Rares sont les historiens-géographes qui ne l’ont pas croisée dans un colloque ou lu tout simplement les travaux de Bénédicte TRATNJEK qui a la particularité d’être universitaire reconnue, farouchement attachée à l’enseignement de la géographie dans le second degré, un choix parfaitement assumé, tant est vivace son intérêt pour la promotion de sa discipline de spécialité.
C’est au détour d’une conversation virtuelle, qui a parfois ses bons côtés, que l’idée nous est venue de frapper un grand coup sur cette tendance à laisser remettre en cause, pour d’obscures raisons idéologiques,– à moins qu’elles ne soient très claires –, nos pratiques enseignantes.
Nous avions déjà, au niveau des Clionautes, dont Bénédicte fait partie, eu maille à partir contre l’instrumentalisation de l’histoire, déjà avec un ouvrage de cette « fondation ».
Nul mieux que Bénédicte ne pouvait apporter une contribution aussi éclairée, et aussi documentée sur cet ouvrage qu’elle a dû lire intégralement au cœur de l’été. Mais pour la géographe de « la ville en guerre », il n’est pas de défi qui ne se relève.
Bruno Modica
En classe de 5e, la seule « étude de cas » présentée pour le sous-thème sur la répartition de la richesse et de la pauvreté dans le monde porte sur la frontière États-Unis/Mexique.
En classe de 4e, le premier chapitre pour traiter les mobilités porte sur… les frontières : la fermeture des territoires tend à l’obsession dans l’ouvrage, les frontières montrées dans ce chapitre étant toutes des frontières fermées, à l’exception d’une seule photographie sur le Rhin (néanmoins présentée avant tout comme « longtemps convoitée et contestée »).
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Le parti pris de réinsérer la géographie physique dans le manuel est une idée séduisante (notamment parce qu’elle est essentielle dans des thèmes comme celui sur le changement climatique et les risques en 5e), dès lors que la géographie physique n’est pas entendue comme un catalogue… C’est malheureusement le cas dans cet ouvrage qui propose un retour en arrière très dommageable pour la discipline géographique, telle qu’elle était enseignée avant les années 2000 à coups de chapitres-catalogues sur les climats dans le monde, puis les reliefs dans le monde, etc. Une géographie-catalogue qui a ennuyé (voire souvent dégoûté) des générations d’élèves, parce qu’elle n’expliquait pas, elle ne montrait en rien qu’elle avait un intérêt pour comprendre le monde… Une géographie-catalogue qui pose même parfois, dans ce manuel, la question du déterminisme, puisque l’insertion dans la mondialisation de l’Afrique est « expliquée » par deux leçons portant sur : 1/ « Des paysages africains monotones », 2/ « L’Afrique, un continent intertropical »… À la lecture, on ressort abasourdis d’un tel choix déterministe (auquel s’ajoutent des expressions gênantes telles que « l’Afrique éternelle ») !
La géographie : une science de la localisation ?
- La vision de la géographie scolaire dans cet ouvrage à travers l’exemple d’une double-page servant certainement « d’étude de cas » extraite des sous-thèmes sur les espaces de l’urbanisation dans le programme de 4e expliquant le processus de mondialisation (apparemment fiers d’« ajouter » les notions de site et de situation dans un chapitre consacré en réalité aux conséquences de la mondialisation sur les villes, les auteurs semblent ignorer que la question de savoir pourquoi les villes se sont développées dans tel site et du fait de telle situation est abordée en classe de 6e, dont l’axe annuel est la géographie du peuplement à l’échelle du monde…) (pp. 210-211).
Le réagencement sans cohérence du programme de 5e : les élèves sont sans cesse confrontés au vocabulaire du développement (PMA, pays développés, pays émergents) dans les deux tiers de l’année avec les thèmes sur les ressources (thème 2) et sur les risques et le changement global (thème 3) qu’ils ne verront pour la première fois de leur scolarité qu’en fin d’année de 5e avec le thème sur la question démographique et de l’inégal développement (thème 1) : comment comprendre des documents qui donnent un vocabulaire complexe jamais croisé dans la scolarité ?
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Les choix sans cohérence dans l’agencement des thèmes et des sous-thèmes semblent avoir pour objectif de montrer une « liberté » éditoriale face au programme, mais font fi des savoirs initiaux des élèves et posent un vrai problème de cohérence dans certains cas. Par exemple, dans le cas du programme de 5e, les auteurs font le choix de commencer par le thème 2 sur les ressources, puis le thème 3 sur les risques et le changement climatique, et de terminer par le thème 1 sur la croissance démographique et les inégalités de richesses dans le monde. Tout enseignant est libre de réagencer les thèmes dans un ordre qui lui paraît logique pour faire comprendre les notions, les méthodes et les connaissances du programme.
