peut-être pas si terrible que ça. » Cette phrase sonne comme le couperet de la guillotine. Elle dévalorise instantanément le savoir-faire de nombreux enseignants, acquis après de longues années d’apprentissages ; elle renvoie l’homme à son insuffisance et à l’insignifiance de son travail. Dans un monde professionnel déjà traversé par la douloureuse question du sens, une telle phrase a de quoi faire réfléchir, sinon blesser.
La créativité, une planche de salut ?
Sur le fond, cette déclaration appuie la petite musique entendue un peu partout : ce sont les métiers innovants et d’expertise avancée qui sortiront gagnants.
Non pas que cette conclusion soit aberrante mais plutôt qu’elle ignore une réalité maintes fois observée: pour pouvoir créer soi-même, il faut avoir intériorisé le savoir. Le génie de Mozart reposait certes sur des facilités évidentes mais aussi sur l’apprentissage forcené que son père lui a fait subir dès son plus jeune âge. Tout le monde n’est pas Amadeus et tout le monde ne rêve pas d’un père comme Leopold Mozart. Nous pouvons donc vraisemblablement anticiper une nouvelle fracture numérique, entre ceux qui ont appris à réfléchir sans béquille artificielle et les autres.
Cette fracture s’ajoute à celle qui avait divisé en son temps, ceux qui ont appris en bibliothèque et ceux qui ont renseigné une barre de recherche. La nouvelle génération pourra-t-elle produire des créateurs si les étapes d’expertise préalables ont été sous-traitées ? Peut-on connaître quoi que ce soit quand on n’a jamais pris l’habitude d’apprendre de grands volumes d’informations, ni de les relier ensemble ? Mozart aurait-il pu composer sans maîtrise du solfège ni pratique d’un instrument ? Rien n’est moins sûr.
Ce ne sont que quelques questions, qui n’épuisent pas le sujet et ouvrent aussi vers un champ d’interrogations civiques pour nous professeurs d’EMC. À l’ère de la « post-vérité », comment l’enseignant peut-il continuer à former de futurs citoyens à qui on a retiré « le trouble de la pensée » pour paraphraser Tocqueville ? Si l’on n’a pas appris à chercher, à remettre en cause, à douter et que tout a toujours trouvé sa solution en un clic, quelles conséquences cela aura-t-il sur notre rapport à l’information qui repose sur le même genre de stimuli ? À l’heure actuelle, ChatGPT n’a pas collecté les données ultérieures à 2021 donc le débat public contemporain est encore épargné. Mais comme pour beaucoup d’autres choses, jusqu’à combien de temps ?
La créativité de ChatGPT en question
D’autant que l’intelligence artificielle ne manque pas d’une certaine créativité : il existe déjà des livres ChatGPT, de la musique ChatGPT, des poèmes ChatGPT, etc. On peut supposer que ce n’est pas encore Mozart mais que c’est déjà aussi bien que beaucoup de choses lues ou entendues, ce qui déjà en soi pose question. Il y a la valeur absolue et la valeur relative.
Qu’est-ce que ChatGPT proposerait par exemple à un C.V.L. (Conseil de la vie lycéenne) ?
Voici cinq activités originales qu’un Conseil de Vie Lycéenne (CVL) pourrait mettre en place sur une année scolaire :
« La semaine des métiers »: Organiser une semaine pendant laquelle des professionnels de différents métiers viennent au lycée pour présenter leur travail et répondre aux questions des élèves. Cela permettrait aux élèves d’explorer différentes options de carrière et de mieux comprendre le monde du travail.
« La journée sans écran »: Proposer une journée au cours de laquelle les élèves et le personnel sont invités à passer une journée sans utiliser d’écrans, afin de promouvoir une utilisation saine et responsable de la technologie.
