Aude LEGALLOU est géographe, ATER chercheuse associée Sorbonne et Florence NUSSBAUM est géographe, maître de conférences à l’Université de Lyon 3
Les paysages urbains fascinent. Mais qui s’intéresse vraiment à leur fonctionnement ? Car les déserts urbains ne sont pas « vides » : ils cristallisent des stratégies d’appropriation de l’espace, fondées sur des représentations et des pratiques concurrentes. La catégorisation de certains espaces comme des déserts urbains soulève des enjeux politiques et interroge les rapports de pouvoir à l’œuvre dans la fabrique de la ville.
Introduction
Les déserts urbains n’existent pas : Pourquoi ?
Pourquoi cette image de désert urbain pour ces territoires délaissés, sorte de no man’s land, peut-elle intéresser ?
Les exemples concernés pour cette conférence sont américains.
Caractéristiques
Aude LEGALLOU
Des métropoles en déclin
Plusieurs processus aboutissent à des observations de « déserts urbains » et ceci à des échelles variées
- Un phénomène de décroissance urbaine à Détroit qui a perdu 80% de sa population dans les années 1980.
- Un autre de déclin intra-urbain de désindustrialisation et périurbanisation dans les quartiers péricentraux des grandes villes.
Les caractéristiques de ces espaces sont multiples :
- La 1ere caractéristique est la faible densité de population dans des espaces bâtis abandonnés
Photo 1 : en noir les espaces bâtis abandonnés à Détroit
Photo 2 : Détroit, Packard Plant (East Side ),2018
Photo 3 : Detroit, Chene Street, 2017
- La 2eme est la reconquête de l’espace abandonné par des éléments naturels comme la végétation et la faune sauvage
Photo 4: Green Urbex, Romain Veillon
- 3e caractéristique : les imaginaires collectifs de « ville fantôme » conduisent à invisibiliser la population : sur les photos absence d’humains…mais dans les faits ce sont des espaces habités
- 4e caractéristique : l’altérisation des populations, présentées comme différentes, non légitimes, voire monstrueuses…ainsi l’évocation de loup garou ou de zombies à Détroit
- Le « désert urbain » devient ainsi la métaphore d’une désappropriation de l’espace. Cet imaginaire est conforté par l’urbex ou exploration urbaine et qualifié de manière critique par l’expression ruinporn (voyeurisme des ruines). Cette expression est née à Détroit dans les années 2010, elle condamne le genre photographique consacré à la représentation de lieux abandonnés où est privilégiée la dimension esthétique sans souci de contexte social.
Photo 5 : corpus photographique « The Ruins of Detroit » de Yves Marchand et Romain Meffre
Prêcher dans le désert pour se l’approprier
Florence Nussbaum
Les phénomènes de déclin s’expliquent par des pratiques différentes :
- D’abord des effets historiques d’abandons sélectifs d’espaces jugés répulsifs. Ces quartiers se seraient vidés de leurs habitants et de leurs activités pour des raisons de racisme : c’est le « white flight », quand l’arrivée de populations de couleur dans les quartiers en déclin économique provoque la migration de personnes blanches vers les banlieues pavillonnaires. De même, les ménages afro-américains se retrouvent piégés dans les quartiers dépréciés, car les promoteurs immobiliers mettent en place des stratégies discriminatoires visant à interdire la vente ou la location à des Noirs.
Photo 6: Pratiques discriminatoires
- Autre stratégie qui aboutit au déclin : la pratique du « redlining » ou « crédit blacklisting » est une pratique cartographique discriminatoire qui consiste à délimiter par une ligne rouge les quartiers jugés trop risqués pour fournir des prêts immobiliers et assurer des biens. (Note : cette pratique existe depuis la crise de 1929 et a été à nouveau mise en évidence après les émeutes raciales de 2019.)
Elle concerne les petites et grandes villes américaines. Ainsi le site Mapping Inequality donne la répartition des quartiers qui permet des comparaisons entre villes des Etats-Unis, cartes qui ont une force de prophétie auto-réalisatrice.). Donc, dans certaines périphéries urbaines, la population décline et celles-ci deviennent un espace discriminé peuplé d’afro-américains.
- Enfin, les politiques publiques appliquent la stratégie dite « ne pas arroser le désert » c’est-à-dire, ne rien dépenser pour les espaces en déclin, en raison de la théorie du « cycle de vie urbain » : les villes croissent et meurent et ce dans un contexte de crise économique . Le rétrécissement est programmé ,comme dans le Bronx des années 80 où ,dans un contexte de crise économique police, pompiers ont disparu en premier.
Photo 7 Quand les services publics disparaissent
Les services publics ainsi désengagés ,les fonds sont réinvestis ailleurs et la crise sociale se double d’une crise sanitaire : le résultat auto prophétique est réalisé!
C’est une vision naturaliste typique que celle appliquée à des quartiers atteints de « mildiou social », dont il faut accélérer le déclin pour arriver à une phase de reconquête au plus vite. « Puisqu’on ne peut tout financer » à Chicago comme ailleurs, il faut cibler les quartiers qui « en valent la peine ».
Derrière le vide ? Pas si vide !
Derrière le vide proclamé, ces espaces sont habités et appropriés, on l’a vu, par des minorités ethniques qui prennent en charge les logements vacants dans un style « do it yourself » d’urbanisme bricolé. La lutte est de donner l’impression que tout va bien, afin d’éviter la criminalisation et d’aggraver le déclin de ces quartiers aux maisons vides.
