Du Canal de Suez à la Corne de l’Afrique transitent près de 40% du commerce maritime mondial. Il apparait ainsi clairement que la mer Rouge est un enjeu géopolitique majeur, d’autant plus que de nombreux conflits et intérêts de puissance sont à l’origine de tensions. Elle est sécurisée via le Canal de Suez au nord par l’Égypte et verrouillée au sud par le golfe d’Aden. Cet étroit goulet de la Corne de l’Afrique voit à sa rive Est le conflit opposant l’Arabie Saoudite aux Houtis du Yémen, tandis qu’à sa rive Ouest, Djibouti occupe une position géostratégique clé, avec plusieurs bases militaires étrangères. Après avoir abordé la question de l’expression des puissances au Levant et en Méditerranée orientale, c’est donc une question plus spécifiquement maritime qui va occuper cette table ronde.

Marie-France Chatin, journaliste et productrice de l’émission « Géopolitique » sur Radio France Internationale (RFI) a réuni un panel de fins connaisseurs de la région :

Camille Lons est chercheuse invitée à l’European Council on Foreign Relationsses travaux portant en particulier sur la géopolitique de la mer Rouge. 

Le Contre-Amiral (2s) Jean-Michel Martinet est chercheur au sein du département maritime de la FMES

Géraldine Pinot est spécialiste de la Corne de l’Afrique et consultante auprès de d’institutions publiques, d’entreprises  et d’ONG.

Richard Watts est le fondateur de HR Maritime qui fournit des services et des formations aux secteurs de transport et de finances maritimes.

 

Du Canal de Suez à la Corne de l’Afrique : les aspects maritimes

 

MFC : Le canal de Suez, c’est 14% du trafic mondial. La mer Rouge, est un enjeu géopolitique pour les pays riverains, pour les bases militaires et en plus pour des pays non riverains comme la Turquie ou l’Inde. Ça fait beaucoup de monde, avec une zone de conflits religieux ethniques, politiques, et des rivalités ancestrales.

 

Jean-Michel Martinet, voyons ensemble les aspects maritimes, puis les rivalités de territoire que cela implique. 

JMM : l’enjeu maritime ?

Le petit détroit de Bab el Mandeb, fait 25 km de largeur maxi. Y transitent 4,5 à 5 millions de barils / jour soit 10% du trafic mondial. Sachez également que l’ensemble des câbles sous marins en provenance de l’Asie aboutissent à Djibouti.

Contrôler voire fermer le détroit aurait des conséquences incalculables. 

Les puissances qui comptent ?

  • L’Égypte, qui exerce son influence sur le Soudan et l’Éthiopie
  • La Russie qui est présente au Soudan
  • La puissance chinoise pour son mode de pénétration en Afrique et sa base à Djibouti
  • Les EU avec leur base militaire à Djibouti et leur  présence en mer
  • La France (historiquement la puissance coloniale), l’Italie et le Japon avec leur base militaire respective à Djibouti
  • L’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis, pour leur puissance financière et leur influence religieuse. Les Émirats y possèdent des îles stratégiques.
  • Enfin Israël y loue 3 îles dans l’archipel des Dahlak à l’Érythrée.

Les tensions actuelles vont continuer dans le long terme du fait des intérêts de puissance largement divergents. Le conflit au Yémen, la question des Houtis reste également centraleQui sont les Houtis ? : https://www.ouest-france.fr/monde/qui-sont-les-houthis-qui-ont-attaque-l-installation-petroliere-en-arabie-saoudite-6523848 ; la guerre hybride entre Iran et Israël reste aussi un point particulièrement sensible. Enfin, sur le court terme, la guerre à Gaza, les conséquences économiques et humanitaires de la guerre d’Ukraine constituent également des éléments impactant cet espace. 

MFC : quid, Richard Watts, de ce « bouchon » en avril 21 dans le Canal ? 

RW : je fais partie du monde du négoce avec des dizaines de milliers de bateaux à traiter. De l’extérieur, on ne se rend pas compte de la complexité de la chaine logistique. L’accident fait partie du jeu et nous l’anticipons, mais je n’avais jamais envisagé concrètement ce genre de catastrophe. Il faut visualiser ce type de navire. L’Ever Given, c’est 400 m de long soit l’équivalent de 4 terrains de football ; 14,5 m de tirant d’eau, soit la hauteur de la coque qui s’enfonce dans l’eau à pleine charge, soit la hauteur d’un immeuble de 4 étages et plus de 20 000 conteneurs EVP. Le bateau est resté bloqué pendant 6 jours. Pour le transport maritime, ce sont 6 jours de paralysie d’une route qui représente 12% du trafic maritime mondial. Il a fallu dérouter plus de 200 navires autour de l’Afrique, occasionnant des retards de livraisons vers l’Europe de plus de 2 semaines.