« Le marathon de lecture »: Organiser un événement de lecture où les élèves et le personnel lisent en continu pendant une journée entière. Les participants peuvent s’inscrire pour lire à tour de rôle ou en groupes, et des activités complémentaires comme des quiz sur les livres peuvent être proposées.
« Le projet de développement durable »: Mettre en place un projet visant à sensibiliser les élèves et le personnel aux enjeux du développement durable, en organisant des activités comme des conférences, des ateliers de bricolage à partir de matériaux recyclés, des défis pour économiser de l’énergie, etc.
« Le festival culturel »: Organiser un événement qui célèbre la diversité culturelle de l’école en proposant des spectacles, des expositions, des ateliers de cuisine et d’artisanat, des projections de films, des présentations de danses traditionnelles, etc. Cela permettrait aux élèves de découvrir de nouvelles cultures et de mieux comprendre la richesse de la diversité.
La question a été affinée sur la fin d’année :
Voici cinq activités originales qu’un Conseil de Vie Lycéenne (CVL) pourrait mettre en place en fin d’année scolaire :
« La journée sportive »: Organiser une journée de compétitions sportives entre les différentes classes ou entre les élèves et les enseignants. Des sports variés peuvent être proposés, comme le volley-ball, le football, le basket-ball, etc.
« La soirée culturelle »: Organiser une soirée de présentations culturelles et artistiques, au cours de laquelle les élèves peuvent montrer leurs talents en musique, danse, théâtre, etc. Les parents et les enseignants peuvent être invités à assister à la soirée.
« La cérémonie de remise des prix »: Organiser une cérémonie pour récompenser les élèves qui ont excellé dans différentes catégories, comme le sport, l’art, la musique, la littérature, etc. Les prix peuvent être symboliques, comme des certificats ou des trophées.
« Le barbecue de fin d’année »: Organiser un barbecue pour les élèves et le personnel pour célébrer la fin de l’année scolaire. Cela peut être une occasion de se détendre, de se reposer et de se rassembler pour un moment convivial.
« La journée du souvenir »: Organiser une journée de réflexion et de souvenir pour les élèves et le personnel qui quittent l’établissement. Cela peut inclure des discours, des témoignages, des vidéos et des photos pour rappeler les moments forts de l’année écoulée et pour dire au revoir aux personnes qui partent.
Qu’en conclure ? Rien n’est en soi « original », au sens où nous avons tous déjà vécu un ou plusieurs de ces événements. Et ce n’est pas anormal puisque ChatGPT n’invente pas vraiment, il agglomère des milliards de données et fournit une réponse adaptée à la question. Sa créativité est donc une copie synthétique de la nôtre. Voici une dernière question pour conclure provisoirement :
Ma classe recherche un thème de déguisement facile à mettre en oeuvre pour tous les élèves et qui leur permettrait de gagner le concours du carnaval. Peux-tu me proposer des thèmes ?
Bien sûr, voici cinq thèmes de déguisement facile à mettre en œuvre pour tous les élèves et qui pourraient vous permettre de gagner le concours du carnaval :
« Les personnages de dessins animés » : Demandez à tous les élèves de choisir leur personnage de dessin animé préféré et de se déguiser en conséquence. Cela peut inclure des personnages classiques comme Mickey Mouse et Donald Duck, ou des personnages plus modernes comme Elsa de Frozen ou Pikachu de Pokémon.
« Les super-héros » : Encouragez les élèves à se déguiser en leur super-héros préféré, que ce soit Superman, Spiderman, Wonder Woman, ou un autre personnage. Cela peut également inclure des héros de bande dessinée ou de films.
« Les années 80 » : Demandez aux élèves de se déguiser en vêtements et accessoires des années 80. Cela peut inclure des jeans déchirés, des t-shirts colorés, des lunettes de soleil, des épingles à cheveux, etc. Vous pouvez également inclure de la musique des années 80 pour ajouter à l’ambiance.