A Détroit, les habitants s’organisent pour accrocher des rideaux aux fenêtres des maisons vacantes, tondre les pelouses, peindre en trompe l’œil des contre plaqués sur les fenêtres brisées.
Pour compenser l’absence de services publics, les habitants ramassent les ordures, surveillent la rue, remplacent les vitres, créent des jardins communautaires, allument les lampes des portes le soir… Mais ces pratiques sont précaires car les acteurs peuvent être accusés de violation de propriété privée et leurs jardins communautaires rasés.
Autre action observée: à Chicago les Hispaniques réalisent une épargne communautaire puis achètent les maisons vacantes et les rénovent.
Photo 8 : » si nous pouvons créer l’illusion que quelqu’un se soucie de ce bâtiment(..) vous repoussez l’activité négative à cet endroit, et c’est utile pour tout le monde » Shirley habitante du West Humboldt Park, Chicago
Derrière le vide il y a également des « propriétés zombies » piégées dans des situations complexes. Pour comprendre, un élément clé est la crise des subprimes : les prêts subprimes sont des prêts toxiques réservés aux populations fragiles.
Au moment de la crise en 2008, ces propriétaires précaires abandonnent leurs maisons car ils ne peuvent plus payer leur crédit, et ces maisons deviennent des « propriétés zombies » car le propriétaire en instance de saisie est introuvable. En attendant que la fin de la saisie se fasse (22 mois de procédure) ces propriétés sont vacantes et se dégradent.
Photo 9 : Propriété « zombie »
De l’usage de l’image du désert pour mieux s’approprier ces espaces
Aude LEGALLOU
1. Le discours sur le désert urbain invisibilise les inégalités sociales.
Détroit par exemple est une aire métropolitaine racialement ségréguée. Le contraste ville centre afro-américaine pauvre et les banlieues blanches et aisées est évident et le revenu des ménages deux fois plus bas à Détroit que dans l’aire métropolitaine.
2. L’idée de qualifier les espaces en déclin de « désert » permet de dépolitiser la question. En effet, selon Dora Apel (professeure émérite d’art moderne et contemporain à l’université de Détroit) « si les victimes du déclin urbain disparaissent, le discours sur le devenir des ruines devient un discours sur l’architecture ,le paysage et l’inévitable reconquête de la ville par la nature (…) La photographie qui ne se concentre que sur la beauté du délabrement architectural détourne ainsi l’observateur des effets du délabrement, occulte la crise continue de la pauvreté et du chômage» (note : in Beautiful Terrible Ruins : Detroit and the anxiety of declin. 2015) .
3. Ce discours « neutre », apparemment, sert la mise en place d’une ville essentiellement blanche. L’objectif est bien de raser, reverdir ces zones pour les transformer plutôt que d’investir dans ces quartiers dont on nie l’occupation par des populations pauvres. Donc une matrice d’une politique urbaine néocoloniale, au profit d’une population de classe moyenne blanche, qui passe par une revitalisation sélective sur le plan spatial, social et racial… Le White Possessive est mis en place à Détroit (note : Aileen Moreton-Robinson dans le contexte aborigène australien explore les liens entre race, souveraineté et possession à travers les thèmes de la propriété.)
Dans le greater downtown de Détroit, dès 2000, la population noire est inférieure à la moyenne et en baisse au profit d’une population blanche au fur et à mesure de sa requalification
4.Ces « déserts » font ensuite l’objet d’une appropriation prédatrice par les investisseurs. Il y a en effet un véritable marché de la ruine. Ces propriétés sont très peu chères à l’achat, souvent des maisons en bois, ou maisons de propriétaires vulnérables, ou des maisons saisies à des banques. Les investisseurs négocient avec le propriétaire qui va être saisi en faisant baisser le prix : c’est le « short sail » ou « pour le montant de la dette ».
Photo 10: Expropriation prédatrice « Hello, I want to buy your house this week for cash as is condition ok,Please call me ASAP… »
Et ces achats à bas prix accélèrent le déclin de ces quartiers, car les propriétés deviennent les biens de marchands de sommeil, dans un contexte de crise de logement à Chicago. Elles ne sont pas davantage entretenues, et pour ne pas perdre d’argent, les investisseurs ne paient pas les impôts locaux.
- Le tourisme s’approprie également ces lieux dits abandonnés. Ce tourisme est très inspiré par la pratique de l’exploration urbaine, Urbex. C’est un tourisme de niche qui a un prestataire à Détroit : le Motors City Photography Workshop qui prévoit pour 70 dollars 4 à 5 heures de visite en bus, avec des arrêts précis pour faire des photos. Les motivations sont à la fois esthétiques et à sensation « expérience dangereuse » car on est à Détroit.
Photo 11 Explore Detroit Tour proposé par Motor City Photography Workshop,2018
Tout ceci se déroule sans autre préoccupation que l’esthétisme. Entre le lieu de départ et les quartiers le prestataire commente : les « bons » quartiers en voie de développement à opportunité d’investissement le « real Detroit » et les « mauvais » quartiers, vaste espace indifférencié criminalisé… Un discours manichéen de géographie « morale » assumé par le prestataire.
En conclusion
Ces déserts urbains sont une fiction car ils ne sont pas vides. Mais cette image sert en fait à cacher des appropriations variées et un discours politique et économique précis, présenté ici par ces exemples américains.