Olivier Kempf propose de revenir sur l’histoire récente et les spécificités culturelles de l’Allemagne au XXe siècle pour comprendre les tensions actuelles et dans quelles directions elles pourraient évoluer.
- Le point de cristallisation pour comprendre, plus que l’aide américaine de 1948 lors du Blocus de Berlin, est l’échec de la Communauté européenne de défense (CED), initiée par la France et refusée ensuite par la France par peur de relancer le militarisme allemand en 1954. Le Traité de l’Elysée de 63, les solides ententes successives des dirigeants français et allemands (Giscard et Schmidt, Mitterrand et Kohl), l’armée nouvelle de Chirac et Schröder en 2003 n’y changeront rien sur le fond, même si le rapprochement et l’amitié entre les deux peuples, favorisés par les échanges de jeunes dès 1960 ont été spectaculaires.
- Parallèlement, les initiatives américaines dès le début de la Guerre froide entraînent des réactions soviétiques impliquant fortement les Allemands : acceptation et refus du plan Marshall, création de la RFA et du Deutsche Mark (DM) et création en réaction de la RDA ; adhésion de la RFA à l’OTAN et création du Pacte de Varsovie (Pava).
=> Les deux Etats voisins sont certes à l’origine de la CECA puis de la CEE comme garantie de paix définitive en Europe après les deux guerres mondiales ; il n’en reste pas moins qu’ils conçoivent leur sécurité en suivant leurs intérêts nationaux qui ne coïncident pas, la France considérant la CEE comme une Europe à la française, substitut à la perte de l’empire colonial ; la RFA considérant son salut dans le miracle économique et sous le parapluie de l’allié américain face à la RDA et à la menace soviétique Une analyse sans concession de la faiblesse ontologique de la construction européenne ! On ne peut que se demander quel sens a l’Union européenne sans son couple moteur….
Le poids de la géo-économie allemande :
- La question de la dette depuis l’hyper-inflation de 1923 éclaire l’origine de cette obsession économique et monétaire qui pèse à la fois sur le plan économique et moral dans un Etat sans souveraineté politique réelle jusqu’en 1990. N’oublions pas que le mot allemand (Schuld) signifie à la fois dette et faute, d’où l’importance symbolique du DM : fin de la dette mais poids de la faute…
- L’adaptation à la mondialisation réussie contre ses partenaires de l’UE – alors que la France l’a toujours considérée comme une concurrence plus ou moins incompatible avec son modèle colbertiste – en étant le seul concurrent européen de la Chine à la fois par son positionnement haut de gamme et sur le coût du travail, reporté sur l’hinterlandcentre-européen après 90 et contre ses partenaires ouest-européens avec les critères de convergence liés à l’Euro.
=> Or,
les intérêts conjoints des Allemands et des Américains quant à la mondialisation se jugent de plus en plus au déséquilibre de leurs balances commerciales. De ce point de vue, l’Allemagne rejoint le clan des concurrents déloyaux comme la Chine et le Japon, montrés du doigt par le nouveau président et son électorat protectionniste. Trump ne veut pas de cette mondialisation-là, qu’il juge déséquilibrée, mais il veut celle qui permet de corriger la balance vers ses intérêts nationaux.
Il faut donc s’attendre à une guerre économique, dont la taxation des importations réciproques mais aussi le renforcement des blocs en présence vont être les formes les plus visibles. Ce qui nous ramène à l’UE : pourra-t-elle se comporter en bloc protectionniste à l’instar des autres Grands ou se disloquera-t-elle ?
La remise en cause par Trump de la mondialisation passe par la remise en cause de l’Otan et du rôle de l’Allemagne :
- Pour aller vite sur la caractérisation de celui qui est le personnage-clé de ce festival : imprévisible, mais bardé de certitudes alors qu’il ignore à peu près tout des affaires du monde, mais qui suit son instinct d’homme d’affaires de l’immobilier new-yorkais, une des pires jungles actuelles. En bref, brutal mais négociateur.
