« C’est en 1941, avec la création du Commissariat général aux questions juives (GGQJ), que la France collaborationniste se dote, selon l’expression de l’historien Laurent Joly, d’un « ministère de l’antisémitisme ». La législation se précise pour poursuivre une répression amorcée dès les débuts de l’occupation allemande. Mais sans la participation de certains Français, volontaires notamment pour la fonction d’administrateur provisoire, aurait-elle été aussi efficace ? »
La seconde table ronde proposée le dimanche 7 février 2021 fut donc consacrée à la création du Commissariat général aux questions juives (CGQJ) créé le 29 mars 1941 alors que le dispositif législatif encadrant la persécution des juifs en France est en place depuis 1940. Mais l’année 1941 constitue un tournant avec la mise en place de cet organisme administratif. Seront évoquées ses attributions, ses missions et une sociologie de ses administrateurs, qui sont très nombreux, ainsi que la manière dont s’est passée la mise en œuvre par ces derniers de l’aryanisation économique en France. La table ronde, introduite par Pauline Dubuisson, réunissait :
–Laurent Joly, directeur de recherches au CNRS, Centre de recherches historiques, EHESS. Il a publié récemment L’État contre les juifs, Vichy les nazis et la persécution antisémite 1940 – 1944, il est aussi auteur de l’ouvrage de référence sur le CGQJ : Vichy dans la « solution finale », histoire du Commissariat aux questions juives 1941 – 1944 publié aux éditions Grasset en 2006 et issu de sa thèse. Il est auteur de nombreux ouvrages et articles sur cette question,
–Tal Bruttmann, historien, qui a publié de nombreux ouvrages dont certains en coopération avec Laurent Joly. On peut citer notamment La logique des bourreaux 1943-1944 publié chez Hachette en 2003, Au bureau des affaires juives, l’administration française et l’application de la législation antisémite (1940-1944) aux éditions de La Découverte en 2006, « Aryanisation » économique et spoliations en Isère (1940-1944) en 2010 aux Presses universitaires de Grenoble. Il a codirigé le colloque puis la publication aux éditions du Seuil en 2012 Pour une micro histoire de la Shoah[1]. Il est un intervenant régulier au Mémorial de la Shoah,
–David Guilbaud, doctorant à l’EHESS ; il travaille actuellement sous la direction de Laurent Joly à une thèse intitulée : Les agents de la spoliation. Prosopographie des administrateurs provisoires de biens et entreprises « juifs » (1940-1944).
La table ronde est animée par Alexandre Doulut, historien de l’Université Paris 1. Il a rédigé de nombreux articles et ouvrages sur l’histoire de la Shoah et notamment 1945, les rescapés juifs d’Auschwitz témoignent, publié avec Sandrine Labeau et Serge Klarsfeld. Il termine actuellement une thèse intitulée La Shoah en France, changement d’échelle, sous la direction de Denis Peschanski.
Alexandre Doulut revient sur le cycle de conférences consacrées à l’année 1941 proposé par le Mémorial. Ce choix est en effet assez original puisque dès lors que l’on aborde l’histoire de la Shoah en France, on évoque plutôt l’année 1942, cette dernière étant celle qui s’impose le plus. Or, note-t-il, durant l’année 1941, un ensemble de décisions, de mises en place administratives, de lois et d’organismes sont effectuées. Dans un premier temps, Laurent Joly fera une présentation du contexte de la création du CGQJ, puis Tal Bruttmann présentera une synthèse de ses travaux concernant les fichiers et notamment le recensement des juifs qu’il a particulièrement bien étudié. David Guilbaud clôturera la table ronde en revenant quant à lui sur une question intéressante et novatrice consacrée aux administrateurs provisoires, véritables chevilles ouvrières de la spoliation des juifs en France.
Laurent Joly prend la parole pour évoquer de son côté non pas des actions juridiques et très concrètes avec la spoliation des biens juifs par le Commissariat général aux questions juives, mais plutôt le contexte de sa création qui détermine ce que va être sa politique. Pour débuter, il procède au rappel de quelques évidences.
Tout d’abord, le CGQJ est une création franco-allemande pas si évidente que cela car, jusqu’en mars 1941, deux politiques coexistent en parallèle même si elles se déterminent l’une par rapport à l’autre. En effet, lorsqu’on voit que ce Vichy fait et ce que les Allemands font en zone occupée, c’est comme si les deux répondaient à des objectifs différents. D’un côté, Vichy a promulgué un statut des juifs. Les principales mesures visent à éliminer l’influence de ces derniers d’un point de vue politique et administratif en les écartant de fonctions soi-disant influentes (police, enseignement, magistrature…), ce qui représente au total 3000 personnes. Une politique d’internement administratif des réfugiés et des juifs étrangers est également mise en place[2]. De l’autre, en zone occupée, Les Allemands ont une politique qui se revendique de considérations sécuritaires. Cette position leur permet d’ailleurs de contourner la convention de La Haye puisque cette dernière ne permet pas à l’occupant de s’en prendre à des populations pour des raisons religieuses. Par conséquent, le retour des juifs partis en zone libre est interdit, les personnes et les biens sont recensés. On les identifie, leurs pièces d’identité sont marquées ainsi que les magasins (par une affiche jaune) puis, une spoliation qui ne dit pas son nom a lieu. Le printemps 1941 constitue à cet égard-là un tournant.
Que se passe-t-il au début de cette année-là pour qu’on arrive à la création de ce grand « ministère de l’antisémitisme » qui va s’appeler le Commissariat général aux questions juives ? Deux logiques sont observables :
– La logique de la « solution finale » qui est planifiée depuis plusieurs mois par les services compétents : au sein de l’Office central de sécurité du Reich (Le Reichssicherheitshauptamt) existe un service des affaires juives où des individus comme Adolf Eichmann, Heydrich et les délégués implantés un peu partout en Europe, planifient le moment où on pourra mettre en œuvre véritablement la « solution finale ». Cette dernière ne consiste cependant pas encore en l’assassinat systématique des juifs mais plutôt à trouver une zone quelque part où on les mettra et où ils sont amenés à disparaître à terme. Le délégué d’Eichmann en France Theodor Dannecker, véritable spécialiste, avait déjà été envoyé en Pologne pour prospecter dans cette perspective. Il continue donc ce travail en France et élabore un plan le 21 janvier 1941 qui découle lui-même d’un autre plan qui avait été rédigé par Heydrich et qui vise à préparer cette vaste politique de refoulement des juifs.
