Territoire infranchissable, la montagne était, sur les cartes anciennes, indiquée pour être contournée et non explorée. Bien qu’aujourd’hui domptée, elle reste un champ à part dans la cartographie, où la 3D et le graphisme l’emportent sur les vues zénithales traditionnelles. 

Abigaïl Rabinovitch est chargée de mission cartographie thématique à l’institut d’information géographique et forestière (IGN). Elle nous propose de découvrir les spécificités de ses représentations à travers une revue historique d’exemples cartographiques. 

Le dessin de la montagne, indicateur des difficultés de représentation cartographique

Il semble que la montagne ait été vue dès les premières représentations comme un espace inconnu et dangereux, un obstacle infranchissable dont on ne connaît rien, si ce n’est la localisation à contourner.

Des petits dômes mésopotamiens

Dès les origines, une Terra Incognita 

Ainsi, la plus vieille tablette d’argile représentant une carte (la ville de Hebla ?) en Mésopotamie,il y a 25 siècles… On y voit les montagnes comme de petits dômes, sans rapport avec une quelconque forme de réalité topographique. 

 

 

Cette forme figurative perdure d’ailleurs en France jusqu’au XVIIe siècle. C’est encore le cas pour les cartes du Dauphiné de Jean de Beins, à l’occasion du redécoupage politique des frontières entre la France et la Savoie :

Les Alpes de Jean de Beins – Des cartes aux paysages (1604-1634)
Camus Perrine, dir. Lazier Isabelle, Gal Stéphane, Editions du Musée de l’Ancien Evêché, Grenoble, 220 p., 29€

Remplir une carte, c’est occuper le territoire

Des montagnes comme petits dômes pour occuper le territoire
Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8442101j

 

L’exemple de la carte de 1598, Europae brevis ac novissima descriptio (« une brève et nouvelle description de l’Europe ») indique dans le grossissement ci-dessous la présence de montagnes dans le sud-ouest du royaume de France, avec un trait figuratif et des formes qui ne correspondent pas aux localisations. Il y a là une intention de contrôle du territoire avec une occupation topographique de figurés de montagne. 

On remplit la carte pour montrer que l’on connaît, maîtrise le terrain « colonisé ». Ainsi, la fable des Monts Kong avec la source du Niger aura perduré un siècle Les manuels scolaires de géographie de la fin du XIX eme siècle, qui avaient reproduit les cartes des ces monts imaginaires, ont dû rester en usage encore plus longtemps dans les classes…, avec des récits corroborés par Jules Verne mais aussi par Vidal de la Blache… 

La carte imaginaire, objet de pouvoir

Le temps des mesures

L’exigence de mesures plus précises, venue logiquement des cartes maritimes avec les techniques de triangulation, va s’appliquer aux cartes terrestres, afin de rectifier les erreurs de tracé des littoraux. C’est le travail que mènent les Cassini père et fils et qui aboutit à la première carte de France moderne à la fin du XVIIIe siècle. 

Les lacs Robert, Chamrousse, massif de Belledonne

 

 

En comparaison avec la carte IGN, il n’y a toujours pas de représentation zénithale des montagnes. Pourtant, nous savons qu’il y avait au moins une carte de ce type datant de 1667, et donc bien antérieure. Il s’agit de la carte du canton de Zürich établie par Hans Conrad Gyger. Mais cette carte va rester longtemps sans descendance, car les militaires craignaient qu’elle ne renseigne trop précisément d’éventuels adversaires sur les voies à emprunter pour une invasion… 

 

 

 

Les cartes d’état-major

La carte des Cassini n’étant pas mise à jour, l’ordonnance royale de 1827 en confie l’actualisation au « Dépôt de la guerre Le service d’archive et de cartographie de l’Armée française de 1688 à 1940. ». C’est la naissance des cartes d’état-major, les relevés ayant été faits sous la direction d’officiers généraux. Celles-ci  – sans que ce soit arrêté officiellement – représentent les pentes par des hachures et des courbes de niveau en pointillée et équidistantes.

 

La cartographie touristique

Entre 1870 et 1920, l’essor de la découverte scientifique et touristique de la haute montagne va inaugurer une coexistence ou plutôt une concurrence entre une cartographie officielle d’État et des productions issues de topographes-alpinistes qui vont placer la montagne et sa représentation au centre de leurs préoccupations.

C’est le cas de la carte du massif du Mont Blanc d’Henri et de Joseph Vallot (1907), issue du Club Alpin, créé en 1903.

Dans le même temps, les progrès du tourisme de haute montagne (l’ « ascensionnisme ») et les découvertes scientifiques (la « glaciologie ») amènent les cartes d’état-major à procéder à des corrections. 

 

Les techniques de représentation du relief

La collecte des levées

Elle a connu des évolutions techniques depuis la triangulation de la carte des Cassini. D’abord les levées topographiques, puis stéréoscopiques à partir de photos aériennes, enfin des acquisitions LIDAR aéroportées.

La représentation des reliefs

Les hachures 

C’est la première méthode « moderne » qui fait apparaître le sens de la pente. Elle est par contre peu lisible dans le cas de reliefs complexes et ne permet pas d’apprécier les altitudes.

Les teintes hypsométriques

Elles sont popularisées par les cartes à petite échelle, telles celles qui ont décoré les murs de nos classes. Comme leur nom l’indique, elle associent des couleurs à l’altitude. On notera qu’elles relèvent  d’un inconscient occidental « tempéré », avec le vert des plaines…

Les courbes de niveau

Elles donnent des informations sur la raideur de la pente, mais pas sur l’altitude, d’où la nécessité d’ajouter des points « cotés ». En outre, elle n’indiquent pas visuellement si on est sur de la descente ou de la montée, ce qui malgré leur importance, les rend peu lisibles pour la plupart des gens.  

L’ombrage

L’éclairage est par convention issu du nord-ouest, parce que sa représentation apparaissait comme la plus efficace, avec la lumière arrivant du coin haut-gauche de la carte pour une ombre portée vers l’angle droit en bas.

L’ombrage a longtemps été un travail réalisé à la main, comme les rochers.

Et en dehors de la carte topo ?

Les cartes touristiques pour le public

Elles s’adressent aux non-initiés, qui veulent une visibilité correspondant à leur demande d’itinéraires (randonnées, pistes de ski et raquettes, etc.)

Les panoramas

Les panoramas célèbres de Pierre Novat tendent vers un hyper réalisme avec de grandes distorsions des distances et pentes afin de faire ressortir le domaine skiable. 

86% de toutes les stations et 100% des stations principales en sont équipées en Amérique du Nord. Elles permettent à un public non averti de mieux percevoir la pente. Aux marcheurs, d’estimer la difficulté des sentiers, la longueur et le temps de parcours. Aux skieurs, de se projeter dans la sensation de pente/descente recherchée.

 

Les impressions 3D et maquettes 

Nous constatons ici que la perception du relief est si intuitive pour le lecteur que la cartographie thématique va se l’approprier et en faire une variable visuelle, c’est-à-dire une méthode de représentation de la donnée, ne l’appliquant plus simplement à l’altitude mais également à d’autres types de données, par exemple démographiques. 

La montagne devient donc une donnée conceptuelle.

De la montagne comme variable visuelle

Avec ici une infographie sur l’enneigement alpin :

Avec là une carte de la population en densité selon les fleuves ou les littoraux pour comprendre les risques de subversion marine :

Ou bien encore, avec une carte physique de la topographie humaine française :

Montagnes humaines (Perrin Remonté, 2023)

 

Un grand merci à Abigaïl Rabinovitch pour nous avoir permis d’utiliser ses images de la conférence.