Intervenants : Lucien Bianco, directeur d’études à l’EHESS (spécialiste de la Chine), Marie-Claude Maurel, directrice d’études à l’EHESS (géographe spécialiste de l’Europe orientale), Jean Vigreux, professeur à l’université de Franche-Comté (spécialiste du communisme rural en France), Nicolas Werth, directeur de recherche au CNRS (spécialiste de l’URSS), Laurent Wirth, inspecteur général de l’Éducation nationale.
1. Les contradictions du discours et de la pratique des communistes à l’égard des paysans
En URSS, il y eu d’abord malentendu puis affrontement entre les communistes et les paysans. Il existait en Russie au début du XXe siècle un énorme problème foncier, une grande faim de terre. Pour les socio-démocrates, c’est la classe ouvrière et non la paysannerie qui est à l’avant-garde de la lutte des classes. Mais Lénine comprend en 1917, qu’il faut accepter la révolution paysanne, d’où le décret sur la terre et l’appui des paysans au régime communiste. C’est avec les réquisitions que le malentendu éclate. Avec la NEP, Lénine fait un compromis, et avec la collectivisation des terres, Staline déclenche l’affrontement. Nicolas Werth évoque la tragédie de la collectivisation des campagnes et insiste sur la très forte résistance paysanne : ainsi, en 1930, il y a sur le territoire de l’URSS 14 000 révoltes et émeutes. La dékoulakisation et ses millions de déportés renforce le système des camps et les prélèvements prédateurs de l’État déclenchent de grandes famines, 6 millions de morts de 1931 à 1933.
Louis Bianco met en valeur les spécificités chinoises :
– Les communistes chinois, par une réforme agraire immédiate, ont donné la terre aux paysans qui leur sont donc reconnaissants.
– La collectivisation ne s’accompagne pas de dékoulakisation.
– Les mensonges sont encore plus monstrueux qu’en URSS.
– À la différence de Staline, Mao à des éclairs de lucidité devant le bureau politique.
Mais il y a aussi des points communs :
– De gros progrès dans le domaine de la santé et de l’éducation.
– Les communistes chinois entendent appliquer le modèle soviétique, ils ne veulent pas faire autrement mais ils veulent faire mieux et plus vite. Mais Mao doit constater que les conditions de la Chine rendent inefficace le modèle soviétique, d’où la décision de « marcher sur ses deux jambes » : utiliser la main-d’oeuvre paysanne mais aussi le capital et les technologies. En augmentant les objectifs industriels de façon aberrante, en faisant fi des obstacles, le Grand bond en avant et une désastreuse réplique des événements soviétiques. La famine a fait environ 36 millions de morts, les évaluations variant de 30 à 45 millions.
– L’agriculture reste le talon d’Achille de l’économie chinoise, en 1977 le niveau de vie moyen des paysans est inférieur à celui de 1933, en 1984 il a triplé.
Marie-Claude Maurel rappel qu’en Europe de l’Est le modèle collectiviste a été imposé, importé d’URSS. Les réformes agraires entreprises à la Libération répondent à une attente forte de partage des grands domaines. Mais les petites exploitations qui sont ainsi créées ne sont pas viables. Une première vague de collectivisation a lieu dans les années 1949-1953, avec méthode stalinienne et création de coopératives de production sur le modèle du kolkhoze. En Pologne, Gomulka est favorable à une voie polonaise, les paysans restent libres mais sous tutelle, avec l’existence de coopératives. Ailleurs, la deuxième vague de collectivisation est conduite jusqu’au bout, avec les mêmes méthodes de terreur et d’épuration politique, de livraisons obligatoires, de paysans chassés de leur village, perdant leur maison, contraints d’entrer dans les coopératives.
Il revient à Jean Vigreux d’exposer le cas français, pays où les communistes ne sont pas arrivés au pouvoir, et le seul pays où ils défendent la petite propriété ! « Le parti communiste chausse les sabots du radicalisme, de 1789, de 1848, de Ferry, du Parti ouvrier français de Jules Guesde ». Renaud Jean fut le premier député communiste élu, et le premier à être issu du monde rural. Il fut chargé, de 1920 à 1939, de déterminer les relations entre les communistes et le monde paysan. Le slogan, « la Terre à ceux qui la travaillent » est très ambigu. Le programme agraire du parti communiste est d’ailleurs contesté sur sa gauche, et Renaud Jean arrive à l’imposer. La cellule communiste rurale rassemble surtout de petits propriétaires, il y a peu de métayers et peu de fermiers ; défenseurs de la petite propriété certains seront même hostiles au remembrement.
2. Les paysans et les communistes
Aucun régime politique ne pouvant vivre uniquement sur la répression, une adhésion est toujours nécessaire. Où peut-on la trouver ?
En URSS, les gagnants de la collectivisation sont les paysans pauvres qui sont promus par l’éducation, par le kolkhoze ou même par l’exode rural. Après la famine, Staline doit faire une concession en autorisant les lopins individuels. Sur le kolkhoze, le paysan ne gagne presque rien, la culture du lopin est donc une nécessité de survie. Jusqu’à Khrouchtchev, les paysans soviétiques sont victimes de véritables discriminations. Khrouchtchev va donc relâcher la pression, et instituer pour les paysans un peu de sécurité sociale et une petite retraite. Mais désormais l’agriculture va coûter.
En Chine les paysans d’abord été reconnaissants pour avoir obtenu la terre. Dès 1954, éclatent des manifestations contre les collectes et les entrées forcées dans les coopératives. Il y eut beaucoup de révoltes mais il y en eut moins qu’en URSS. Le Grand bond en avant suscita une euphorie très passagère. C’est la famine qui constitue la coupure radicale. En Chine comme en URSS, les paysans sabotent le travail sur les terres collectives.
En Europe centrale, on est passé de la méfiance à la peur, au refus d’entrer dans les coopératives, à la fuite par l’exode rural. Le pouvoir passe un compromis, tantôt assoupli comment Hongrie, tantôt durci comment Roumanie. La paysannerie polonaise à gardé les trois quarts des terres, au prix du blocage de sa modernisation et de la pétrification des structures. Une frange de la paysannerie à « collaboré » dans les années 1970 ; elle put acheter des machines en acceptant de participer au pouvoir local, simple engagement militant dans le « parti paysan ». On parle de « notables paysans ». En 1980-1981, les paysans ont rejoint Solidarnosc et se sont engagés en exigeant une reconnaissance constitutionnelle de la propriété privée, ce qui fut fait en 1983.
En France, la droite réactivant la peur des partageux, le parti communiste réaffirme sa défense de la propriété privée. Jean Vigreux fait d’ailleurs remarquer qu’en 1972, lors des négociations pour parvenir à un programme commun, le parti communiste défendait la propriété privée et le parti socialiste, la socialisation. À la Libération, le parti communiste soutient la réforme du métayage, c’est alors, comme en 1936-1937 (création de l’Office du blé, lutte contre les saisies et expropriations), une période où le parti communiste et en empathie avec le monde rural.
© Joël Drogland