- Il ne faut pas oublier l’instinct ancien du refus de cette mondialisation-là par l’électorat qui a porté Trump au pouvoir, qui ne comprend pas le rôle souterrain des déficits de la balance commerciale US utilisés comme 1er produit d’exportation US, et qui se méfie des GAFA, vus non comme la réussite technologique actuelle du pays mais comme une élite mondialisée dont les intérêts divergent de ceux du peuple.
- L’Otan est vue Outre-Atlantique comme la chose des Européens qui veulent être défendus mais sans payer pour. D’où l’exigence de partage du « fardeau » financier (les fameux 2% de budget militaire réclamés par Trump).
- La tactique payante : cibler le moins gros des adversaires, l’Allemagne au nom de l’Europe, et non la Chine…
- On notera que les Britanniques sont épargnés (maintien de la « relation spéciale », le Brexit ne pouvant que renforcer aux yeux des Américains leur intégration militaire et nucléaire dans l’OTAN).
- Quant aux Frenchies, ils font le job en Afrique et les suppléent au Moyen-Orient…
Moralité : Les Allemands devront payer, puisqu’ils ne s’engagent pas militairement et ne paient que 1,18% du budget, alors que leurs groupes mondiaux (comme ceux de l’automobile de luxe) engrangent des bénéfices considérables aux Etats-Unis…
Questions du public :
Y a-t-il un parfum de Guerre froide ? Quid des manoeuvres russes ?
Poutine sait ce qu’est la ligne rouge : le scénario de la série « Occupied » http://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2018/02/15/tv-occupied-la-norvege-sous-controle-des-russes_5257564_1655027.html. Il n’a pas oublié la grammaire tactique de la Guerre froide alors que l’Otan s’est dispersée. Les Occidentaux croient en la communication publique, les Russes au rapport de forces. Alain a dit : « Le tact, c’est de savoir ne pas aller trop loin ». Les Russes ne sont donc pas le problème. Il importe de revenir aux fondamentaux tout en étant lucides.
Que peut faire l’Allemagne ?
L’Allemagne pense sa sécurité en termes globaux : l’OTAN oui, mais sa sécurité a aussi des impératifs nationaux notamment avec le terrorisme à l’intérieur. A l’extérieur, il y a également l’équation de l’aide au développement qui est considérée comme une mission essentielle.
Que peut-elle dans le contexte actuel ? A vrai dire, faire le dos rond avec la Groko (la Grande coalition CDU-CSU-SPD) qui sera aux prises avec les affaires intérieures : comment gérer les vagues migratoires en intégrant la main d’oeuvre indispensable au marché de l’emploi allemand, tout en faisant face à l’opposition radicale du parti AFD…
Que peut la France ?
La France a une relation compliquée avec les Etats-Unis : meilleur allié actuel depuis Sarkozy, mais « allié, ami, mais non aligné », disait Hubert Védrine.
Quant à sa relation avec l’Allemagne, si on peut la qualifier d’incontournable, on peut se demander en quoi – tout comme le Brexit – elle servira les intérêts français.
L’UE, quel avenir ?
Quand on a travaillé à Bruxelles, ce qui est frappant, c’est le contraste entre la capitale mondiale de l’internationalisme et son côté ville de province ; de façon globale, les fonctionnaires de l’UE sont profondément atlantistes, seuls les Français sont encore porteurs d’un projet de puissance. L’Europe restera, mais l’UE ? C’est une construction issue des deux guerres mondiales mais aussi de la Guerre froide. Au XXIe siècle, le monde devient fluide sur le plan stratégique, on voit que les formes d’organisation régionale sont condamnées à évoluer ou à disparaître. Le St Empire a bien disparu…
Pourrait-il être justement un modèle plus adapté, plus « fluide » ?
Le St Empire disparaît en 1805 avec la recomposition de l’Europe napoléonienne. En 1806 a lieu la bataille de Iena à laquelle assistent Fichte, Clausewitz et Hegel, et qui crée la nation allemande de même que Valmy est celle de la construction française de la nation en 1792. Le temps des Etats-nation ne s’est pas terminé avec l’UE.
S’adapter à cette fluidité stratégique pour les institutions européennes et les nations va donc être une nécessité.