Ce plan se base sur la volonté du Führer : la question juive devra être amenée après la guerre vers une solution définitive dans les parties de l’Europe dominées ou contrôlées par l’Allemagne. Pour ce faire, en France, il faut donc préparer les étapes qui vont véritablement séparer les juifs du reste de la population. Dans cette optique, il faut un opérateur unique qui permette vraiment d’aller plus en avant dans cette politique allemande. Ce sont les Français qui en seront les responsables. Dannecker envisage un grand ministère qui engloberait des services préexistants comme le Service des affaires juives de la préfecture de police de Paris, mais il imagine aussi un institut des questions juives. Il pense à un organisme global à la fois policier, administratif et de propagande qui s’occuperait donc de l’aryanisation économique, des camps de concentration, d’une association obligatoire des juifs. Il imagine un ensemble qui chapeaute le tout. Dannecker élabore ce plan, en discute avec ses supérieurs de la police SS, comme Helmut Knochen, les responsables de l’administration militaire allemande (car ce sont eux qui ont vraiment le pouvoir effectif). Ils tombent d’accord sur un point : il faut aiguillonner Vichy et laisser l’administration française créer cette administration. Les Allemands voient dans cette façon de procéder un avantage non négligeable : en se contentant de proposer et en n’étant pas directement à la manœuvre, ils ne heurteront pas l’opinion publique française qui est susceptible de réagir. L’ambassadeur allemand Otto Abetz, qui négocie directement avec le gouvernement français, donne un avis favorable au projet le 14 février 1941. Le 28 février 1941, une réunion est organisée afin de commencer à organiser cette administration. À ce moment-là, les Allemands s’imaginent que cela va aller aussi vite.
-Vichy a aussi sa logique : celle de la collaboration initiée en octobre 1940 avec Montoire et la politique de Pierre Laval. Mais ce dernier est renvoyé le 13 décembre 1940. En effet, l’entourage de Pétain s’est rendu compte que la poignée de main a été mal perçue dans l’opinion française. Par conséquent, Laval a été sacrifié. On considère qu’il est allé trop loin et que cela pouvait entacher l’image du maréchal Pétain. Par conséquent, la collaboration se fera sans Laval mais les Allemands le prennent très mal.
L’Amiral Darlan devient le nouvel homme fort du gouvernement qui, dès le mois de décembre 1940, essaie de rabibocher Vichy avec les Allemands. Cela donne lieu notamment à la rencontre pathétique dans le train près de Beauvais le 25 décembre 1940. Darlan essaie de justifier le renvoi de Pierre Laval tout en promettant que la politique de Vichy de collaboration se poursuivra. Pour cela, il est prêt à donner des gages. Mais, tout en tentant d’avancer ses pions, il n’a, à ce moment aucune fonction d’importance, il n’est que secrétaire d’état à la Marine. Début février 1941, il est enfin nommé Vice-Président du Conseil et remplace Pierre Laval. Les Allemands acceptent enfin qu’il y ait un successeur à ce dernier, Ribbentrop décide de laisser faire. Le 5 mars 1941, un dîner est organisé à Paris entre Abetz et Darlan. Or, c’est la première fois depuis la rencontre de décembre 1940 qu’un dirigeant de Vichy, reconnu par les Allemands, a une discussion avec un représentant allemand. Le principal sujet de la conversation est consacré à la création d’un office central juif, autrement dit le futur Commissariat général aux questions juives. Cette discussion revêt une importance particulière car pour la première fois, Vichy est mis au courant des plans des nazis, puisqu’Otto Abetz dit clairement à Darlan que la politique nazie consiste à débarrasser l’Europe des juifs ; il exprime en même temps et clairement la volonté d’y associer la France occupée. Darlan est en accord avec cette politique mais lui interprète ces propos comme une politique qui va permettre à Vichy de se débarrasser des dizaines de milliers de juifs qui sont internés en zone libre depuis la loi d’octobre 1940. Par conséquent, Vichy est parfaitement au courant des plans nazis et accepte de s’y associer, en étant d’accord sur les éléments de base présentés, c’est-à-dire une politique d’exclusion, de persécution et de spoliation qui va être densifiée et systématisée. Or justement, c’est à cela que le Commissariat général aux questions juives va précisément servir.
Mais il n’est pas question dans l’esprit de Darlan de confier cette structure à l’administration française classique, et d’ailleurs, cela n’est pas possible au vu de l’organisation de l’administration française, par exemple de lui confier le service des affaires juives de la préfecture de Police de Paris. Même lors de la création de la Police nationale en 1941, il n’est pas question de toucher à l’indépendance de la préfecture de Police de Paris qui, historiquement créée par Napoléon, est en elle-même un état dans l’État. Il n’est donc pas possible que le Commissariat aux questions juives absorbe un service qui dépend de la préfecture de Police de Paris, d’autant qu’à l’époque, le préfet de Police de Paris est quasiment tout aussi important que le ministre de l’Intérieur. Par conséquent, un ministère administratif, appelé Commissariat général aux questions juives, est créé. Très rapidement après le dîner du 5 mars, le 8 mars 1941, le Conseil des ministres annonce sa création, annonce relayée par la presse. La loi, datée du 29 mars, paraît au Journal Officiel le 31 mars 1941.
Mais il faut trouver un titulaire pour diriger cette administration et délimiter le périmètre de ses pouvoirs. Les services de la vice-présidence du conseil et des juristes autour de Darlan s’en chargent. En ce qui concerne le commissaire, les Allemands ont une liste de noms et de personnalités issus de la Collaboration. Ils avaient en premier lieu pensé à Louis Darquier de Pellepoix, mais aussi à Marcel Bucard, futur dirigeant collaborationniste qui avait créé le Parti franciste, mais aussi à l’écrivain Louis-Ferdinand Céline, Jacques Doriot, ou encore George Montandon, théoricien du racisme …. Mais Vichy impose Xavier Vallat, ce qui est une façon de rester souverain sur ce terrain de la nomination. Or, Vallat passe pour être anti-Allemand, comme l’illustre son renvoi de son poste de secrétaire général aux anciens combattants parce que justement, et très clairement, il ne plaît pas aux Allemands. En patriote affirmé, il avait fondé la Légion française des combattants en affichant la volonté qu’elle se développe non seulement en zone occupée mais aussi en Alsace-Moselle, ce qui était une illusion en soi, mais ce n’était pas la seule chez lui (c’est ce qui fera de lui un très bon auxiliaire de la politique nazie). Bon gré mal gré, Les Allemands finissent par accepter ce choix sur la base d’une idée théorisée par Otto Abetz et les chefs de l’administration des services civils de l’administration militaire : à partir du moment où l’outil est créé, ils pourront l’utiliser car l’important est que l’outil soit créé. Xavier Vallat n’est certes pas la personnalité la plus souhaitable mais ils feront avec dans un premier temps. Mais à la lecture de la loi du 29 mars 1941, cet outil ne paraît pas avoir beaucoup de pouvoirs mais le Commissariat aux questions juives en a au moins un qui est décisif : celui de proposer au gouvernement toute nouvelle mesure contre les juifs.