 

 

Les flottes actuelles doivent également faire face à d’autres défis d’ordre environnementaux – motorisations, carburants moins polluants, raccourcissement de certaines chaînes logistiques avec la relocalisation d’industries. Le sauvetage en mer de migrants est difficile pour des bateaux qui malgré leur taille gigantesque sont occupés en quasi totalité par les conteneurs et un équipage d’une vingtaine de marins… En ce sens du Canal de Suez à la Corne de l’Afrique s’empilent des défis qu’il n’est pas toujours aisé de relever.

 

Du Canal de Suez à la Corne de l’Afrique : la dimension géopolitique

 

MFC : Camille Lons, que dire de la Mer Rouge ?

CL : Il y a un regain d’intérêt important pour la mer Rouge par les pays du Golfe, bien que le Golfe Persique soit leur priorité : ainsi, les investissements économiques de l’Arabie Saoudite avec Neom, et les projets portuaires dans la Corne. Les pays du Golfe (Arabie Saoudite, Qatar, Bahreïn, Émirats, Koweït) voient les pays riverains comme des pays à développer. La dimension militaire est également présente depuis la guerre de l’Arabie Saoudite contre les rebelles Houtis soutenus par l’Iran. Ils cherchent à projeter de l’influence pour contrer celle de leurs rivaux régionaux (Iran avec le Yémen et le Soudan qui servait de plaque tournante pour fournir des armes « libyennes » aux Hezbollah et à Hamas). On a également la rivalité Turquie-Qatar contre l’Arabie S. et les Émirats.

On peut vraiment se demander globalement si les pays du Golfe sont un facteur de stabilité dans la région, même avant la reprise du conflit israélo-palestinien.  

Les États-Unis avaient de leur côté fait des efforts importants pour intégrer la flotte israélienne dans des exercices conjoints avec des États du Golfe.

 

MFC : Qu’en est-il de la situation dans la Corne et dans le détroit de Bab el Mandeb ? 

Géraldine Pinot : il y a une profondeur géographique de la Mer Rouge vers les littoraux depuis l’Antiquité via l’Inde. En Éthiopie il y a des hautes terres peuplées et pastorales ouvertes via les basses terres littorales pour sortir de l’enclavement.

La région a aussi vu arriver 3 nouveaux États (le Somaliland, l’Érythrée et le Soudan du Sud) qu’on peut qualifier de « mobiles », continuant ainsi d’une autre façon la mobilité maritime ancestrale.

Djibouti connait un grand développement portuaire comme débouché de l’Éthiopie, privée depuis l’indépendance érythréenne de ses débouchés maritimes. 

La piraterie, qui était un danger important et avait été l’argument premier pour des pays importateurs comme la Chine de se positionner pour protéger le trafic, a décliné avec l’autorisation par la Somalie de combattre la combattre et qui a quasi disparu à partir de 2012. 

Dès le déclenchement de la guerre en Palestine, Abyi Ahmed le 1er ministre éthiopien a fait un discours au parlement sur l’ouverture à la mer de l’Éthiopie. Les voisins ont hurlé et rappelé leur souveraineté. 

 

MFC : on voit que l’Éthiopie entend exercer sa souveraineté au risque d’exacerber les tensions. Et Djibouti ? 

JMM : Djibouti, c’est 900 000 habitants et un lieu stratégique où l’instabilité point son nez. 

La France a d’abord garanti son indépendance et sa stabilité. Puis sont arrivés les Américains avec une très grande base qui rayonne dans toute la région. Enfin la Chine qui veut continuer la route de la soie en Afrique tout en surveillant ses approvisionnements. Ce qui est intéressant c’est comment la Chine s’y prend : Elle est totalement propriétaire de la dette de Djibouti, dette qui a permis certes les financement de son développement, mais qui le rend dépendant vis à vis de la Chine via les télécommunications et la création d’un port spatial chinois. En effet Djibouti est sur la latitude 12° N, ce qui est très intéressant pour la Chine qui n’a pas ce type de fenêtre de tir chez elle. La Chine pourrait en profiter pour aussi y installer des missiles de surveillance, des troupes et des matériels pour renforcer sa présence. 

RW : les Chinois ont beaucoup intéressé les Africains, mais c’est beaucoup moins le cas aujourd’hui, car la dette pèse lourdement sur leurs pays.  

MFC : Revenons au canal. Et s’il était bloqué ? 

RW : les conséquences auraient un impact financier et logistique sur de nombreux pays. Si la route est bloquée, le trafic maritime de la route principale Asie – Europe prendra 2 à 3 semaines de plus. 

JMM : le canal, c’est juste la largeur d’un bateau. Un bateau détruit le bloquerait. Mais qui y aurait intérêt ? Personne a priori et surtout pas l’Égypte pour laquelle l’activité économique qu’elle en retire est vitale. Les acteurs qui prennent pied sont là pour en garantir l’accès et permettre la libre circulation au meilleur coût, non pour le bloquer. 

Et la Russie ? Elle a une base militaire prévue à Port-Soudan. Pourrait elle y avoir intérêt ? Non plus, mais conjoncturellement pourquoi pas ? Le chef Houti avait déclaré qu’il pouvait bloquer le canal en ciblant des objectifs militaires via drones et missiles, mais aussi avec des mines pour bloquer les porte-conteneurs ! 

