Rares sont les historiens-géographes qui ne l’ont pas croisée dans un colloque ou lu tout simplement les travaux de Bénédicte TRATNJEK qui a la particularité d’être universitaire reconnue, farouchement attachée à l’enseignement de la géographie dans le second degré, un choix parfaitement assumé, tant est vivace son intérêt pour la promotion de sa discipline de spécialité.
C’est au détour d’une conversation virtuelle, qui a parfois ses bons côtés, que l’idée nous est venue de frapper un grand coup sur cette tendance à laisser remettre en cause, pour d’obscures raisons idéologiques,– à moins qu’elles ne soient très claires –, nos pratiques enseignantes.
Nous avions déjà, au niveau des Clionautes, dont Bénédicte fait partie, eu maille à partir contre l’instrumentalisation de l’histoire, déjà avec un ouvrage de cette « fondation ».
Nul mieux que Bénédicte ne pouvait apporter une contribution aussi éclairée, et aussi documentée sur cet ouvrage qu’elle a dû lire intégralement au cœur de l’été. Mais pour la géographe de « la ville en guerre », il n’est pas de défi qui ne se relève.
Bruno Modica
Aperçu par hasard, par le détour de recherches sur Internet sur toute autre chose, le Nouveau manuel de géographie de la Fondation Aristote, annoncé pour la rentrée 20171, est finalement sorti en cette fin d’été 2019. Évidemment, associé par la collection à la version « Histoire » dirigée par Dimitri Casali qui a été plus que critiqué par des enseignants d’histoire-géographie de courants très divers (et parfois même très opposés les uns aux autres, et pourtant unanimes face au roman national servi sous le nom de « manuel d’histoire »), ce Nouveau manuel de géographie attire la méfiance. Mais, mettons de côté cette méfiance, cette association entre les deux manuels (après tout, il existe de nombreux bimanuels qui n’ont pas la même qualité entre histoire et géographie, ce n’est en rien une nouveauté éditoriale), mettons aussi de côté l’arrogance et le mépris pour tous les autres éditeurs et auteurs de manuels scolaires dans la promotion de cet ouvrage, et prenons ce manuel, hors de ce contexte, pour ce qu’il est. Ou plutôt, précisons ce que ce « manuel » n’est pas.
Cet ouvrage n’est pas… un manuel scolaire !
Le premier constat (et pas des moindres !) est que cet ouvrage n’est pas un manuel scolaire. Il n’en remplit aucune condition. Pire, il prend les enseignants du secondaire pour des incultes qui auraient besoin de cours magistraux à leur disposition pour pouvoir faire cours en lisant une leçon écrite par d’autres…
Pourquoi n’est-ce pas un manuel scolaire ? La liste est longue… et je ne serai pas exhaustive sur les critiques, tant celles-ci sont nombreuses. Alors, en vrac, les raisons qui font que cet ouvrage n’est pas un manuel scolaire.
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Il n’y a quasiment pas d’études de cas : malgré l’annonce publicitaire de la fondation Aristote qui prétend que l’ouvrage « réserve un espace conséquent aux études de cas », il n’y a pas plus de 12 doubles-pages qui s’apparentent à des études de cas : toute séquence de géographie au collège reposant sur une étude de cas, voilà 165 pages bien peu utiles pour l’enseignant…
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Si les enseignants ne choisissent pas leurs études de cas en fonction du manuel disponible en classe, mais à partir de leurs objectifs de connaissances, avoir à disposition des doubles pages en couleur proposant plusieurs études de cas par sous-thèmes est l’un des rôles-clefs des manuels scolaires, et même le facteur principal pour lequel une équipe disciplinaire choisit tel manuel et non tel autre pour son établissement. Sans cela, quel intérêt d’acheter, aux frais de la collectivité, des manuels scolaires ? Les documents qui y sont proposés sont le besoin de l’enseignant, qui lui donnera les savoirs, les méthodes, les explications, les fils directeurs, etc.
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Pour les auteurs de cet ouvrage, un manuel scolaire n’est qu’une succession de leçons : l’enseignant ne doit pas savoir s’y prendre, apparemment, pour construire cet aspect de ses cours, il faudrait un outil lu en classe donnant les connaissances à l’ensemble de la classe, élèves et professeur inclus… C’est navrant de condescendance, et il est dommage de ne pas avoir convoqué des universitaires plus ouverts au métier de leurs collègues, sans condescendance, comme tant d’autres universitaires l’ont montré dans d’autres manuels.
