Christian de Perthuis, économiste du climat est connu pour les nombreux livres qu’il a consacrés à l’urgence climatique. Lecteur et commentateur attentif des rapports du Giec depuis une rencontre décisive avec Jean Jouzel, impliqué dans des rencontres avec les acteurs majeurs de l’économie mondiale, il anime actuellement un master d’économie du climat à Paris-Dauphine.
Antoine de Ravignan, journaliste à Alternatives Economiques s’entretient avec lui à propos de son dernier livre : « Covid-19 et réchauffement climatique ».
Bien écouter les climatologues et bien connaitre les contraintes du passé
AdR : la pandémie a entrainé une récession économique mondiale, accompagnée d’une casse sociale dont on ne mesure pas encore les effets les plus catastrophiques. Il a parallèlement entrainé une chute historique des émissions de CO2. Est-ce que à votre avis quelque chose est en train de changer ou est-ce que l’histoire va repasser les mêmes plats ?
L’histoire du climat est fondamentale
Pourquoi et comment l’économiste du climat que vous êtes devenu s’intéresse moins aux aspects techniques qu’à l’histoire du climat pour que ça change ?
CdP : J’ai rencontré des climatologues, et notamment en 2002, Jean Jouzel. A l’époque je regardais l’environnement avec une certaine ironie et ça m’a bousculé dans mes représentations. L’économie est à l’intérieur de la question climatique et j’ai fait l’effort de me tenir au courant de ce que dit la science du climat. Tout le monde en parle mais sommes-nous correctement informés ? Les économistes du climat sont obsédés par les scénarii prospectifs. Essayons plutôt de comprendre comment l’histoire du climat s’est faite. Jean Jouzel a fait de la paléo-climatologie pendant une grande partie de sa vie.
AdR : les seules inflexions dans l’histoire contemporaine à la montée inexorable des émissions de CO2 ont été la crise de 2008 (mais très peu) et celle du Covid (réellement significative). Quelle analyse en faites vous ?
La courbe de la déforestation
CdP : 2 courbes à regarder attentivement, celle liée à la déforestation et celle des émissions de CO2. La 1ère, c’est 5 Gigatonnes par an. Ce qui change ce sont les lieux de déforestation : au 19e, les Etats-Unis avec la conquête de l’Ouest pour faire de l’élevage ou de la culture. L’Europe, c’était d’abord au Moyen-Age, puis après 1950 la forêt tempérée recommence sont expansion ; c’est alors la forêt tropicale qui prend le relais avec les besoins culturaux.
La courbe du CO2
Pour la courbe de CO2, le phénomène majeur est l’extraction fossile, avec une logique de l’addition : de la biomasse jusqu’en 1850 au charbon de l’âge industriel, puis au pétrole et au gaz naturel. Il s’agit aujourd’hui de sortir massivement et rapidement des 3 énergies fossiles, ce qui n’a jamais été fait. Si on regarde les zones géo et les niveaux de développement, l’Europe a connu son pic d’ émissions de CO2 vers 1980 ; depuis 2005, la décrue s’est accentuée avec l’augmentation du prix du pétrole. Le monde soviétique : en 1990, c’est l’écroulement du pic d’émission et la réorganisation économique sur des bases d’économie de marché (-30%.). C’est en 2009 que les EU connaissent leur pic d’émissions dues au charbon (mais quid du gaz de schiste ?). Et Trump n’a pas rouvert les mines de charbon…
Le virus, un mal pour un bien
2019 : le virus réussit ce que personne n’avait réussi.
Europe
La question actuelle, c’est le rythme de la baisse, avec un écart entre 30 et 60% à l’horizon de 2040.
Amérique du Nord
Pas de déclaration officielle que l’on va décarbonner comme les majors européennes comme Total et Shell. Pendant ce temps, Exxon, 1ère capitalisation pendant 30 ans, sort de la bourse…
Asie
Les pays émergents (pour l’essentiel Chine -Inde). Il y a un débat important sur les centrales à charbon en Chine, les vieux communistes freinent, c’est beaucoup une question générationelle (un peu comme le corps des mines chez nous..). Elle est de très loin le 1er producteur solaire, elle va le devenir pour l’éolien. L’Inde, c’est plus compliqué.