« Les animaux » : Encouragez les élèves à se déguiser en leur animal préféré, qu’il s’agisse d’un chat, d’un chien, d’un lion ou d’un pingouin. Cela peut également inclure des animaux fantastiques tels que des dragons ou des licornes.
« Les cultures du monde » : Demandez aux élèves de se déguiser en costumes traditionnels de différentes cultures du monde, comme les kimonos japonais, les saris indiens ou les ponchos mexicains. Cela peut également inclure des accessoires tels que des masques africains ou des bijoux ethniques.
Quelques scénarios pédagogiques de contournement de l’IA
On l’a dit, les doutes quant au respect du RGPD par les nouveaux chatbots nous obligent à associer parcimonieusement l’IA à notre enseignement. Il faut obligatoirement passer par un compte enregistré auprès de l’entreprise, ce qui n’est en soi pas exigible des élèves.
L’étude de document, nerf du cours d’Histoire
C’est l’exercice phare de notre discipline et c’est un exercice relativement épargné par l’IA. Il faut s’en rappeler. Trop souvent réduit aujourd’hui à un simple enjeu de prélèvement d’information, cet exercice mérite donc très largement d’être réévalué même si de fait, devant un texte ancien, nos élèves maîtrisant de moins en moins bien la langue française, la confrontation avec un style et un vocabulaire d’un autre temps est très périlleuse. Nous sommes une nouvelle fois poussés à soutenir nos collègues enseignants de Français dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
Dans l’idéal, il faut commencer au plus tôt ce qui relève bien de l’explication de document, quitte à diminuer drastiquement le nombre réel de documents traités en classe. D’une certaine façon, ce sont les acquis de la « classe inversée » qui gagnent du terrain, sans que cette méthode ne règle absolument tous les problèmes, en particulier celui de la mise au travail effective des élèves à la maison. Il y a également un risque de discontinuité de l’enseignement dans la mesure où une succession de commentaires provenant de documents fatalement hétérogènes ne peut vraiment tenir lieu de cours. Avec un temps hebdomadaire contraint, les possibilités restent réduites.
La carte dans tous ses états en Géographie
Le classicisme étant relativement salutaire dans le cas présent, nous avons tout intérêt à réaccentuer le travail sur la carte, que ce soit la carte à analyser et commenter, la carte à fabriquer, soit à partir de documents écrits (type épreuve de transposition en tronc commun en lycée), soit à partir d’autres cartes. C’est l’occasion aussi de ressortir aussi tous les types de cartes disponibles, à commencer par la trop inusitée carte topographique jusqu’aux cartes satellitales, photographies aériennes de Géoportail.
Notons d’ailleurs que depuis octobre dernier, il est désormais possible de personnaliser les cartes IGN. On peut ainsi faire ressortir plus nettement l’âge des constructions et présenter de façon beaucoup plus efficace ce qu’est l' »étalement urbain » par exemple.
Le jeu entre les différents langages
Il est à noter que, toujours pour l’instant, l’IA semble assez peu douée à traiter des demandes de transposition de format de type : « transformez ce texte en carte mentale » ou « résumez par écrit les principaux enseignements de ces cartes ». On peut donc encore travailler sur cette base, sachant que dans tous les cas, il vaut mieux débuter le travail avec des documents imposés, plutôt que de laisser l’élève partir en chasse de ses propres supports.
Nous qui nous étions déshabitués des manuels depuis le passage au numérique, les voilà qui se retrouvent à nouveau très utiles, pourvu que les corpus documentaires soient assez nourris. C’est aussi là que Clio-Texte, notre base de données historiques, peut servir.
La question du travail sur les sources
Plusieurs articles relaient qu’obliger les élèves à citer leurs sources est une étape indispensable. On ne peut qu’approuver mais l’exercice comporte aussi ses limites. Même si ChatGPT ne cite pas ses sources, d’autres logiciels le font et surtout ChatGPT est capable de fournir les noms et champs de recherche de spécialistes sur beaucoup de sujets, pourvu qu’on le lui demande. Il peut également fournir des résumés de lecture.
