Ce 2nd atelier de la Fabrique de géopolitique du Festival de Grenoble porte sur « l’adaptation du sytème alimentaire face aux crises sanitaires et au changement climatique ». Il fait suite au 1er atelier, introduisant le thème « S’adapter ? »
Avec Matthieu Brun, chercheur associé à SciencesPo Bordeaux, responsable des études et des partenariats académiques chez Club Demeter, centre de réflexion sur les questions alimentaires, et Gilles Kindelberger, directeur général de Sénalia, union de coopératives de collecte de céréales françaises, qui gére 50% des exportations mondiales via le port de Rouen. Nathalie Belhoste, enseignante-chercheure en géopolitique à GEM anime cette discussion.
La vidéo de l’atelier est disponible ici :
Définir l’expression « système alimentaire »
NB : l’expression « système alimentaire » nécessite un premier éclairage, tant elle recouvre des domaines divers.
MB : L’alimentation, c’est le bien de 1ère nécessité pour toutes les sociétés en tant que sécurité alimentaire Cf. Les Clionautes : Sylvie Brunel, nourrir le monde, hier, aujourd’hui, demain . On le voit bien en ce moment de crise sanitaire. Le champ couvert par l’expression est effectivement large. Car il va de la production à la gestion des déchets. Loin d’être une ligne, comme le laisse entendre le titre de la table ronde, il représente plutôt des cercles d’activités imbriqués.
GK : la grande modification actuelle du système alimentaire, c’est la montée générale de la demande de produits transformés face aux traditionnels produits de base. La logistique doit également s’adapter à fournir de la nourriture là où il n’y a pas une forte production agraire. Par ailleurs, l’accent est mis sur la meilleure qualité possible des produits français ainsi que sur la durabilité de la chaine des transports mondiaux que gère l’OMI.
Les noeuds stratégiques à identifier
NB : on parle donc d’un système complexe. Mais quels seraient les noeuds stratégiques à identifier ?
MB : le thème du festival pose la question de l’adaptation face aux crises. On peut identifier ici plusieurs défis, comme les perturbations climatiques.
Le défi du changement climatique produit pour les acteurs un levier de transformations inévitables. Il se traduit par des rendements plus faibles, la multiplication d’agents pathogènes, la compétition sur les ressources (foncier, eau sans compter la menace sur la diversité…)
Autre tendance de fond, la croissance démographique et la métropolisation du monde (60% de la population mondiale vit maintenant en ville), et ce, par une transformation extrêmement rapide, sur une génération.
Egalement, les conflits. Car la paix est la meilleure arme pour assurer la sécurité alimentaire Cf. Les Clionautes : La faim en Afrique. Conférence de Georges Courade. Ce n’est pas pour rien que le PAM (Plan Alimentaire Mondial) a eu le Nobel de la paix en 2020.
Difficile aussi de ne pas évoquer les pandémies successives qui bousculent les marchés.
Enfin, la fabrique des normes.
GK : Manger est naturel pour les pays développés. Or 10 M de personnes dans le monde meurent de faim chaque année, et plus de 800 M sont en insécurité alimentaire, en grande partie à cause de conflits.
La France impactée
Le dérèglement climatique menace et on ne se rend pas toujours compte que le déséquilibre est proche. La France connait régulièrement des aléas climatiques, tels le blé, dont les semis ont pourri avec les pluies diluviennes et les épis ont séché ensuite faute d’eau au printemps. Résultat, pour 38 millions de tonnes annuelles en moyenne, on a cette année 29 M de T de blé. Conséquences directes, la baisse des exportations et l’instabilité des marchés.
Rappelons en outre que la France n’est plus dans le top 5 des premiers producteurs mondiaux. L’élection du président US fait actuellement fluctuer le prix de la tonne de blé, en fonction du résultat possible…
Des problématiques différentes selon les pays Cf. Les Clionautes : La puissance agricole du 21e siècle, américaine ou californienne ?
NB : Quelles types de problématiques sur les questions alimentaires pour les différents pays ? Comment s’organise par ailleurs la coopération internationale ?
GK : Je vois 2 grands pôles : les exportateurs et les importateurs. Ce sont principalement les Etats qui sécurisent les importations, par le biais d’offices agricoles. C’est notamment le cas en Egypte et au Maghreb, de façon à avoir un prix du pain acceptable pour la population.
La céréale est aussi une arme de guerre pour les pays exportateurs. Ainsi la Russie, qui a adapté les moyens logistiques les plus modernes pour exporter et non plus laisser pourrir les récoltes faute de logistique comme du temps de l’Urss. Poutine raisonne en tant qu’influenceur géopolitique. Pour lui, les céréales, c’est comme le pétrole ou le gaz : une arme géopolitique, vers l’Afrique notamment.