 

Du Canal de Suez à la Corne de l’Afrique :

BRICS élargis, accord d’Abraham, Éthiopie, Émirats Arabes Unis au coeur des problématiques actuelles

 

Marie-France Chatin fait la synthèse des questions du public, apparues en temps réel sur l’écran

Et les accords d’Abraham ? Sont / étaient-ils un facteur de stabilité ?

Que signifie les Brics élargis et la réconciliation Iran – Arabie Saoudite ?

Ces pays n’en auraient-ils pas assez de ces rivalités ? 

Cl : les accords d’Abraham ? Difficile à dire. Il est clair que la question palestinienne reste un point chaud pour la rue arabe et cela paralyse les dirigeants qui les avaient validé. Sont-ils pour autant caducs ? 

L’accord chinois avec l’Iran et l’Arabie montre que la Chine prend au sérieux son rôle de puissance mondiale avec le désengagement actuel des États-Unis. Mais cela s’arrête à des garanties de protection que seuls les États-Unis sont à même d’offrir aux Saoudiens, ce qui était compris dans les accords d’Abraham. 

Les « Brics + »Appellation, faute de mieux, de l’élargissement des BRICS à des pays du « Sud Global » notamment les pays du Golfe. ? En cas d’escalade entre la Chine et les EU ce sera très compliqué pour les pays du Golfe de choisir. 

GP : la simple adhésion aux Brics + peut elle atténuer le conflit Iran / AS ? Non, car ces structures internationales alternatives regroupent des pays qui se retrouvent sur des intérêts communs circonstanciés.  

 

MFC : Que dire alors de la plateforme de discussion et de coopération portée par l’Égypte ? 

CL : le projet de conseil de la Mer Rouge porté par l’Égypte et repris par l’Arabie Saoudite de plateforme de discussion et de coopération ne concerne que les pays côtiers à l’exclusion d’Israël, mais aussi de l’Éthiopie et des EAU. D’autre part les pays de la Corne trainent les pieds face au leadership de fait de l’Arabie Saoudite. 

 

MFC : il faut être attentif à l’Éthiopie ? 

GP : la guerre civile aura fait au moins 1/2 million de morts au Tigré et la présence de troupes  massées devant la frontière de l’Érythrée. C’est l’obsession historique de retrouver l’accès à la mer, à travers par exemple la question du port de Zeilahttps://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/11/09/ethiopie-a-la-recherche-d-un-port-sur-la-mer-rouge-le-premier-ministre-crispe-la-corne-de-l-afrique_6199217_3212.html. D’où des propositions de routes commerciales vers les ports d’Assab (Érythrée) ou Berbera (Somaliland) ? L’Éthiopie peut faire la pluie et le beau temps et faire pression sur l’Égypte avec les barrages du Nil.  

JMM ; un immense potentiel de développement mais pas de ressources énergétiques à part l’électricité hydraulique (45 mille MGW). C’est pourquoi l’Éthiopie est prête au conflit avec l’Égypte avec la construction d’un nouveau barrage. 

 

MFC : la CMA CGMCompagnie Maritime d’Affrètement – Compagnie Générale Maritime, 3e chargeur mondial actuel dont le siège social est à Marseille. peut elle jouer un rôle de stabilisateur ? 

RW : c’est peu évident, malgré les accords avec les EAU. Ce n’est pas un acteur politique. 

JMM :  La présence française aux EAU est à coup sûr un vecteur d’influence, qui permettra de la réactivité le moment venu. La France a pu évacuer les 23- 24 avril 2023 lors de la reprise de la guerre civile au Soudan plus de 900 personnes dont 200 Français vers Djibouti avec 9 rotations d’avion 300 ressortissants vers Djibouti, puis 400 personnes par corvette vers Port-Soudanhttps://www.defense.gouv.fr/operations/operations/operation-sagittaire?fbclid=IwAR3a5OK9CgchxWYHtwsyZpBGV0POuNoDMtjP66coydXC_efLJiPkSEKDg2M

GP : Autre point à méditer, à l’aune des déstabilisations en cours : 2% des migrants africains montent en Europe et 98% vers les pays du Golfe. 46% se font dans la zone et 46% vers la péninsule arabique et enfin 2% vers l’Afrique du SudSource : Organisation Internationale de la Francophonie. Rapport sur les migrations en Afrique.

 

Conclusion

CL : cet espace maritime qui s’étire du Canal de Suez à la Corne de l’Afrique est une région à surveiller alors qu’elle passe souvent sous les radars. Cette table ronde fut l’occasion de creuser de puissantes pistes de réflexions et d’une mise en perspective dynamique.

La variété des intervenants, l’expertise géopolitique de Géraldine Pinot et de Camille Lons, mais aussi technique de Richard Watts, du Contre-Amiral (2s) Jean-Michel Martinet, ont permis au public de mieux prendre la mesure de l’importance de cet espace. Les applaudissements nourris ne laissent point planer le doute : ce fut un excellent moment de réflexion, piloté avec brio par Marie-France Chatin.