Très facilement, il donne le change. Donc donner un travail de recherche avec des exigences même pointues quant à la bibliographie/sitographie ne permettra pas d’éviter la prise de pouvoir de l’IA, au même titre que tout travail à la maison sur un sujet de réflexion brut, hors documents identifiés, de type dissertation ou assimilés, sera peu efficace.
D’ailleurs, à terme, il faudrait réinterroger les finalités du Grand Oral. D’une certaine façon, on interagit avec l’élève et on l’évalue sur la même base que pour une conversation avec l’intelligence artificielle.
Des scénarios pédagogiques avec l’intelligence artificielle
Nous n’avons pas beaucoup de données sur le sujet émanant de l’Education nationale. Signalons les sketchnotes de Canopé, notamment celle intitulée « Faire avec : nouvelles assistances, nouvelles exigences » mais qui est transversale et donc marginalement dédiée à nos matières.
En Australie, Andrew Herft, conseiller pédagogique pour le gouvernement, a publié le « Guide de l’enseignant : ce qui marche le mieux » et qui a été traduit en français par Alexandre Gagné. Ce seul document mériterait encore un lourd dossier d’analyses et révèle d’ailleurs, cela confirme les analyses précédentes, que l’on peut envisager de la « création » pédagogique avec une intelligence artificielle.
Globalement, l’intelligence artificielle paraît remplir ici plusieurs tâches :
- l’assistance directe du travail de l’enseignant : génération de plans de cours adaptés à chaque niveau d’enseignement et profil d’élève, avec les activités, création de QCM et d’évaluations diverses et variées, sélection des documents les plus pertinents avec création d’un questionnaire adapté, grilles d’évaluation, conseils adaptés à chaque difficulté d’enseignement, méthodes pour faire progresser la relation avec l’élève, etc.
- l‘assistance directe aux apprentissages de l’élève : génération d’explications par rapport aux concepts développés en cours, possibilité de traduire dans une langue ou dans un registre plus accessible les informations données, générer des entraînements individuels avec correction, etc.
En l’état, nous expérimenterons prochainement ce que permet réellement l’intelligence artificielle et le gain de temps que cela représente. Notons que le guide, comme les ressources Canopé, reste très général.
Art et menace du prompt
L’intégration du chatbot dans nos pratiques risque à plus ou moins long terme de nous transformer en « techniciens du prompt« , c’est-à-dire en « techniciens de la bonne question ». D’une certaine façon, ce n’est plus la machine qui nous aide, mais c’est l’outil qui nous conditionne. Il y a là une menace réelle d’enfermement intellectuel et donc d’appauvrissement de notre enseignement. Par ailleurs, plus nous travaillons avec la machine et plus elle s’enrichit de nos sollicitations, un peu comme Google qui a tellement appris de ses requêtes qu’il a fini par surclasser tous les autres moteurs de recherche dans les années 2000.
Quelques suggestions lues ici et là envisagent de faire travailler les élèves sur une réponse de ChatGPT, d’en retrouver les sources et d’en évaluer la pertinence. On peut effectivement tenter l’expérience et soumettre la machine à un « stress-test » qui dévoilerait ses limites. L’exercice a ses vertus, au même titre qu’un regard critique sur le fonctionnement de Wikipedia. Toutefois, nous sommes ici davantage dans une séance d’éducation aux médias et de méthodologie qu’une séance d’Histoire et de Géographie. On adopte d’ailleurs ici la posture parfaite de l’ouvrier façonné par son outil plutôt que l’inverse.
On peut également envisager, toujours sur le plan méthodologique, de prévoir pour la dissertation, une séance sur la lecture de sujet et montrer, avec les plans ChatGPT, combien un plan peut varier selon la virgule, l’ordre des mots, les termes employés.
Nous en sommes encore aux balbutiements d’un nouveau monde.
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