Constantino d’Orazio, historien de l’art et spécialiste en histoire contemporaine, présente son livre publié aux éditions Armand Colin, Da Vinci secret, dans un échange très vivant avec le journaliste et écrivain italien Alberto Toscano. L’historien se propose d’explorer quelques mystères d’un personnage aussi fascinant qu’énigmatique.
Alberto Toscano
Constantino d’Orazio explique tout d’abord que son regard sur les artistes du passé a changé quand il a fait le lien avec ceux d’aujourd’hui.
L’Homme de Vitruve
La première question d’Alberto Toscano porte sur le refus du tribunal de prêter L’Homme de Vitruve pour la grande exposition prochaine sur Vinci au Louvre, en raison de la fragilité de l’œuvre. (L’autorisation a été finalement accordée le 16 octobre).
L’Homme de Vitruve est fondamental dans la carrière de Léonard. Vitruve, théoricien de l’architecture, considérait que l’architecture, devait sa beauté au respect des proportions de l’être humain. La tête devait être contenue sept fois dans le reste du corps. Vers 1490, à Milan, Léonard entreprend de vérifier la théorie et se livre à une centaine de mesures. Il corrige alors la théorie de Vitruve en passant de sept fois à dix fois la proportion de la tête, en procédant à une moyenne. Il vient d’appliquer à l’art une méthode préscientifique, la méthode expérimentale. L’Homme de Vitruve, devenu le symbole de la Renaissance par sa représentation d’un homme, incarne le vivant sur la terre, inséré dans un cercle symbole du ciel et dans un carré symbole de la terre. Le dessin devait figurer sur la couverture d’un essai sur l’anatomie humaine.
Léonard et Michel-Ange
A. Toscano évoque la différence d’approche entre les deux peintres pour représenter les muscles, alors que tous deux étudient le corps humain.
Pour Léonard, la science l’emporte sur l’art. Michel-Ange veut connaître la forme de l’intérieur du corps pour créer des formes précises et inventer des mouvements inédits. Par exemple, dans la chapelle Sixtine, les nus présentent des positions totalement nouvelles. Léonard ne s’intéresse pas seulement aux muscles mais aussi aux organes, c’est-à-dire l’intérieur du corps. Ce qu’il cherche, c’est connaître les lois qui règlent le fonctionnement et le mécanisme de la nature, sans souci de soigner. Sa seule motivation est la curiosité. Il procède par hypothèses et commet beaucoup d’erreurs. Il imagine par exemple que l’homme possède deux estomacs comme la vache, ou que le sexe masculin, seul à jouer un rôle dans la procréation, est relié au cœur et à la tête. Cherchant à trouver une solution à tout, il se montre souvent trop rapide dans ses conclusions.
L’histoire familiale et la singularité de Léonard
Né d’une relation illégitime, il vit avec sa mère et son beau-père jusqu’à l’âge de cinq ans. Son père biologique se trouvant sans enfant, le grand-père le fait venir dans la famille mais il ne peut hériter de la charge de notaire de son père. Cet héritage impossible va conditionner l’éducation de Léonard, qui se construit dans une liberté et une absence de règles hors du commun. Son écriture de droite à gauche ne répond nullement à une volonté de secret de sa part, mythe dénué de tout fondement selon l’auteur, puisqu’on retrouve cette forme dans des écrits destinés à être lus. Il s’agit simplement d’une commodité d’écriture pour un gaucher attentif à ne pas provoquer de bavures d’encre. Il s’agit certes d’une bizarrerie mais tout en Léonard reflète une bizarrerie voulue, ne serait-ce que son aspect – ses cheveux ne faisant qu’un avec sa barbe – ou sa tenue vestimentaire. Il gardera d’ailleurs le même aspect toute sa vie, à vingt ans comme soixante-sept, âge de sa mort.
Léonard : un être « asexuel » ?
Pour Constantino d’Orazio, il n’y a aucune preuve de l’homosexualité de Léonard, dont on trouve les seules traces dans les critiques de ses ennemis. Selon lui, le peintre était plutôt un être « asexuel ».
La période milanaise, 1481.
