Depuis le XIXe siècle, nous sommes passés du règne des notables à celui des experts et des think tanks, d’un système centré sur le parlement à un autre tourné sur l’Élysée. Depuis 2017, quelques héritages semblent toutefois remis en question. Emmanuel Macron est devenu président sans jamais avoir exercé un quelconque mandat électoral et les chefs d’entreprise forment la catégorie socioprofessionnelle la plus importante de l’Assemblée nationale.
Samedi 10 octobre 2020, 11h15, Université Amphi 1
Participants :
Sabine Jansen, professeure des Universités en histoire au CNAM.
Anne-Laure Ollivier, professeure en CPGE au lycée Camille Guérin à Poitiers.
Gilles Richard, professeur des Universités en histoire à Rennes 2, président de la Société française d’histoire politique.
Eric Alary, président de l’APHG Centre Val-de-Loire, professeur de Chaire supérieure en CPGE littéraire à Tours (modérateur).
Comment sont sélectionnés les gouvernants ?
Le recrutement des dirigeants politiques sous la IIIe République
La République des avocats
Sous la IIIe République, le pouvoir est au Palais-Bourbon. On ne pouvait pas être ministre, sans être député ou sénateur. Les socialistes et les communistes ont mis un peu de variété. Les hommes politiques sont des notables, c’est-à-dire des élites venues des départements. Dans les constitutions bonapartistes de l’an VIII et de l’an X, on prévoit la formation de « listes de notables », c’est-à-dire d’individus capables d’exercer un mandat. En effet, ils ont une aisance matérielle, ils détiennent déjà un prestige social et ils ont du temps à consacrer à la politique. En somme, ce sont les grands propriétaires fonciers, les professions libérales et les chefs d’entreprise.
Comme les ministres sont parlementaires, tous les départements finissent par avoir leurs représentants. C’est la « République des camarades » ou la « République des comités » (péjoratif). Les avocats forment le gros des troupes : ils ont une formation en droit et une maîtrise de la parole publique. En 1951, aux élections législatives des Bouches du Rhône, toutes les têtes de liste sont des avocats (sauf les communistes), quel que soit le parti d’origine.
La République des énarques
Antoine Pinay est maire, conseiller général, député, ministre, Président du Conseil : il a suivi par exemple le cursus honorum classique de l’homme politique. Ces notables sont les intermédiaires entre leur territoire et le pouvoir central. Contraste saisissant aujourd’hui. Emmanuel Macron n’a jamais été élu avant 2017, même pas conseiller municipal d’un petit village. 10 ministre sur 23 n’ont pas d’expérience parlementaire dans le premier gouvernement Philippe.
La Ve République a déplacé le centre de gravité de pouvoir à l’Elysée. Rappelons que le général De Gaulle lui-même n’a jamais été élu avant 1958. Son premier ministre, Michel Debré, était certes un parlementaire mais il n’a pas reçu l’investiture du Parlement. Quand Pompidou devient premier ministre, il n’a pas d’expérience d’élu. On pourrait aussi Dominique de Villepin ou Raymond Barre, le « meilleur économiste de France ». À la place de l’élection, un critère semble s’imposer: le passage à l’ENA. Valery Giscard d’Estaing a été le premier ministre énarque, le premier président énarque et a nommé le premier Premier ministre énarque en la personne de Jacques Chirac.
Expertise et diversification des pouvoirs
Le recrutement ne se fait plus sur la notabilité mais l’expertise acquise dans les IEP et l’ENA. Complexification croissante du gouvernement de la France avec la Grande guerre quand les gouvernements se sont mis à l’économie de guerre. Précédemment, on s’entourait d’experts mais on ne l’était pas forcément soi-même. Les gouvernements ne gouvernent pas en apesanteur : la principale force collective qui influence le travail politique c’est le patronat organisé, mais il y a aussi les institutions européennes (Haute Autorité de la CECA en 1952, signature de l’Acte Unique qui prévoit des directives européennes prises à la majorité qualifiée) et aussi les collectivités territoriales depuis les lois de décentralisation.
Administration trop présente ? Les cabinets n’ont-ils pas pris trop de pouvoir ? La complexification n’est-elle pas une clé d’explication de l’abstention ? La Constitution est-elle toujours adaptée ?
Les cabinets d’experts ou think tanks
Les cabinets d’experts ou think tanks tiennent aujourd’hui le haut du pavé. Apparus aux États-Unis depuis le début du XXe siècle, propulsés sur le devant de la scène dans les années 1970, ces cabinets sont partout et arrivent même en France, longtemps restée à l’écart du phénomène. Le think tank inquiète. Il serait un concurrent déloyal des partis classiques tant sur le plan des idées que des hommes, les « experts ». Avec le Covid, le pouvoir doit-il passer au Conseil de l’ordre des médecins ou au contraire rester dans le giron politique ? Les think tanks vont-ils confisque la démocratie ?