À partir de mars 1941, sont donc opérationnels un outil (le CGQJ) et un acteur (Xavier Vallat). Ce dernier est un homme politique expérimenté qui a été avocat, député pendant une quinzaine d’années sous la IIIème République, et présent dans différentes commissions parlementaires. Par conséquent, puisqu’il connaît les lois et sait faire le droit il va donc pouvoir systématiser une politique antisémite… Ce qui se passe justement en 1941.
Dans le même temps, une politique relativement similaire se met en place avec quelques variantes. Ainsi, un recensement ainsi qu’une spoliation sont réalisés dans les deux zones. Une dynamique qui fait interagir les deux zones est observable en 1941, précisément dans le cadre de la création du CGQJ qui constitue un véritable tournant. En effet, au-delà de la création de cette administration, l’idée que la France va jouer sa part dans la « solution finale » de la question juive est présente. Le projet est clairement annoncé à Darlan mais aussi à Vallat lors de ses premiers entretiens avec les responsables allemands à Paris. Or, Vallat et Darlan interprètent cette politique comme un moyen de se débarrasser des juifs perçus comme une « pègre indésirable », des individus qui sont venus et ont envahi la France[3]. Désormais, une politique convergente existe entre la France et l’Allemagne mais qui se limite dans l’esprit de Vichy aux juifs étrangers. L’attitude et l’argumentation de Darlan auprès de son ami le Pasteur Boegner, choqué par la création de ce Commissariat, est explicite : il se justifie en expliquant à Boegner qu’il s’agit de sauver les juifs français. Ce même prétexte sera utilisé en 1942. On sacrifie les étrangers sur l’autel de la Collaboration en mettant en place une politique antisémite autochtone, basée sur l’exclusion des juifs et la persécution et la volonté de se débarrasser massivement des juifs étrangers, au prétexte de sauver les juifs français. C’est de cette rencontre d’intérêt que ce noue tout le cœur de la politique antisémite française vis-à-vis des juifs à partir du printemps 1941 et qu’incarne la création du CGQJ.
Après ce rappel chronologique du contexte dans lequel est né le Commissariat général aux questions juives, c’est au tour de Tal Bruttmann d’intervenir. Il souhaite insister en introduction sur un aspect. Lorsque le CGQJ est créé, il est une administration spécialisée : c’est le ministère dédié à l’antisémitisme. Mais sa création intervient relativement tard par rapport à la mise en œuvre de la politique antisémite. En effet, lorsqu’on reprend la chronologie, les premières lois arrivent très tôt dans la chronologie de Vichy puisque les premières lois explicitement antisémites datent d’octobre 1940 et, avant même sa première loi spécifique antisémite, on observe tout un ensemble de mesures qui viennent irriguer un antisémitisme d’État qui n’est pas encore assumé. Mais il y a un autre élément sur lequel il faut insister et qui découle de ce constat : toute la première phase d’exclusion et d’isolement des juifs étrangers (notamment avec la loi sur l’internement des juifs étrangers datée du 4 octobre 1940) a été mise en œuvre par les administrations traditionnelles, c’est à dire l’Intérieur, la Justice, l’Économie et les finances… Autrement dit, et Laurent Joly l’a rappelé concernant la loi du 29 mars 1941 qui crée le CGQJ, ce dernier va avoir un rôle qui est paradoxalement contraire à la représentation que l’on s’en fait, un rôle relativement limité en matière de politique antisémite.
Pour faire la liaison avec ce que Laurent Joly expliquait, lors des grandes rafles de l’été 1942, le CGQJ ne joue aucun rôle à la marge en termes d’arrestations, ces dernières étant à la charge de l’Intérieur tandis que l’organisation matérielle et logistique de l’opération est à la charge du ministère de l’économie et des finances et des préfectures. Certes, le CGQJ, à juste raison, est devenu un des symboles de l’antisémitisme d’État de Vichy ; pourtant, il n’en est que l’un des acteurs qui a initialement, par la loi du 29 mars 1941, une double mission. Laurent Joly a évoqué la première face de cette mission, à savoir être un think tank de l’antisémitisme qui pense les prochaines mesures antisémites. La deuxième face consiste à régler la question des spoliations qui est prévue dès sa création en mars 1941. Par conséquent, le double jeu permanent de Vichy (et qui est repris jusqu’à nos jours) consiste à dire selon ses interlocuteurs (sauf les Allemands) qu’il s’agit de sauver les juifs français, mais cela n’a jamais été un objet poursuivi par Vichy au-delà d’un effet de manche de propagande. On peut multiplier les exemples le démontrant mais ici la politique de spoliation sera seulement évoquée.
Qui est visé par la politique de spoliation qui est mise en œuvre à partir de l’été 1941 ? La première cible est représentée par les juifs français qui vont être massivement dépossédés puisque l’immense majorité des juifs étrangers qui ont trouvé refuge en France, essentiellement durant l’entre-deux-guerres et plus particulièrement à partir du milieu des années 30, sont des individus qui sont arrivés dépourvus de tout et qui occupent des postes économiques relativement modestes. Le grand pan de la spoliation vise la population juive française, celle-là même que Darlan prétend vouloir protéger auprès du pasteur Boegner.
Plusieurs autres éléments concernant la manière dont a été créé le CGQJ, administration créée ex nihilo avec des spécialistes de l’antisémitisme et c’est aussi en ce sens qu’il s’agit d’une administration spécialisée. Le ministère de l’Intérieur, la justice ne sont pas constitués d’individus formés en matière d’antisémitisme ; ils en ignorent tout ou presque du point de vue idéologique (mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’antisémites dans ces deux ministères). En effet, ce sont des ministères traditionnels, qui ont été créés sous la Troisième République, qui ont servi cette dernière et qui n’ont pas une mission spécialisée en matière d’antisémitisme. A l’inverse, tous les cadres, sauf exception, qui vont être recrutés au CGQJ sont des hommes antisémites purs et durs, et Laurent Joly a rappelé d’ailleurs à juste titre que, parmi les candidats potentiels à sa direction, il y avait initialement Doriot et Louis-Ferdinand Céline, par exemple, autrement dit la fine fleur ultra collaborationniste et antisémite. Ceci démontre que l’on est très éloigné d’une administration traditionnelle puisqu’on imagine qu’on peut y mettre n’importe quel individu, pourvu qu’il soit non pas un (haut) fonctionnaire mais un antisémite zélé. Quand nous regardons qui ont été les cadres, nous voyons, par exemple des hommes au sein du CGQJ qui s’illustrent aussi dans la Milice. Deux exemples éloquents peuvent être invoqués :
-Fontaine qui est le responsable du CGQJ à Montpellier et qui devient l’un des principaux chefs de la Milice,
-et Joseph Lécussan responsable du CGQJ à Toulouse, qui devient le chef de la Milice pour la région de Lyon, autrement connu pour être aussi l’assassin de Victor et Hélène Basch.
