Modératrice : Marie-Françoise Montel
Intervenants :
Gilles Kepel, politologue, chaire Orient et Méditerranée à l’ENS, auteur du récent Sortir du chaos, Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient (Gallimard, 2018),
Isabelle Veyrat-Masson, directrice de recherches au CNRS, laboratoire « Communication et politique », avec expertise sur les mémoires collectives,
Kamal Redouani, grand reporter.
Cette conférence autour du dernier documentaire de Kamal Redouani, Daech, dans le cerveau du monde dont trois extraits rythment les débats.
Le premier extrait montre la découverte d’un disque dur ayant appartenu à un émir djihadiste ainsi que celle d’un smartphone d’une épouse de djihadiste. Le téléphone contient des vidéos personnelles sur la vie familiale de cette femme. L’extrait montre ensuite l’interview du frère d’un responsable municipal de Syrte qui a été assassiné par Daech. Enfin, une vidéo montre l’exécution de 21 chrétiens coptes égyptiens sur une plage de Syrte.
Gilles Kepel : La dernière vidéo appartient à une longue suite d’images tournées au Moyen-Orient, présentant des malheureux que l’on plonge dans des cages, d’autres avec des cordons Bickford autour du cou pour que les têtes sautent toutes en même temps. L’image est une arme de propagande depuis 2001. Le djihadisme de troisième génération repose sur une forme de pornographie sadique, mise en ligne directement sur les réseaux sociaux. C’est le moment où Daech a beaucoup d’argent, du pétrole, l’arsenal libyen… La communication tient compte de cet enrichissement. Le djihadisme d’Al Qaida en 2001 produisait un spectacle macabre que les médias télévisés filmaient eux-mêmes. Maintenant, tout est mis en scène et travaillé comme au cinéma, avec des plans différents, des répétitions, un montage. Pourquoi ce massacre sur une plage ? Dans le Dabiq, le magazine internet de l’État islamique, on insiste sur l’idée qu’il n’y a que la mer entre le Proche-Orient et l’Europe, que l’on vendra bientôt des femmes boulevard Saint-Germain. Le corps de Ben Laden, on le rappelle, a été jeté à la mer pour éviter les commémorations sur sa sépulture. La mer a été rougie par le sang de Ben Laden, elle le sera du sang des chrétiens. La vidéo à Syrte est un saut dans la politique de l’image.
Isabelle Veyrat-Masson : Le titre du documentaire « dans le cerveau du monstre » est glaçant. La construction d’images atroces est en réalité assez banale. On se souvient des assauts très scénarisés qui étaient tournés pendant la Première Guerre mondiale. De même, les images privées des « monstres » ont aussi des précédents quand on songe aux fameuses scènes sur la vie ordinaire d’Adolf Hitler et d’Eva Brun au Berghof. Pour moi, la vraie nouveauté, vient des images de drones, qui donnent l’impression d’une guerre en direct, voire d’une guerre filmée comme un match de football. L’horreur est une question de point de vue : certains ne sont pas choqués par ces images de têtes coupées, comme du temps des guillotines sous la Révolution.
Kamal Redouani: Daech a gagné des territoires grâce à l’image. Avant de conquérir un village en Syrie et en Irak, Daech envoyait des images pour terroriser les populations. Chaque image est soigneusement choisi. Il y a celle pour un village libyen, celle pour une ville de Syrie, celle pour l’Europe, etc.
Gilles Kepel : Dans le documentaire, la transition entre les films d’ordre privé, la vidéo du massacre et l’interview n’est pas assez contextualisée. On a le sentiment que les habitants de Syrte sont de braves Libyens, de bons musulmans qui ont été trompés par l’adversaire. Ce n’est pas exact. Syrte était un foyer khadafiste. L’interview du frère de ce responsable municipal assassinée doit être prise avec recul. Autre exemple, à Mossoul, les chrétiens ne veulent pas revenir car malgré les dénégations actuelles sur la collaboration avec Daech, les musulmans locaux ont été bien contents de les voir privés de leurs biens.
Le second extrait montre l’interview à Istanbul d’un ancien émir vivant dans la clandestinité. Puis le documentaire montre une archive filmée d’une exécution de musulmans à Syrte pour adultère. On ne sait pas à quel usage était destiné ce genre de films.
Isabelle Veyrat-Masson : on a appris que les djihadistes français étaient fascinés par les décapitations. Les portables permettent l’accès à des images extrêmement violentes et entraînent une forme d’amoralité générale.
Gilles Kepel : le documentaire pose la question essentielle de l’existence de mouvements locaux de résistance. À l’heure actuelle, les seules forces de résistance reconnues sont allogènes. La carte de Frédéric Balanche le montre bien (cf. Le Figaro le 18 octobre 2018), avec le monde arabe sunnite à conquérir en vert, les hérétiques druzes, alaouites, chiites et yézidis à éliminer en jaune, Israël à extermine, etc. Localement, la résistance est entravée par une communauté de vues entre le sunnisme salafisé et Daech sur de nombreux sujets (homosexualité, drogue, adultères…). Les résistants sont ailleurs. Ce sont les Kurdes par exemple, des sunnites non arabes, qui ont repris Raqqa. En Libye, Daech s’est greffé sur une logique tribale. Misrata, tribu traditionnellement ennemie de Syrte, a pu s’armer contre Daech.
Le troisième extrait montre les assauts de la reconquête à Syrte. On y voit des djihadistes kamikazes se faisant sauter contre les véhicules ennemis. Le documentaire s’arrête longuement sur une femme, vêtue curieusement avec des couleurs, qui au moment de la sortie des femmes et des enfants de la ville, se fait sauter.
Gilles Kepel : Kamikaze, en japonais, signifie « vent divin ». Les djihadistes se réfèrent à d’autres traditions, celles des martyrs, des fedayins palestiniens qui permettent de faire avancer une cause. C’était déjà le cas pour le 11 septembre. Il y a eu débat parmi ces terroristes pour savoir si le djihadiste devait se faire exploser ou s’il devait attendre d’être abattu. Le suicide est fermement condamné dans la religion musulmane. Que peut-on tirer comme enseignement des terroristes emprisonnés en France ? Il y a eu des caïds, des crétins, des suiveurs. Tous étaient triés à leur arrivée au Levant. Pour les femmes, un idéologue franco-algérien de Roanne et Oran, éducateur social, parti au djihad, a estimé que des femmes devaient être des kamikazes. C’était en 2016. Or, les salafistes considéraient jusque-là que ce n’était pas leur place. L’échec de l’attentat de Notre-Dame de Paris la même année a fini par marginaliser cet idéologue.
Isabelle Veyrat-Masson : Les dernières paroles de la femme avant sa capture et sa mort sont émouvantes. Elles montrent qu’elle a peur de mourir. Sur le plan visuel, on sent le modèle du jeu vidéo avec des images de drones.
En guise de conclusion, en 2018, qu’en est-il de Daech ?
Kamal Redouani: Les djihadistes n’ont pas disparu, ils sont partis dans la clandestinité. Leur survie passe par la transmission de documents. Dans le disque dur, il y avait des documents datant de l’époque de Ben Laden. Le djihad a son « université virtuelle » au-delà d’Internet, avec tout ce qui est transmis de main en main. Quelques poches de résistance subsistent.
Gilles Kepel : ils ont été bien cognés or pour eux, si cette épreuve existe, c’est qu’Allah l’a permis. Où est donc la faute ? Depuis la chute de Raqqa, la menace s’est réduite pour la France. Il y a des résidus mais pas de coordination.