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De plus, ici, l’étude de cas est imposée par le manuel, puisque dans la très grande majorité des sous-thèmes (à l’exception d’un seul sous-thème du programme de 5e pour lequel il y a un choix entre deux doubles-pages), il n’y a qu’une double-page présentant une étude de cas (les énergies ne peuvent donc être étudiées que par le cas des États-Unis ?).
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Parmi les « études de cas », les guillemets s’imposent : ces doubles-pages s’apparentent à des études de cas, plus qu’en être réellement, dans la mesure où elles ne sont pas problématisées, et que le lien avec les grands axes du programme sont souvent très partiels et partiaux dans les doubles-pages. Cela souligne ici une grave confusion didactique dans l’esprit des concepteurs et auteurs du manuel entre étude de cas et exemple, pourtant élément-clef de l’enseignement de la géographie scolaire.
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Parmi les rares autres doubles pages qui ne sont pas intitulées « leçons », il ne s’agit pas d’études de cas, du fait d’une confusion didactique entre étude de cas et exemple dans l’ouvrage.
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Absolument aucune source aux photographies sur les 189 pages : pas d’auteur, pas de date… Comment puis-je apprendre à mes élèves une méthode aussi simple que « présenter un document » si pour tous les documents du manuel la seule réponse à la date, l’auteur et la source sera : « inconnue »… ? Comment puis-je, par la suite, les sensibiliser à l’intérêt de connaître ces informations? Comment leur donner des outils pour développer leur esprit critique quand je ne peux pas leur enseigner l’intérêt de contextualiser un document ? La contextualisation est pourtant l’un des enjeux forts de notre enseignement, plus encore à l’heure de la prolifération des fake news mais aussi à l’heure où de nombreux médias sont de moins en moins libres de leur ligne éditoriale : permettre aux citoyens que sont nos élèves de reconnaître le contexte de production de tel article, de telles vidéo, de tel discours, etc. est loin d’être une « anecdote » de notre enseignement !
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À part des photographies non contextualisées et sans sources, les types de documents sont peu variés : on retrouve bien des cartes et des schémas théoriques (souvent intéressants mais trop petits, et pour lesquels les sources des articles et auteurs qui les ont inspirés, pourtant bien reconnaissables pour beaucoup, ont aussi échappé à la mise en page…), où sont les croquis de paysage et les croquis de synthèse ? Les élèves ne sont donc que passifs ? Aucun document, en 189 pages pour les 3 années du cycle 3 (5e, 4e et 3e) ne présente la moindre réalisation graphique accessible aux élèves par une production qui leur serait propre. L’élève lit la carte, mais il n’en connaît pas les dessous de la production. D’autant que les sources des données des cartes sont, elles aussi, absentes… La carte semble dire le vrai, les chiffres aussi… Il sera bien difficile avec un tel ouvrage de faire comprendre aux élèves qu’une carte est un discours, qu’elle est orientée, que les données elles-mêmes sont sélectionnées pour parfois faire plier la réalité à des hypothèses ou des théories politiques. Quand bien même les auteurs réduiraient-ils la géographie à la lecture de cartes qui disent le « vrai » sans aucune approche critique et en ignorant tous les travaux de la géographie critique et de la cartographie radicale, notons tout de même qu’il y a un manque évident par rapport au fait de se présenter comme un « manuel scolaire » : en effet, rappelons que le langage cartographique est un attendu méthodologique fort du cycle 4, les élèves pouvant être interrogés dessus lors du brevet…
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Le contenu relève du cumul de connaissances encyclopédiques qui mènent certainement à connaître des tas de réponses pour des jeux télévisés mais certainement pas à analyser et à comprendre. Que doit faire l’enseignant en 2019 ? Pour les auteurs de ce « manuel », les choses n’ont guère évolué depuis la IIIe République, le cours est magistral, les connaissances sont cumulées, mais le but n’est pas que les élèves comprennent, mais qu’ils accumulent des connaissances venues « par le haut » s’insérer dans leurs têtes. On peut débattre très longtemps avec beaucoup de bonne foi sur les manières d’enseigner, les pédagogies, les méthodes, etc. mais le constat reste unanime : il ne s’agit pas d’une propagande pédagogiste ou autre terme peu flatteur que d’estimer que l’histoire et la géographie au collège n’ont pas pour objectif de faire accumuler des connaissances sans aucune compréhension dans la tête des élèves, mais bien de les former, en tant que citoyens, à pouvoir comprendre les enjeux du monde qui les entoure et à faire leurs propres choix citoyens sans être aveuglés par les apparences.