Tal Bruttmann démontre ainsi que l’on a affaire à des antisémites purs et durs. En revanche, la question est un peu plus complexe en ce qui concerne les personnels subalternes, notamment la cohorte de secrétaires, hommes et femmes qui sont employés par le CGQJ. Quand on s’y intéresse, on se rend compte qu’il y a un mélange de gens de bonne foi, qui viennent prendre un boulot sans être particulièrement profilés, et d’autres qui sont chaudement recommandés, comme par exemple l’ancienne secrétaire de l’aviateur Jean Mermoz à Lyon. Mais une très grande porosité est observable, comme le montre le cas de Paul Touvier. En effet, au moment de son procès, a été évoqué à plusieurs reprises le fait que ce dernier a régulièrement utilisé les biens juifs à Lyon. Il a occupé et/ou pillé des appartements et des entreprises appartenant à des juifs. Mais une question n’a pas été posée lors du procès : « comment avait-il connaissance de ses biens ? » En effet, pour les piller, il fallait bien être en mesure de les identifier. Or, Touvier avait comme amie une secrétaire du CGQJ de Lyon qui le fournissait en information sur les biens à piller qui appartenaient aux juifs de Lyon et des environs. Le CGQJ n’est donc pas une administration comme une autre d’un point de vue idéologique.
L’autre point intéressant en revanche, qui montre bien comment en histoire parfois les sources sont mal utilisées voire parfois mal comprises est que lorsque le CGQJ a été créé, il a été tout de suite bien accepté par les administrations traditionnelles. En effet, lors de sa mise en place, l’Intérieur comme les Finances et la Justice ont facilité le travail de ses premiers employés. Ainsi, lorsque le recensement de l’été 1941 est réalisé, le préfet de l’Isère le fait établir en trois exemplaires alors que sa mission était de ne l’établir qu’en un seul exemplaire destiné au ministère de l’Intérieur. Le préfet décide lui d’en faire trois : un pour lui, un pour l’Intérieur et un dernier pour le CGQG. Ce préfet est ultra zélé, ce qui démontre à quel point d’une part la mission du commissariat est largement acceptée par les administrations traditionnelles, et d’autre part que l’antisémitisme est accepté par une grande partie de la fonction publique traditionnelle. Mais le CGQJ se considère comme étant le seul ministère authentiquement antisémite. Selon son point de vue, lui seul sait faire le travail en matière d’antisémitisme là où les autres ne seraient pas authentiquement antisémites. Autrement dit, selon Tal Bruttmann, nous avons affaire à des ultras, voire même à des excités de l’antisémitisme qui, en réalité, ne comprennent pas le fonctionnement et les normes des administrations traditionnelles. Cette situation donne d’ailleurs régulièrement lieu à des rapports provenant de cadres du CGQJ qui expliquent que tel ou tel commissaire, préfet ou responsable de préfecture n’est absolument pas antisémite parce qu’il refuse la mise en œuvre des mesures que le CGQJ entend, lui, mettre en œuvre. En réalité, les fonctionnaires traditionnels respectent les cadres classiques des administrations alors que le personnel du CGQJ en est incapable car, justement ils ne sont pas de véritables fonctionnaires. Le meilleur exemple le démontrant est le fameux recensement de l’été 1941, ce dernier faisant partie du premier train de lois auquel le CGQJ va être directement mêlé, voire même va en être le commanditaire et le promoteur. Le 2 juin 1941 est promulgué le second statut des juifs qui vient notamment interdire tout un ensemble de postes dans le privé aux juifs[4]. En plus, ce même 2 juin, est aussi promulguée la loi obligeant les juifs à se faire recenser sous peine de prison ou d’amende. Or, ce recensement est un vieux voeu des antisémites de tradition française. Ils veulent savoir combien il y a de juifs en France, puisqu’on l’ignore depuis 1872.
En effet, depuis cette époque, il n’y a pas eu de recensement tenant compte de la religion en France et ils veulent par ce biais mettre au jour la mainmise des juifs sur l’économie nationale. Et c’est là la grande différence avec le premier recensement qui a été fait à Paris à l’instigation des Allemands en octobre 1940 et qui a abouti à la création du fameux fichier Tulard[5] . Or, ce dernier est un fichier de contrôle de la population juive parisienne, alors que le recensement voulu par Xavier Vallat a pour objectif avant tout d’identifier les biens. En fait, on identifie les personnes pour trouver leurs biens. Vallat en est le commanditaire mais la réalisation du recensement est effectuée par les administrations les plus traditionnelles de France : les mairies. Les juifs doivent aller se déclarer auprès des mairies de la commune de résidence (ou alors les commissariats pour les communes qui en ont un). Puis les bulletins qui sont remplis par les chefs de famille sont ensuite transférés vers les préfectures. De là, les employés de préfecture sont chargés de mettre en fiche l’ensemble des informations puis le tout est envoyé à Vichy où doit être créé tout un ensemble de fichiers centraux. Il s’agit là de l’opération telle qu’elle a été pensée par le CGQG et telle qu’elle a été réalisée. Mais si on se place du point de vue du bourreau et du persécuteur, il va en réalité être très mal pensé pour tout un ensemble de raisons et notamment une centrale : une fois qu’un juif se déclare, il peut déménager, mais il n’est plus tenu de se déclarer. Le recensement n’a donc pas de fiabilité en termes de contrôle de population, ce qui va poser d’énormes problèmes pour le CGQJ et pour les autres services. On va avoir une démultiplication des opérations d’identification des juifs jusqu’en 1944, ce qui illustre aussi cette réalité-là : on a affaire à une administration d’excités qui veulent tout de suite savoir combien il y a de juifs en France, mais en s’y prenant mal. Mais si les juifs vont se déclarer en très grande majorité et là on touche du doigt à tout un ensemble de problèmes qui touchent à la fois à l’histoire et à la mémoire : Combien de juifs se sont déclarés ? Jusqu’à aujourd’hui, l’historien a d’énormes problèmes pour connaître les résultats de ce recensement car :
-d’une part il y a eu énormément de pertes documentaires, les archives ont très largement disparu,
-d’autre part, la redécouverte ou en tout cas la découverte d’un fichier qui était appelé le fichier juif [6] a donné lieu à la réalisation d’un rapport commandé par l’État, rapport très problématique puisqu’il contient énormément d’erreurs, notamment en matière de compréhension des documents. Un simple exemple le démontre : le rapport du service national de la statistique donne 110 000 déclarations qui sont interprétées comme correspondant à 110 000 juifs déclarés. Or, ce sont les chefs de famille qui se déclarent. Autrement dit, une déclaration correspond non pas à une mais à plusieurs personnes. De plus, ce rapport n’a jamais été en mesure d’établir ce qu’est devenu ce fameux fichier central. On ignore jusqu’à aujourd’hui, ce qui est assez étonnant, ce qu’est devenu cet ensemble constitué de centaines de milliers de fiches puisque chaque personne avait quatre fiches à son nom, soit environ 170 000 fiches pour la métropole. D’autre part, le recensement a été réalisé pour l’Algérie et les territoires de l’empire. Donc, Xavier Vallat donne un chiffre global de 700 000 juifs en France, tous territoires confondus fin 1941, ce qui donne une idée de l’ampleur de l’opération qui a été réalisée. Mais ces fichiers ont disparu.