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Ce réagencement est même très souvent le bienvenu, car il permet à l’enseignant de s’approprier le programme, de faire des liens avec d’autres disciplines, de donner de la cohérence dans l’enseignement de certaines méthodes, etc. Mais cet réagencement n’est le bienvenu que s’il a un objectif didactique, et non un objectif politique visant seulement à critiquer tel ou tel gouvernement par le biais de tel ou tel programme… Ce réagencement, s’il peut avoir un intérêt didactique évident, semble ici échapper à l’idée de cohérence par rapport aux savoirs des élèves. En effet, il s’agit pour les élèves de 5e d’avoir un premier thème dans lequel ils font face à des documents leur parlant des niveaux de développement, dont les élèves n’ont jamais entendu parler, sans aucune explicitation, puisque le sous-thème permettant l’explication de ce vocable a été réagencé et placé en tout dernier sous-thème de l’année.
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Par-delà le manque de cohérence de certains réagencements (qui peut relever de la maladresse ou tout simplement de la méconnaissance des collégiens…), certains réagencements sont plus gênants quant à leur éthique et posent clairement l’enjeu de l’orientation de ces pratiques : ainsi, un « manuel » édité en 2019 met en avant les expressions de « pays sous-développés » pour qualifier l’Éthiopie, le Mali ou encore Madagascar. Retour à une géographie du développement des années 1970, qui semble ne pas avoir été au courant des nombreuses discussions dans les instances internationales pour dépasser ce vocable porteur de jugements et redécouper l’espace mondial en fonction de catégories moins stigmatisantes ? Le sous-développement implique une idée de « retard », et l’expression de « pays moins avancés » (retenue depuis longtemps dans les programmes scolaires), qui est dépassée depuis très longtemps par la géographie universitaire comme par les instances internationales. Les précédents programmes du collège avaient déjà introduit l’expression de « PMA » dans un chapitre entier en classe de 4e, la géographie scolaire n’était pas sur ce plan « en retard » au point de justifier ce retour en arrière. Alors que des éditeurs font appel à des universitaires pour veiller à la cohérence scientifique de leurs ouvrages et parfois font des choix audacieux (comme par exemple Hatier, dans l’ancien programme de 1ère, qui laissait la géographe Sarah Mekdjian réfuter totalement – et à très juste titre – l’expression malheureuse de « migrations pendulaires » pour replacer le sens exact des notions de migrations et de mobilités), il est regrettable de voir de tels retours en arrière. Ces derniers touchant la géographie du développement, il serait encore plus regrettable s’il s’agissait d’un parti pris politique de la part des auteurs…
Le Mali, l’Éthiopie, le Burkina Faso, le Yémen, etc. : des pays qualifiés de « sous-développés »… en 2019 ! Les « pays émergents » et les « PMA » n’apparaissent pas : le vocabulaire ici choisi est celui de la géographie du développement des années 1970. Un choix du vocabulaire particulièrement troublant…
Le « réagencement » très orienté du programme de 4e : parmi les territoires transformés par la mondialisation (thème 3), aucun ne correspond au programme (il n’y a pas les États-Unis, l’Asie du Sud est arbitrairement insérée, l’approche régionale de l’Afrique est transformée en approche continentale englobante) ; le tourisme devient un sous-thème de « l’urbanisation du monde » et est ainsi réduit à sa seule expression urbaine niant de très nombreuses formes de tourisme ; les frontières sont surajoutées comme un sous-thème dans la question des « mobilités ».