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Aucun exercice, aucune question, aucune activité n’est proposée à l’élève : l’élève ne réfléchit pas, n’agit pas : il écoute, il note, le tout en silence, et surtout sans poser de questions ! Cet ouvrage n’est pas destiné aux enseignants, mais aux parents et grands-parents nostalgiques d’une école de la IIIe République telle qu’ils la fantasment totalement, avec des « vrais cours » et non « du vent » comme l’énoncent certains commentaires de la page Facebook de la fondation Aristote. En témoigne l’une des premières contreparties offertes dans le financement participatif de cet ouvrage sur la plateforme Kiss Kiss Bank Bank2 : Le Tour de France par deux enfants, le manuel d’histoire et de géographie de la IIIe République, qui, s’il peut être acheté comme un précieux document d’histoire de l’école, est proposé ici pour flirter avec cette nostalgie de l’école d’ « antan », celle qui savait « vraiment » enseigner. C’est pourtant très contradictoire, puisque les tenants du discours sur les « vrais » manuels avec de « vrais » cours ont beaucoup de mépris pour les enseignants de cette école (ces enseignants ne faisaient donc que lire les « vrais cours » donnés par les « vrais manuels ») qu’ils croient défendre et aimer… Des commentaires sur la page Facebook annoncent depuis 2016 des exercices en ligne pour la version histoire, et donc depuis cet été pour la version géographie. La fondation Aristote n’ayant plus de site Internet à l’heure où j’écris ces lignes, je n’ai jamais vu la trace de ces exercices et ne peut en juger… Mettons qu’ils existent : pourquoi ne sont-ils pas dans le « manuel » si c’est un manuel ?
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De la même façon, le « manuel » ne présente aucune méthode : l’élève regarde le manuel, lit les connaissances, les apprend « par le haut » (qu’il les comprenne ou non, qu’il sache faire le lien ou non avec les photographies collées à côté des pavés d’écrits), mais l’élève ne réfléchit pas, n’agit pas, n’analyse pas les documents. Au collège, l’élève serait donc un puits dans lequel on enfonce des connaissances sans réflexion, si l’on suit la logique de ce « manuel »… Les auteurs semblent très loin d’avoir lu le moindre ouvrage de sciences de l’éducation ou même tout simplement avoir réellement affaire à des collégiens… Retour à l’école fantasmée de la IIIe République, le maître lit, l’élève écoute et récite par cœur.
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Le peu de variété de types de documents est navrant : par exemple, sur les 189 pages, on ne trouve aucun article de presse alors que c’est l’un des documents les plus courants au brevet des collèges (vers lequel nous amenons nos élèves), mais aussi et surtout que c’est l’un des intérêts fondamentaux de la place de l’enseignement de la géographie dans le secondaire : apprendre à lire, contextualiser, comprendre la presse sur des enjeux territoriaux est un des enjeux de la formation du citoyen à laquelle contribue pleinement la géographie. À la place, l’ouvrage multiplie les mini-biographies de personnalités scientifiques dont on se demande bien à quel moment de la vie de l’élève elles pourront servir (même pour Questions pour un champion, certaines n’auraient pas leur place…). Retour à l’érudition sans explication, à l’accumulation sans compréhension, à la géographie-catalogue qui cumule, accumule, mais ne fait rien des connaissances…
Vous avez aimé l’épisode 1 ? Vous adorerez l’épisode 2 !
1 D’après l’annonce sur la page Facebook de la Fondation Aristote datant du 8 juin 2017 : https://www.facebook.com/fondationaristote/photos/a.1250963334920325/1773363359346984/?type=3&theater et comme promis aux contributeurs du financement participatif de ce manuel sur la plateforme Kiss Kiss Bank Bank : https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/publier-et-diffuser-le-meilleur-nouveau-manuel-de-geographie/tabs/description
2 Voir les contreparties offertes pour le financement participatif de ce manuel sur la plateforme Kiss Kiss Bank Bank : https://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/publier-et-diffuser-le-meilleur-nouveau-manuel-de-geographie/tabs/rewards