Pour conclure et servir de transition à David Guilbaud, qui va évoquer plus précisément la question de l’aryanisation, Tal Bruttmann signale que cette dernière a été la grande réalisation du CGQG; c’était sa principale mission, même si elle en a rempli d’autres. Entre le moment où la loi 22 juillet 1941 est promulguée et le moment où intervient la Libération, la quasi-totalité, pour ne pas dire tous les biens juifs identifiés, ont été placés sous administrateurs provisoires. Tal Bruttmann nous soumet quelques remarques montrant d’ailleurs combien là aussi les choses sont mal comprises ou soumises à l’héritage de la langue de Vichy, avec deux exemples précis :
-Le premier est la notion de « biens juifs » qui en réalité n’existent pas puisqu’aucun bien a été voir un rabbin pour se faire convertir au judaïsme. Il y a des biens qui appartiennent aux juifs. Mais dans la vision antisémite, d’abord des nazis et ensuite, d’à peu près tous les états d’Europe qui ont collaboré avec le troisième Reich, Vichy compris, on a cette idée que le juif pollue le bien qu’il possède et qu’il faut donc le déjudaïser. C’est le terme utilisé par les nazis, d’où la politique d’aryanisation (« rendre aryen »). Le CGQG considère que l’aryanisation est achevée quand le bien a un nouveau propriétaire. C’est la vision du bourreau.
-L’aryanisation commence effectivement au moment où un administrateur provisoire est nommé, et que le ou la propriétaire légitime perd tout droit sur son bien. Quand nous lisons à nouveau soit les rapports du CGQG, soit certaines études d’après-guerre, on nous dit que l’aryanisation a touché 40 à 50 % des biens. En réalité, l’aryanisation a touché 100 % des biens identifiés, et c’est en cela que l’aryanisation a été un succès.
A partir du printemps 1944, le CGQG dans sa fonction première, devient une machine qui commence à tourner à vide puisque la quasi-totalité des biens ont été identifiés. Il n’y en a plus à identifier, et les enquêteurs du CGQJ passent leur temps à chercher des biens un peu partout dans des endroits totalement improbables, à la recherche également de juifs tout aussi improbables, qui auraient des fortunes colossales. Nous avons donc affaire à une administration qui est arrivée au bout de sa mission et qui essaie d’entretenir un travail qui est arrivé au bout. Cette situation montre que ce sont des fonctionnaires à la fois médiocres et zélés dans leur mission, c’est-à-dire traquer les juifs, les identifier et les déposséder.
Alexandre Doulut souligne de son côté que lorsque l’on est chercheur ou chercheuse, et que l’on commence ses recherches concernant la persécution des juifs en France, on est frappé par la profusion des archives des préfectures de police et de l’administration traditionnelle et en comparaison, finalement, l’inconsistance des archives du CGQG, sauf lorsqu’on s’intéresse à la question des spoliations.
Qui sont les administrateurs provisoires ? David Guilbaud revient sur cet aspect spécifique qui jusqu’à présent a été sous-traité par la recherche. Il rejoint Tal Bruttmann dans l’idée que l’on voit tout le zèle des agents du CGQJ pour, justement, mettre la pression sur les administrateurs provisoires qui ont pour mission de mener à bien du point de vue de l’occupant et de Vichy l’aryanisation, soit par la vente ou la liquidation du bien (selon sa valeur) ou de l’entreprise.
1941 est un aboutissement et cela vaut aussi pour le processus de domination des administrateurs provisoires. Cet ensemble se fait dans un chantier complètement vierge. En effet, il n’y a pas de disposition en droit français qui permet de nommer des administrateurs provisoires à des entreprises possédés par des juifs, gens qui rentrent désormais dans les critères fixés par la loi (le statut des juifs). Si nous retraçons les étapes de cet ensemble, assez tôt, nous avons d’abord une première ordonnance allemande le 20 mai 1940 qui permet la nomination, dans un premier temps de commissaires gérants dans les entreprises dont les dirigeants ont fui les hostilités. Donc, dans un premier temps, les Allemands ne ciblent pas nominativement les juifs. Les choses vont un peu plus loin le 27 septembre 1940 avec la première ordonnance allemande qui concerne les juifs. Elle prévoit que chaque entreprise juive doit poser une affiche jaune pour se signaler (cf capture d’écran). Mais pour le moment, il n’y a que cette ordonnance allemande qui ne vaut en plus que pour la zone occupée. Il n’y a pas en droit français de disposition équivalente pour l’ensemble du territoire, donc comprenant la zone sud. Il n’y a que la loi du 3 octobre 1940 portant statut des juifs qui exclut ces derniers d’un certain nombre de professions. Mais il n’y a pas de dispositions relatives à leur spoliation, à ce moment-là.
L’aryanisation et la spoliation en zone occupée commencent véritablement avec la seconde ordonnance du 18 octobre 1940, dont le champ d’application concerne toutes les entreprises dont les propriétaires sont juifs et qui, en plus, doivent être déclarées en préfecture avant le 31 octobre 1940. Par conséquent, cette ordonnance fait le lien avec l’ordonnance du 20 mai 1940 puisqu’elle permet la nomination de commissaires administrateurs en application des dispositions de l’ordonnance du printemps. Le lien est fait et, concrètement, les appelés qui sont nommés doivent retirer l’affiche jaune et la remplacer par une affiche rouge qui indique que désormais, la direction de l’entreprise est assurée par un commissaire gérant aryen nommé en application de l’ordonnance du 18 octobre. Donc, Vichy finalement est toujours dans cette logique de ne pas se laisser trop distancer non plus par les autorités allemandes dans la poursuite de la politique antijuive.
