Pierre Laborie a publié en 2011 un ouvrage intitulé « Le Chagrin et le Venin » dont le contenu doit être présenté et débattu. Pierre Laborie est accompagné d’un autre spécialiste de l’histoire de la résistance, François Marcot, d’Antoine Prost et de Steffen Prauser, historien allemand enseignant en Angleterre. François Marcot prend quelques minutes pour présenter le contenu d’un colloque récent : « Écrire sous l’Occupation » (dont nous rendrons compte prochainement). Puis Bruno Leroux (Fondation de la Résistance) présente l’essentiel de la bibliographie consacrée à la Résistance pendant l’année écoulée. Pierre Laborie n’aura guère le temps de présenter vraiment le contenu (assez complexe) de son ouvrage qu’il était préférable de connaître pour suivre et apprécier le débat.
Dans son introduction, Antoine Prost commence par souligner la puissance des idées reçues, semblant considérer que chacun dans l’assistance connaissait les thèses de Pierre Laborie (ce qui n’était manifestement pas le cas). Pourquoi se demanda-t-il, le livre de Pierre Laborie n’a-t-il pas suscité le débat qu’en attendait l’auteur ? Antoine Prost évoque trois raisons :
– L’ouvrage a été publié chez un petit éditeur, que les universitaires ont peu l’habitude de fréquenter.
– L’essentiel du livre est aussi dans les notes absolument nécessaires à l’administration de la preuve ; or elles sont reléguées à la fin de chaque chapitre.
– Il s’agit d’une tentative de révision des idées reçues, ce que beaucoup ne souhaitent pas.
Pierre Laborie présente, trop rapidement car le temps lui est compté, la thèse qu’il développe dans son ouvrage. Il y remet en question les jugements rapides sur les Français des années noires qui pour 80% auraient été entièrement occupés par le souci de la nourriture, et qui n’auraient adopté une attitude favorable à la Résistance que quand la défaite allemande était devenue certaine, par opportunisme. Cette thèse a été défendue suite à la sortie du film « Le chagrin et la pitié » en 1971 ; elle vint à la suite d’une autre qu’elle qualifia de mensongère (la France héroïque, 40 millions de résistants etc.…). Laborie insiste sur l’existence d’une « vulgate », relayée par « le « discours mémorio-médiatique ».
L’auteur souligne alors quatre points de sa démarche :
– Un constat. La Seconde Guerre mondiale dans la mémoire collective occupe une place singulière et donne lieu à des idées reçues. Il est de bon ton de souligner qu’existèrent alors deux minorités, celle des résistants et celle des collaborateurs ; entre elles, une masse d’ « attentistes ». Les jeunes professeurs sont culturellement imprégnés de cette vision qu’ils ne remettent pas en cause et enseignent à leurs élèves.
– Une interrogation. Dans ce pays aujourd’hui comment se construit notre rapport au passé et où ?
– Une vision de l’histoire. C’est un savoir critique qui doit être également critique à l’égard de ses propres méthodes.
– Un mode d’approche. Comment sur ces questions parvenir à penser la complexité ?
Pierre Laborie s’est livré à un travail de « décryptage, d’historicité, de généalogie » : une recherche sur les mots, sur les idées. Il constate que le film « Le chagrin et la pitié » a constitué lors de sa sortie une rupture culturelle fondamentale dans les représentations ; on lui a donné un statut de leçon d’histoire. Or, précise Pierre Laborie, ce que les auteurs du film ont voulu dire n’est pas exactement ce qu’on leur a fait dire. C’est la réception du contenu du film qui a donné le sens. Laborie indique ensuite que ce que dit le film, en 1971, ne faisait que reprendre des affirmations énoncées par l’extrême droite dès les années 1950, avec Roger Nimier, Marcel Aymé (Uranus), Antoine Blondin (marqué par son expérience du STO) : un vrai jeu de massacre pour la Résistance. Blondin évoque par exemple : « le Bétail du Rail, un très beau documentaire sur l’abattage clandestin », ou, en parlant de Maurice Schumann : « Tino Rossi de la Résistance, celui qui fut notre Jean-Hérold Maquis pendant les années de la quarantaine » etc. Pour P. Laborie, les attaques contre le résistantialisme étaient une arme qui visait la résistance elle-même.
François Marcot souligne « le grand vide conceptuel » dont souffre l’histoire de la période de l’Occupation. Comment trouver des concepts, des mots qui soient pertinents pour rendre compte de la complexité ? « Un concept n’est ni vrai ni faux : il est opérationnel où il ne l’est pas ». Laborie et Marcot développent une analyse sur la Résistance comme « mouvement social », à différencier de la Résistance comme organisation.