Si on prend le cas du Qatar, soumis à l’embargo de son voisin saoudien, il a d’abord dû mettre en place des ponts aériens pour se ravitailler, les routes de la péninsule vers les ports saoudiens lui ayant été coupés. Mais ensuite, il a mis en service ex nihilo un port en haut profonde en 3 mois, Port Hamad, qui lui assure un approvisionnement autonome.
La Chine et l’Australie, partenaires économiques très imbriqués, sont maintenant en conflit suite à la crise sanitaire…
MB : Pour compléter, prenons la Chine, géant démographique et les pays du Golfe, nains démographiques. Ces 2 régions doivent pour des raisons différentes sécuriser leur approvisionnement. Comment ? Par la recherche, l’action des fonds d’investissements et de la diplomatie, domaines qui doivent être coordonnés.
Ça bouge aussi chez les acteurs
Les traditionnels, ce sont les producteurs, les coopératives, la grande distribution, les logisticiens. Mais de nouveaux sont apparus comme Ikea qui a innové en vendant et servant de la nourriture dans ses magasins et bien sûr les Gafam et BATX, dans le cadre de la digitalisation des modes de vie.
Amazon a introduit en 2013 des produits alimentaires. « Amazon Fresh » existe en Allemagne. La prochaine disruption pourrait être d’investir dans des plateformes de circuits courts…
Quelle viabilité du système alimentaire dans un contexte de transition écologique ?
NB : Il y a un réel impact du changement climatique sur le système alimentaire et l’accord de Paris l’aborde. Quelle viabilité pour le système alimentaire dans un contexte de transition écologique ?
GK : La filière logistique en est consciente et est de plus en plus verte. Ex. : chaque organisme stockeur devait contacter la sncf pour affréter des wagons. Sénalia a eu l’idée de louer une rame entière à l’année. Résultat, au lieu d’une rotation par semaine, on fait 3 rotations. Même chose sur le fluvial. Il y a 5 ans le traffic intérieur, c’était 85% par camion, aujourd’hui c’est moins de 50%.
NB : La coopération mondiale est compliquée. Ces « petites gouttes » que vous évoquez, et qui ont vocation à faire les grandes rivières, sont elles transposables au niveau international ?
MB : L’adaptation d’un côté, l’atténuation de l’autre. Comme le système alimentaire est un grand pourvoyeur de CO2, un objectif d’amélioration de son efficacité énergétique de 20% permettrait d’assurer le +1,5° à l’horizon 2100. Prenons parmi d’autres l’exemple du gaspillage : la nourriture que l’on jette, c’est du CO2 produit pour rien. La durabilité doit également être un mode de transformation de nos systèmes de production.
Autrement dit, le salut par la technologie ?
GK : Le glyphosate est utilisé plus raisonnablement par les agriculteurs que par les jardiniers domestiques. L’agriculture n’a aucun intérêt à détruire son outil de travail. L’apport d’azote raisonné se justifie par la demande de protéines.
MB : L’agriculture n’a jamais cessé d’innover. En France on a la chance d’avoir l’INRAE. On a besoin de meilleurs outils, mais n’oublions pas la défense de l’agriculture vivrière qui fait vivire une majorité de producteurs dans le monde. Il y a aussi défiance envers la science : les ciseaux génétiques sont interdits en agriculture…
Questions du public :
Q1 : Changer d’agriculture pour changer d’alimentation ou changer d’alimentation pour changer d’agriculture ?
MB : Un peu des deux ! Consommer moins, mieux et local. Mais jusqu’où le consommateur peut-il payer plus ? Les acteurs sont par ailleurs réactifs à l’évolution des choix des consommateurs.
GK : Il y a paradoxe entre la volonté d’une préservation de l’environnement et d’une consommation mondialisée par exemple pour celle des fruits. On ne veut pas de l’immigration des pays pauvres. Alors il faut produire ce qu’il faut pour les nourrir dans un premier temps, puis leur donner la capacité de mieux produire chez eux.
NB : Produire pour nourrir tout le monde inquiète !
GK : Le réchauffement climatique en Europe de l’Est va quoi que l’on pense de ses effets environnementaux, va au moins permettre de produire plus pour les pays en expansion démographique.
NB : A propos de l’attrait chez nous des circuits courts : Amazon s’y intéresse…
MB : en France, l’importance de l’origine des produits est forte. Amazon fonctionne avec des gains d’économie d’échelle qui ne peut que tirer ce système par le bas. Ai-je par ailleurs envie d’arrêter le thé ou le café ? Absolument penser la pluralité des systèmes.