Quasi immédiatement, le 27 octobre, le général de La Laurencie, délégué général du gouvernement français auprès des autorités d’occupation, ordonne à tous les préfets de la zone occupée d’appliquer cette ordonnance allemande et, dans une circulaire qui arrive à la mi-décembre, il leur précise que les Allemands souhaitent que toutes les entreprises juives de la zone occupée soient pourvues d’un administrateur provisoire, avant la fin décembre 1940. Par conséquent, compte tenu de l’ampleur de la tâche (énormément d’entreprises sont concernées), les Allemands autorisent à la mi-décembre 1940 les préfets de la zone occupée à nommer directement les AP. On voit aussi comment cette volonté de Vichy de ne pas se laisser distancer conduit très activement finalement à se mettre dans la roue des autorités occupantes en faisant leur travail à leur place d’une certaine manière, en nommant directement les administrateurs provisoires.
Vichy n’a pas envie de se laisser distancer. Lorsque l’ordonnance du 18 octobre est publiée, Vichy décide de réagir et le 26 octobre 1940 paraît au Journal Officiel une loi qui, par ailleurs est antidatée au 10 septembre 1940. Elle permet désormais aux ministres chargés de la production industrielle de nommer un administrateur provisoire dans toute entreprise dont les dirigeants : « sont dans l’impossibilité d’exercer leurs fonctions ». Un administrateur provisoire peut être également nommé pour gérer les biens de toute personne qui est absente ou défaillante. Donc, d’un côté, Vichy va plus loin que les Allemands, puisque la loi permet potentiellement de s’en prendre aux biens des juifs et pas seulement à leurs entreprises, alors que les ordonnances allemandes prises jusqu’alors ne le permettent pas. Mais, pour l’instant, les textes de Vichy n’explicitent pas le fait que l’on cible les juifs. Les qualificatifs restent généraux. Quelques semaines plus tard, début décembre 1940, un service de contrôle des administrateurs provisoires (le SCAP) est créé auprès du ministère de la production industrielle, le CGQJ n’existe pas encore. Le SCAP n’est cependant compétent que dans la zone Nord puisque pour le moment l’interdiction pour les juifs de diriger une entreprise ne vaut que pour la zone occupée, la connexion avec les textes allemands n’étant pas encore réalisée. Par conséquent, il n’y a pas d’objet justifiant la création d’un SCAP pour la zone sud. Ainsi, fin 1940, nous avons donc deux cadres juridiques qui coexistent :
-d’un côté, en zone occupée, les Allemands ont commencé à nommer avec l’aide des préfets français des administrateurs provisoires pour toutes les entreprises juives,
-de l’autre, en zone sud, seule s’applique la loi française antidatée au 10 septembre 1940 mais qui ne cible pas spécifiquement les entreprises juives elles-mêmes.
Fin mars 1941, le CGQJ est créé et il est compétent pour toute la France, mais dans un premier temps, l’aryanisation des entreprises juives continue à ne concerner que la zone occupée. Puis le SCAP est rattaché au CGQJ en juin 1941. Il est chargé de nommer des administrateurs provisoires. Mais dans la mesure où car il n’y a toujours pas de texte français qui organise en droit français et dans tout le territoire la spoliation des entreprises juives, son action est limitée à la zone occupée où il est l’exécutant des ordonnances allemandes.
Avec la loi du 22 juillet 1941, la situation change puisque Vichy étend avec des dispositions de droit français cette politique de spoliation à l’ensemble de la France. Pour résumer, désormais, le CGQJ peut nommer un administrateur provisoire à toute entreprise, ou tout bien appartenant à des juifs, ce qui n’exclut pas par ailleurs qu’en zone occupée les Allemands continuent à nommer eux-mêmes. Donc, il y a une sorte de double nomination des administrateurs provisoires sur des affaires sur lesquelles ils souhaitent garder un œil ou un degré de contrôle plus poussé. Dans tous les cas, ces AP ont un rôle central car, comme le disait Tal Bruttmann, c’est aussi d’eux que dépend le caractère définitif ou pas de l’aryanisation, c’est-à-dire la liquidation ou la vente effective de l’entreprise qu’on aura passé sous leur contrôle. Donc, il est intéressant de s’intéresser à la manière dont ils ont exercé ce rôle et c’est d’autant plus intéressant que ce ne sont pas des agents de l’État français. Même s’ils sont nommés par arrêté ministériel, ils ne sont pas rémunérés directement par l’administration. Leur rémunération est prélevée sur l’entreprise administrée ou sur le produit de la vente de l’immeuble qu’ils ont réalisé. En plus, beaucoup continuent à occuper une activité professionnelle parallèlement à leur mission car, pour un grand nombre d’entre eux, ils n’ont finalement pas un très grand nombre d’affaires qui leur sont confiées (une à cinq affaires en général). Mais certains d’entre eux vont cependant en avoir un très grand nombre et de là, nous voyons qu’il existe différentes sortes d’administrateurs provisoires. Ces derniers, qui sont des personnes privées, ne sont pas pleinement autonomes vis-à-vis de l’État français puisque leur action est encadrée par les consignes du CGQJ, et par la supervision assurée par ses agents particulièrement zélés et qui entendent bien mener à bien cette politique de spoliation. Ils s’assurent que les aryanisations avancent rapidement et que l’administrateur provisoire remplit sa mission dans les meilleures conditions.
Pour résumer, nous avons affaire à des personnes privées chargées d’une mission de service public, notion aujourd’hui devenue courante de nos jours, mais qui à l’époque n’existait pas. Ils sont dotés à cette fin de prérogatives que l’on peut qualifier de puissance publique, ils sont l’incarnation dans une certaine mesure de l’autorité de l’État à l’égard des victimes de la spoliation. D’ailleurs, c’est ce qu’explique le directeur du SCAP dans une lettre qu’il adresse aux administrateurs au début de l’année 1941 où il affirme, invoquant un esprit de sacrifice, que leur mission a un caractère de service public, et qu’il s’agit là d’une tâche sévère et rude. On voit donc ici là aussi toute l’exigence qu’il y a à leur égard dans le discours de la part des autorités de Vichy.
Par conséquent, on peut se demander qui devient administrateur provisoire.