Les termes d’ « attentisme », d’« accommodation » (emprunté à l’historien Philippe Burrin), ne suffisent pas à rendre compte de la complexité des attitudes. Ainsi le mot « attentisme »a-t-il plusieurs sens : l’écho donné à la lettre pastorale de Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, lue le 23 août 1942, ne vient pas seulement de la force et de la simplicité des mots. C’est aussi parce que ces mots étaient attendus. Ce retentissement a lui-même favorisé le sauvetage des Juifs persécutés. Les Français étaient sans doute majoritairement attentistes, mais la « vulgate » ne retient que la signification négative du mot attentisme, alors qu’il en a d’autres.
Il ne faut pas concevoir la Résistance comme une organisation classique dans laquelle on serait ou l’on ne serait pas ; la Résistance n’est pas un ordre monastique, c’est d’abord un mouvement social. Il faut trouver des concepts pour qualifier des attitudes concrètes précises : celui qui héberge un résistant, le médecin qui soigne un maquisard, le boulanger qui fournit du pain, le gendarme qui prévient d’une prochaine attaque de maquis.
On peut se placer de deux points de vue pour en rendre compte :
– Du point de vue de la Résistance. Pour des raisons fonctionnelles, la Résistance a besoin d’eux. Ils ne sont pas « dans » mais « avec » la Résistance, elle ne peut exister qu’avec eux. Les résistants continuent à vivre dans la société, ils s’engagent avec conscience des risques qu’ils courent. Il leur faut le sentiment de la légitimité de la Résistance, la certitude qu’on les soutient.
– Du point de vue de la population. La majeure partie vit dans des logiques différentes, avec des comportements apparemment contradictoires. Ainsi, nombre de paysans, vont utiliser le marché noir pour améliorer leur niveau de vie, mais ils vont aussi aider à la réception de parachutages. Donner leur argent leur est culturellement impossible, mais ils peuvent ne pas hésiter à risquer leur vie.
Pierre Laborie ne peut que conclure sur le « silence » auquel il consacre dans son livre des développements importants. Il affirme que le « silence » des Français n’est pas synonyme d’acceptation, de résignation, d’« accommodation ». Il insiste sur la différence entre esprit de soumission et les conduites de nécessité, les « stratégies de contournement », et affirme que si il ne s’agit pas de résistance, il crée le terme de « société de non-consentement » : sifflets dans les cinémas, manifestations lors des obsèques d’un aviateur abattu ou de victimes de la répression, le fleurissement des tombes des aviateurs abattus, lacérations d’affiches, des regards obstinément détournés, des graffiti, la participation au sauvetage des enfants juifs, etc. À titre individuel les petits gestes ne sont pas de la résistance, mais au niveau collectif ses gestes expriment la volonté de ne pas subir. Il propose encore le concept de « penser double ». La culture du double lui semble être essentielle durant l’Occupation : vivre avec une double façon d’être, l’être et le paraître. « Ce double est une pédagogie de vie, une stratégie de contournement », cette attitude aide à supporter.
Stéphane Prausser évoque la mémoire collective en Angleterre et en Allemagne. La perception anglaise de la Résistance française a été positive pendant au moins deux décennies, aujourd’hui on est beaucoup plus critique à l’égard de la Résistance française, que parfois l’on hésite pas à ridiculiser. En Allemagne une vision légaliste a longtemps prévalu qui faisait des résistants des irréguliers, des guérilleros, et des résistants allemands des traîtres. La vision a changé lentement, pas vraiment avant les années 1980. En Angleterre se maintient une légende héroïque du comportement des Anglais. Les Allemands se perçoivent volontiers comme des victimes : victimes des bombardements alliés, victimes des expulsions d’Europe centrale, victimes du nazisme. Cette victimisation diminue, et s’affirme une culpabilité collective. Le grand débat a été celui qui porta sur les crimes de l’armée allemande, sur lesquels la réalité s’est établie dans la seconde moitié des années 1980.
A une question d’un auditeur, François Marcot répond sans la moindre hésitation qu’il n’écrirait plus aujourd’hui ce qu’il a écrit en rédigeant sa thèse, il y a plusieurs décennies. Il témoigne ainsi de l’évolution de la réflexion historiographique sur la Résistance et, plus globalement, sur l’Occupation. C’est sur une étude des comportements (qui laissent des traces tangibles, alors que l’opinion n’est pas facile à saisir) et sur une définition de la Résistance et de l’acte de résistance que porte aujourd’hui une large partie de la réflexion, induisant un gros effort de conceptualisation.
Joël Drogland