Léonard se révèle aussi homme de pouvoir. ll arrive à Milan après une grande déception : il est le seul parmi les artistes florentins à n’avoir pas été envoyé à Rome par Laurent de Médicis pour décorer la chapelle Sixtine. En cause, sa réputation d’homme difficile. Léonard envoie alors au duc de Milan, condottiere très différent de Laurent, ce que l’on pourrait appeler une lettre de motivation, dans laquelle il lui explique tout ce qu’il est capable de construire d’utile : pont mobiles, canons, chars, etc… Probablement était-il incapable de réaliser tous ces projets mais l’essentiel est de se promouvoir auprès de Sforza. En dix ans, il dessine une centaine d’armes. Il se pose en ingénieur militaire pendant que ses concurrents se consacrent à Rome à la chapelle Sixtine. Pourtant; aucune de ces machines n’a été réalisée par Léonard. Il se contente de dessins et d’études.
Il faut attendre 1490 pour que Léonard produise son premier tableau achevé, La Dame à l’hermine !
Léonard de Vinci, La Dame à l’hermine. Musée de Cracovie
Jusque là, il n’a rien terminé, se contentant d’études et de recherches. Selon Constantino d’Orazio, ses tableaux de jeunesse sont inachevés en raison du refus des clients. Léonard est en effet un peintre incompris à son époque où l’émotion de ses tableaux et ses propositions sont mal accueillies.
Léonard n’avait pas de méthode ou de système de travail. Il ne peut travailler qu' »à sec », la fresque exigeant une organisation stricte et précise. C’est pourquoi les tableaux de Léonard sont si fragiles. Certains, en cire, ont même fondu ! Tout ce qui intéresse Léonard, c’est de faire des expériences.
L’expérience romaine
À l’arrivée des Français, Léonard quitte Milan pour Rome, sous la protection du Pape. Il a peu à faire mais la possibilité de continuer l’étude du corps humain à l’hôpital. Il peut observer tous les malades et choisir les corps qui l’intéressent.
François 1er – Amboise – la Joconde
La rupture avec le pape : elle vient de l’idée chez Léonard que, dans la procréation, l’âme provient de la femme, et non de Dieu. Cette conception ne peut être tolérée par le Pape et Léonard doit quitter Rome. Le protecteur de Léonard, Julien de Médicis, meurt en 1516 et Léonard n’a que des avantages à accepter l’invitation à Amboise de François 1er. Malade, atteint d’une parésie de la main droite, il se voit proposer des conditions de vie dignes d’un prince. Que fait-il ? Courtisan, il s’amuse beaucoup, se livre à de nouvelles expériences de machines et noue une relation de père à fils avec François 1er, même s’il est plus âgé que le roi.
Léonard et l’obsession de la Joconde.
À Amboise, Léonard emporte avec lui La Joconde, qu’il a gardée pour lui. Et c’est probablement une copie d’élève, La Gioconda Jemella, exécutée en même temps que l’original, qu’il aurait remise à son client. La Joconde témoigne pour Constantino d’Orazio d’une véritable obsession chez Léonard. Le peintre en a corrigé le visage sans doute jusqu’à sa mort, en particulier les yeux et la bouche. Les rayons X montrent ses repentirs, révélant un tableau nettement différent de la version finale, d’autant que le vernis appliqué par les restaurateurs a éliminé les couleurs vives de l’original. Pour Léonard, on ne peut appeler artiste que celui qui peut exprimer l’émotion de l’âme. D’où la recherche sans fin et impossible de Léonard sur la Joconde.
L’héritage de Léonard
La mère de Léonard n’est pas présente jusqu’au 43 ans du peintre, ce qui n’empêche pas ce dernier de l’accueillir lorsqu’elle se retrouve seule, jusqu’à sa mort. Il n’a aucune relation avec ses demi-frères, avec lesquels il doit batailler sans cesse pour faire valoir ses droits à l’héritage de son oncle. On peut dire qu’au long de sa vie, il a plus donné qu’il n’a reçu.
Excentrique et original, Léonard reste un personnage controversé, dont tous les mystères ne semblent pouvoir être élucidés. Mais il nous a laissé un héritage spirituel : ne jamais abandonner notre curiosité!