Les PMA africains
Les « progrès » technologiques étant très faibles en Afrique subsaharienne, ces pays peuvent « bypasser » les techniques lourdes : Les mini grids font faire des progrès notamment dans l’électrification rurale. Plus problématique est la mobilité entravée par les frontières, les mauvaises routes et les contrôles et surtout la cuisson sur les foyers ouverts générant de l’oxyde d’azote (3M de décès par an selon l’OMS) et empêchant les enfants d’aller à l’école qui est un enjeu environnemental majeur.
AdR : Quand même ! Si le Giec nous dit que pour ne pas dépasser les 2° à la fin du siècle, il faut baisser les émissions de 5% tous les ans, ça sera difficile…
CdP : Attention, le Giec n’a fixé aucun objectif. La différence 1,5 / 2% permet des scenarii. Le Giec dit que ce n’est pas pareil et aussi que l’écart est considérable. A l’heure actuelle c’est entre 1 et 1,1 en moyenne et déjà 1,5 sur les continents. Le problème c’est que le public s’imagine que c’est la même chose quand la température augmente ponctuellement dans tel ou tel endroit du globe…
Accélérer « incroyablement » la transition
Comment ? Les facteurs importants : le Covid nous oblige à réagir avec des ajustements : sur la mobilité, l’accélération de l’économie numérique, la forme de la mondialisation qu’on a connues à cause des chaines de valeur internationales, le changement des structures des flux de transports (les croisières avec des paquebots géants, par ex.).
Taxer le CO2
Produire l’hydrogène, aujourd’hui à 85% c’est via les fossiles. Vous mettez du CO2 à 100€ la tonne, c’est bon. Sur le biologie du vivant : on a fait la révolution pasteurienne et on a cru les épidémies disparues. Or les épidémies depuis 45 viennent du monde animal et du franchissement de la barrière inter-espèces, parce que nous traitons mal la nature : déforestation de systèmes forestiers tropicaux, commerce des animaux sauvages, élevages concentrationnaires.
Le covid, Un mal pour un bien…
Un appel à la créativité et à la collaboration du plus grand nombre
AdR : Oui mais, c’est du jamais vu, cette transition !
Etre créatif
CdP : Ça fait du sens et il faut être imaginatif : la Suède taxe le CO2 à 126€ la tonne… Les jeunes sont créatifs. Il va falloir transformer et investir et le système (capitaliste) sait faire. Le pb c’est de désinvestir dans les énergies fossiles avec un coup de reconversion également pour le capital humain. Là, ce sont les Etats qui peuvent réguler.
JAE : Ce coût, comment le financer ?
CdP : En combinant des instruments réglementaires (des normes) avec une réforme fiscale et de la redistribution. Au niveau international, on fait croire que les pays émergents ne sont pas prêts. Ce sont surtout les pays producteurs d’énergies fossiles qui posent problème.
Questions du public :
Q1 : Le télétravail, une fausse bonne solution énergétivore ?
Le numérique c’est 11% de consommation énergétique : serveurs, réseaux, installations finales, chacun pour 1/3, soit 3,5% des émissions mondiales de CO2. Les transports, c’est 20%. C’est donc positif, d’autant que le secteur électrique est plus facilement décarbonable que les transports.
Q2 : Pourquoi pas instaurer des quotas individuels ?
L’idée est très intéressante, mais c’est vicieux en pratique. 2 systèmes sont envisageables : en aval, avecles citoyens et en amont, avec les producteurs d’énergie. Mais comment faire pour négocier ça ? En aval, la question des fraudes individuelles à grande échelle se pose. Et en amont, on est très loin d’avoir les outils de mesure fiables.
Les autres énergies (solaire, etc.) ou matières premières (terres rares, etc.) ne vont-elles pas à leur tour poser des problèmes environnementaux ?
Q4 : Et quid de la décroissance ?
En gros, il y a 3 leviers : la substitution, l’efficacité et la sobriété énergétiques.
Le premier s’accélère avec les effets d’échelle et la baisse des prix.
Le second, c’est améliorer les réseaux numériques et éduquer au gaspillage (les vidéos !). Attention, plus on est efficace plus les prix baissent, ce qui génère un effet rebond !
Le troisième, c’est la sobriété. Essentiel, mais on sait mal faire. Un espoir, les jeunes apprennent vite. Exemple, le logement : il faudrait stopper l’augmentation du m2 par habitant, surtout pour les générations seniors qui ont vu leurs enfants quitter le foyer familial…