Qu’est-ce qu’un think tank ?
Un think tank n’est ni une université, ni un parti, ni un syndicat, ni un lobby, etc. C’est un institut, une association, une boîte de recherche qui mélange universitaires, journalistes, banquiers et hommes politiques venus de tous les horizons. L’objectif est la production d’une expertise. Notons quatre générations de think tanks :
- sur les politiques publiques à New-York à la fin du XIXe siècle
- la Brooking’s Institution pendant la Seconde Guerre mondiale
- la Rand Corporation, financée par les industries d’armements, pendant la guerre froide
- les « advocacy tanks » dans les années 1990, associés à la défense d’une cause
La France a connu la première génération (Centre d’études de politique étrangère, Institut de recherche de Sciences économiques et sociales) avec des connexions très fortes avec les pouvoirs publics. Depuis les années 1990, l’Institut français des Relations internationales, Terra Nova, l’Institut Montaigne, Fondapol ont renouvelé le paysage.
La forme juridique n’étant pas unique (association, fondation, etc.) et pouvant ne pas avoir de statuts juridiques (Institut Pasteur), il n’est pas facile de classifier les think tanks (code 151 du code fiscal américain à moins qu’il y ait prise de position claire et auquel cas, cela devient un parti).
Facteurs d’apparition
– La chose publique devient plus complexe. Les élus à partir de la Grande guerre, ressentent un manque de compétence dans de nombreux domaines et sont demandeurs d’un soutien théorique et opérationnel (Jeunes Turcs dans les années 1930, mode des clubs dans les années 1960).
– L’effondrement des grandes idéologies et la crise de l’État ont retiré un certain nombre de grilles dans l’art de gouverner.
Notons une différence fondamentale. En France, le financement public est un gage de fiabilité car l’État est garant du bien commun. C’est l’inverse aux États-Unis. On comprend mieux pourquoi l’Institut Rockefeller a eu du mal à cofinancer des think tanks français qui étaient déjà associés à l’État.
Influence des think tanks
Certains think tanks comme Terra Nova ou l’Institut Montaigne exercent une influence indéniable. Les partis ont externalisé les programmes politiques dans les think tanks. Il peut y avoir un mélange des genres.
Aux Etats-Unis, le spoil system se distingue du système français où la haute-fonction publique se maintient élection après élection et se fonde sur un recrutement interne. La science peut se retrouver embarquée dans un discours militant. Le « vrai » think tank est théoriquement adossé à des chercheurs permanents. Or, à l’Institut Montaigne, les chercheurs sont payés au rapport. Qui finance ? Qui conçoit les études ? On est à la limite du lobbying.
Gouverner une grande ville comme Marseille sous Gaston Defferre
Qui est Gaston Defferre ?
Avec la ville, on a le pouvoir le plus associé à la notabilité. Marseille apparaît comme une ville ingouvernable ou mal gouvernée, volontiers synonyme de clientélisme et de corruption.
L’intérêt d’un mandat long comme celui de Gaston Defferre est de permettre une bonne mesure des tendances. Defferre est un représentant de cette république des avocats analysée précédemment.
Il fait partie de la génération qui est passée et promue par la Résistance. A l’automne 45, Gaston Defferre démissionne de la mairie car l’influence communiste est jugée insupportable. Toutefois, il récupère la mairie en 1953 après une carrière inversée. Député depuis 1944, régulièrement ministre, il retrouve des fonctions locales après avoir occupé des fonctions nationales.
Gouverner Marseille
Il défend le port de Marseille, le patronat local. Il est par ailleurs l’âme du Provençal, un journal local à fort tirage, qui fusionné avec Le Méridional donne plus tard naissance à La Provence
La mairie parachève un système de domination et de partage des tâches avec la droite (« gouvernement des choses »=foncier et urbanisme). La gauche se concentre sur le « gouvernement des hommes » (social).
On gouverne la ville par ses communautés (Juifs, Arméniens, Rapatriés). Maghrébins et Comoriens ne sont pas intégrés. On gouverne aussi par ses métiers (taxis), par un syndicat (FO), par ses quartiers.
A-t-on un « super-notable » ou « super-cumulard » ? Il y a chez Defferre, un souci d’expertise. Il a suivi une licence d’économie pour mieux défendre les ouvriers. Le secrétaire général de la mairie est toujours un préfet. Au niveau national, il s’entoure d’une sorte de think tank pour la communication et les sondages.
Ce système est en crise dans les années 1980 : il ne sait pas partir, son parti est sclérosé, son image est écornée.
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