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Autre exemple, dans le programme de 4e, il est choisi de réduire la question du tourisme à son urbanité, en plaçant ce sous-thème dans le thème sur l’urbanisation : le tourisme ne serait donc un phénomène qu’urbain ? Les pratiques d’écotourisme, de tourisme vert, de tourisme hors des sentiers, etc. sont totalement occultées dans les parties « leçons » proposées par les auteurs, tout comme toutes les contestations actuelles sur le tourisme (qui touchent pourtant les plus grandes villes touristiques, donc n’auraient pas dû être éludées dans des leçons sur le tourisme urbain telles que proposées). Le tourisme est une activité positive, qui renforce et développe les territoires. Le développement économique est la seule entrée de ce sous-thème, les autres enjeux liés au tourisme tels qu’ils sont énoncés dans le programme mais aussi tels qu’ils sont le cœur de la recherche en géographie du tourisme (et ce depuis de longues années, ce qui peut être difficilement ignoré) sont totalement occultés, à l’exception d’une seule phrase allusive qui évacue totalement les contestations contre le tourisme de masse, les problématiques environnementales liées à la pratique touristique, les dégradations de sites par les touristes, les relégations de populations locales jugées trop pauvres pour être vues par les touristes, la folklorisation de certains territoires au mépris des populations, le dark tourism, etc. : « Si ce gonflement est souvent bénéfique (augmentation des ressources locales), il peut avoir de nombreux inconvénients, dont la difficulté à rentabiliser un commerce sur seulement un ou deux mois de l’année ». Il semble presque hallucinant, en 2019, que seule la non-rentabilité du commerce soit présentée comme « inconvénient » du tourisme…
En classe de 4e, le premier chapitre pour traiter les mobilités porte sur… les frontières : la fermeture des territoires tend à l’obsession dans l’ouvrage, les frontières montrées dans ce chapitre étant toutes des frontières fermées, à l’exception d’une seule photographie sur le Rhin (néanmoins présentée avant tout comme « longtemps convoitée et contestée »).
Placer à tout prix le vocabulaire de la géographie physique (ici comme premier chapitre du programme de 3e, le vocabulaire proposé porte sur les moraines, les cuestas, les bassins sédimentaires, sans aucune explication ou illustration permettant aux élèves de travailler sur ces mots de géographie dans le manuel…) semble être le parti pris pour enseigner la géographie de la Franc en classe de 3e, qui devient vite une géographie-catalogue (leçon 1 : disposition générale du relief ; leçon 2 : l’hydrographie ; leçon 3 : les climats…) |
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Le parti pris de réinsérer la géographie physique dans le manuel est une idée séduisante (notamment parce qu’elle est essentielle dans des thèmes comme celui sur le changement climatique et les risques en 5e), dès lors que la géographie physique n’est pas entendue comme un catalogue… C’est malheureusement le cas dans cet ouvrage qui propose un retour en arrière très dommageable pour la discipline géographique, telle qu’elle était enseignée avant les années 2000 à coups de chapitres-catalogues sur les climats dans le monde, puis les reliefs dans le monde, etc. Une géographie-catalogue qui a ennuyé (voire souvent dégoûté) des générations d’élèves, parce qu’elle n’expliquait pas, elle ne montrait en rien qu’elle avait un intérêt pour comprendre le monde… Une géographie-catalogue qui pose même parfois, dans ce manuel, la question du déterminisme, puisque l’insertion dans la mondialisation de l’Afrique est « expliquée » par deux leçons portant sur : 1/ « Des paysages africains monotones », 2/ « L’Afrique, un continent intertropical »… À la lecture, on ressort abasourdis d’un tel choix déterministe (auquel s’ajoutent des expressions gênantes telles que « l’Afrique éternelle ») !
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Le programme de 3e sur la France et l’Union européenne est, en définitive, très révélateur du discours sous-jacent dans tout le manuel : si les thèmes et sous-thèmes y sont globalement (mais pas tous !) traités, ils ne le sont pas selon les problématiques et les indications du programme. Ces chapitres se suivent et se ressemblent pour faire du manuel un discours politique sur la grandeur de la France, et non une analyse géographique de ce qu’est la France… Il est alors clair que le parti pris du manuel d’histoire a été malheureusement suivi dans ce « manuel » de géographie qui n’est qu’un essai politique militant, cherchant à séduire des nostalgiques de « l’école d’antan » (celle qui n’a jamais existé que dans des fantasmes, mais ces fantasmes semblent tenaces) et de la « géographie encyclopédique » qui fait accumuler des connaissances qui ennuyaient les élèves que nous étions et qui a créé une image si négative de la géographie scolaire… En tout cas, il ne semble pas prioritaire aux auteurs d’amener sereinement les élèves au brevet des collèges, les pages étant de plus en plus éloignées des enjeux du programme…
Dommage de ne pas appeler un chat, un chat : cet ouvrage est un condensé de fiches parascolaires (et non un manuel) qui flirte avec une nostalgie militante de « l’école d’antan ». Il pourrait trouver sa place s’il n’était pas vendu, avec beaucoup d’arrogance et de mépris pour les éditeurs et auteurs des vrais manuels scolaires, pour ce qu’il n’est pas. Mais un tel discours agressif n’est pas signe de la plus grande honnêteté intellectuelle…