Lorsque l’on consulte les dossiers, et notamment ceux de province (de très nombreux dossiers existent pour le département de la Seine par exemple, à peu près 3000), on constate qu’il y a certaines filières. De manière générale, il y a beaucoup d’individus qui proviennent du droit. On note la présence d’experts-comptables, d’huissiers, mais aussi des greffiers de tribunaux de commerce ou des greffiers de justice de paix, beaucoup de notaires sont également présents. Nous avons aussi des anciens militaires, notamment poussés par le commissariat au reclassement des prisonniers de guerre rapatriés, car pour eux il s’agit aussi d’un moyen pour retrouver une forme d’activité et un revenu. Nous avons également les réfugiés de l’Alsace-Moselle qui a été annexée au Reich, et les réfugiés de la zone interdite qui n’ont plus le droit de revenir chez eux depuis juillet 1940. Beaucoup d’architectes, à qui on confie la tâche de gérer des biens immobiliers notamment, sont à relever ainsi que des commerçants (bouchers, coiffeurs…). Dans des petites communes, on confie à ces derniers la tâche d’aryaniser le commerce équivalent au leur, comme la boucherie ou le salon de coiffure appartenant à un juif. Donc, souvent, ces individus-là n’auront qu’une seule affaire à traiter. On trouve aussi des notables importants dans les petites communes comme le notaire du coin, c’est-à-dire la personne qui dispose d’une capacité juridique à accomplir cette mission qui n’est pas forcément simple d’un point de vue formel et procédural. Il n’est pas rare non plus de croiser des administrateurs qui sont maires de la commune. Dans ce cas, on a malgré tout l’impression que le maire est souvent désigné par nécessité parce qu’il n’y a personne d’autre et qu’il faut faire le travail et, par conséquent, en tant que premier magistrat de la commune, cette charge lui revient. On trouve aussi parfois de manière un peu plus surprenante de plus gros « poissons », comme un préfet ayant déjà une longue carrière derrière lui dans l’administration préfectorale[7] et qui, spontanément, s’est tourné vers le CGQJ pour dire qu’il aimerait bien aryaniser des affaires juives. On trouve également des histoires de famille comme un père et son fils, parfois deux frères, qui se succèdent. On trouve aussi des couples, où l’épouse reprend les affaires de son mari décédé.
Les femmes sont en effet présentes, certes en proportion assez limitée puisque sur l’ensemble du territoire elles sont environ 150 femmes selon les estimations mais ce n’est pas négligeable pour autant. Dans quelques cas, David Guilbaud a constaté chez certaines candidates des motivations idéologiques et il arrive que certaines aient un nombre assez élevé d’affaires à traiter. Mais souvent, ce sont des commerçantes qui, dans une petite commune, sont dans un secteur d’activité les rendant aptes à assurer l’aryanisation du bien visé. Cependant, David Guilbaud a remarqué une particularité : pour une raison encore inconnue du chercheur, on note une proportion de femmes étonnamment élevées parmi les administrateurs provisoires de certains départements comme le territoire de Belfort, le Doubs, le Jura, la Côte-d’Or où là, on atteint des ratios qui atteignent 25 à 30 % du total des administrateurs provisoires du département, ce qui n’a rien à voir avec les autres départements où la proportion de femmes ne dépasse pas les 1 ou 2 % du total des AP.
On peut aussi se demander au-delà de qui sont ces personnes pourquoi et quelles sont leurs motivations.
Tal Bruttmann a rappelé précédemment que tous les cadres du CGQJ étaient des antisémites patentés revendiqués et assumés. Or, cela est très différent pour les administrateurs provisoires qui semblent constituer une population beaucoup plus diverse. Par conséquent, nous ne sommes pas face à une armée homogène de quelques milliers d’antisémites acharnés qui poursuivraient leur tâche parce qu’ils seraient désireux d’en découdre avec les juifs. Cela se retrouve dans la personnalité de celui qui a été désigné pour diriger le premier SCAP en décembre 1940, Pierre-Eugène Fournier. Ce dernier a été directeur du budget très jeune, gouverneur de la banque de France de 1937 à 1940 et PDG de la SNCF depuis septembre 1940. Il s’agit là d’un haut fonctionnaire exemplaire, sans passif antisémite particulier, et dont le profil tranche radicalement de celui de Xavier Vallat, par exemple. En mars 1941, Fournier quitte le SCAP sans doute justement parce qu’il ne correspondait pas exactement à ce qui était attendu. Mais cela n’empêche pas bon nombre de candidats de faire valoir dans leur lettre de candidature des motivations idéologiques. Certains profitent même de leur lettre de candidature pour dénoncer des commerces juifs ou supposés tels dans leur commune ou leur environnement. Certains écrivent directement à Xavier Vallat ou à Darquier de Pellepoix, voire au maréchal Pétain en faisant part, parfois de manière enflammée, de leur soutien fervent à la politique de Révolution Nationale et de leur volonté de s’associer à cette politique. C’est ainsi que l’un des candidats qui s’adresse directement à Darquier de Pellepoix, croit bon de préciser en fin de lettre qu’il est antimaçon, antijuif, anticommuniste et pur aryen. Mais nous avons aussi beaucoup de lettres de candidature qui demeurent très sobres et très factuelles, qui se bornent à demander quels sont les critères pour être administrateur provisoire. Beaucoup de lettres restent axées sur le fait que le candidat est dans le besoin et qu’il cherche un revenu, soit parce qu’il a perdu son activité du fait des hostilités, qu’il est réfugié, soit parce qu’il est chargé de famille et que son activité est interrompue à cause du conflit. Par conséquent, les motivations sont très diverses.
Grâce à qui sont-ils nommés ?
Tous les candidats quasiment sans exception font valoir des recommandations, condition demandée en zone sud dans la fiche de candidature qu’ils doivent remplir. Certains sont recommandés par un autre administrateur provisoire, ce qui signifie qu’ils se passent le mot entre eux. D’autres le sont par des notables locaux comme le maire de leur commune, le président de la chambre de commerce, des chefs d’entreprises qui les ont employés qui peuvent témoigner à la fois de leur satisfaction à l’égard de leur travail mais aussi de la moralité. En province, David Guilbaud a remarqué qu’un grand nombre d’administrateurs provisoires sont recommandés par la Légion française des combattants qui a été fondée par Xavier Vallat en août 1940 pour fusionner l’ensemble des associations d’anciens combattants[8]. À l’égard de l’aryanisation, elle joue finalement le rôle d’un réseau de recommandations et de promotions de certaines candidatures et, à ce titre, la Légion peut attester de leurs qualités et de leur engagement national.
Quel est le comportement des administrateurs provisoires ?
Il est très divers. Certains sont particulièrement zélés et s’efforcent de mener leur mission à bien, mais, à l’inverse, d’autres sont assez passifs. Certains déclinent tout de suite lorsqu’ils se rendent compte en quoi consiste leur mission qu’ils n’avaient pas entièrement mesuré. D’autres démissionnent plus tard en invoquant des raisons de santé ou le fait qu’ils ont retrouvé une activité professionnelle plus soutenue qui rendrait impossible la gestion et l’accomplissement de leur mission. D’autres au contraire s’obstinent jusqu’à très tard. En effet, certains administrateurs provisoires ne semblent pas se rendre compte de ce qui de ce qui se passe en juin 1944. Au mois d’août, certains vont même continuer à demander à ce qu’on leur paye leurs honoraires et même s’indigner parfois de n’avoir pas reçu leur dû, alors qu’au même moment les Français commencent à régler leurs comptes entre eux.
L’un des moyens de rendre compte de ce comportement consiste à examiner les plaintes formulées à l’égard des administrateurs provisoires après la Libération ou, au contraire, les quitus qui sont donnés à d’autres par leurs anciens administrés qui sont revenus de déportation.
D’un point de vue statistique, quelle est la répartition entre départements ? David Guilbaud estime qu’il y avait 7000 administrateurs provisoires dans toute la France, dont 3000 dans la Seine. Il y en a eu dans tous les départements, sauf exception : les Hautes-Alpes. Dans tous les autres, il y a eu un à deux administrateurs, comme par exemple dans le Cantal, 100 à 150 comme par exemple dans les départements de la grande couronne parisienne, en Gironde, en Haute-Garonne, dans les Alpes-Maritimes ou en Meurthe-et-Moselle… Cela bien sûr coïncide avec l’implantation des grandes métropoles où les commerces sont présents en plus grand nombre.
Pour illustrer le rayon d’action territoriale d’un AP, David Guilbaud prend l’exemple de son propre arrière-grand-père (d’où l’origine de son travail actuel). David Guilbaud a pu constater que, dans son cas, ce sont des motivations financières qui l’ont incitées à se porter candidat. À l’origine, son arrière-grand-père est un avoué, dont les bureaux étaient situés avenue Ledru-Rollin à Paris, dans le 11e arrondissement. En janvier 1942, il se manifeste auprès du directeur du Commissariat général aux questions juives pour solliciter un emploi d’administrateur provisoire en disant qu’il revient de captivité, qu’il a perdu toute sa clientèle suite aux hostilités et que, par conséquent, il est dans l’urgente nécessité de retrouver un revenu. Il s’agit là d’une candidature assez banale. Il reste AP jusqu’en avril 1944, soit un peu plus de deux ans. Or, ce qui a surpris David Guilbaud concerne le très grand nombre d’affaires qu’il a pris puisqu’au total , ce sont pile 100 affaires qui lui ont été confiées. En voici la cartographie :
Avec cette carte, on peut mesurer le travail que cela représente, compte tenu de l’étalement géographique visible. Dans son cas, cela explique aussi peut-être pourquoi il a fini par être relevé de ses fonctions par le CGQG. En effet, les agents de ce dernier commençaient à s’impatienter en constatant que les affaires les moins intéressantes étaient laissées de côté et que, par conséquent, dans la mesure où le travail n’avançait pas, il était temps de le remplacer.
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Questions/réponses du public
- Combien de personnes ont travaillé au CGQG ? Pouvait-on refuser de mener une aryanisation ?
Laurent Joly explique, qu’au départ, le CGQJ fonctionne avec à peu près 400 agents puis, l’essentiel va être occupé à la question du contrôle des administrateurs provisoires. À plein rendement, il va atteindre 1000 employés, 700 dans les services de l’organisation économique et les autres, une centaine dans la section d’enquête et de contrôle, la direction du statut des personnes, la direction de la propagande, les services du matériel… Au total, 2500 personnes ont été salariées par le CGQJ entre 1941 et 1944.
Selon David Guilbaud, une fois que l’on a accepté la nomination, a priori il n’est pas question de refuser une affaire pour en privilégier une autre, mais en revanche ce que l’on constate, c’est qu’il y a effectivement des profils de gens qui semblent être des notables, notamment dans le milieu des magistrats où les présidents de cour d’appel ont à un moment diffusé un appel à candidature, expliquant qu’il y avait besoin d’administrateur provisoire, ce qui a conduit certains présidents, notamment honoraires, à se manifester. Il peut y avoir des profils de notables qui sont un peu poussés à se manifester et qui, une fois le moment venu, une fois qu’ils ont compris de quoi il retourne, invoquent soit des raisons de santé ou bien une erreur ou tout autre motif pour se désister. Mais il n’est pas toujours facile de se désister. Il est notamment tombé sur un cas où, Joseph Lécussan, directeur régional de l’antenne du CGQJ à Toulouse a répondu assez vertement à un AP qui voulait se désister qu’il n’avait rien à faire des considérations puériles qu’il invoquait et que par conséquent, il allait continuer à gérer ses affaires jusqu’à ce que quelqu’un d’autre soit nommé. Par conséquent, il restait en fonction et devait fournir ses rapports.
Alexandre Doulut précise d’ailleurs que dans la mesure où on a postulé librement, il n’y a pas de raison a priori de refuser une affaire. Mais, pour le département du Lot-et-Garonne qu’il a étudié, il y a bien eu cependant quelques désistements de personnes qui avaient été nommées presque malgré elles par la tête de pont des spoliations dans ce département et qui était le chef de la chambre de commerce. Mais certains n’étaient pas forcément désireux de cette mission et ont tenté de s’en retirer. Donc, cela bien existé mais dans l’ensemble, on accepte parce qu’on a bien voulu devenir administrateur.
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Ce fut une très belle table ronde, instructive, où les intervenants ont montré une réelle complémentarité dans leurs démonstrations et ce, en dépit de quelques soucis techniques compréhensibles rencontrés. Vivement les futurs ouvrages issus des thèses de David Guilbaud et d’Alexandre Doulut!
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[1] Tal Bruttmann, Ivan Ermakoff, Nicolas Mariot et Claire Zalc, Pour une microhistoire de la Shoah, Seuil, septembre 2012, Le Genre humain, n° 52.
[2] Tal Bruttmann « Naissance d’une politique antisémite : Vichy, octobre juillet 1940 », Revue d’histoire de la Shoah, n° 212, pp. 31-57.
[3] Interview donnée au journal le Temps.
[4] Pour rappel : le premier statut concernait la fonction publique. Le second concerne le secteur privé.
[5] Du nom d’André Tulard, père de l’historien Jean Tulard.
[6] Ce fichier se trouve aujourd’hui conservé au Mémorial de la Shoah dans une enclave qui appartient aux Archives nationales.
[7] Le nom n’a pas été précisé lors de la table ronde.
[8] À ne pas confondre avec la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (la LVF) qui est créée plus tard le 8 juillet 1941 !